LIVRE II

ÉLÉMENTS DE PATAPHYSIQUE

A Thadée Natanson.

VIII
DEFINITION

Un épiphénomène est ce qui se surajoute à un phénomène.

La pataphysique, dont l’étymologie doit s’écrire έπι (μετά τά φυσικά) et l’orthographe réelle pataphysique, précédé d’un apostrophe, afin d’éviter un facile calembour, est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au delà de celle-ci que celle-ci au delà de la physique. Ex. l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier, quoiqu’on dise qu’il n’y a de science que du général. Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions, et expliquera l’univers supplémentaire à celui-ci ; ou moins ambitieusement décrira un univers que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel, les lois que l’on a cru découvrir de l’univers traditionnel étant des corrélations d’exceptions aussi, quoique plus fréquentes, en tous cas de faits accidentels qui, se réduisant à des exceptions peu exceptionnelles, n’ont même pas l’attrait de la singularité.

DÉFINITION : La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.

La science actuelle se fonde sur le principe de l’induction : la plupart des hommes ont vu le plus souvent tel phénomène précéder ou suivre tel autre, et en concluent qu’il en sera toujours ainsi. D’abord ceci n’est exact que le plus souvent, dépend d’un point de vue, et est codifié selon la commodité, et encore ! Au lieu d’énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t-on celle de l’ascension du vide vers une périphérie, le vide étant pris pour unité de non-densité, hypothèse beaucoup moins arbitraire que le choix de l’unité concrète de densité positive eau ?

Car ce corps même est un postulat et un point de vue des sens de la foule, et pour que sinon sa nature au moins ses qualités ne varient pas trop, il est nécessaire de postuler que la taille des hommes restera toujours sensiblement constante et mutuellement égale. Le consentement universel est déjà un préjugé bien miraculeux et incompréhensible. Pourquoi chacun affirme-t-il que la forme d’une montre est ronde, ce qui est manifestement faux, puisqu’on lui voit de profil une figure rectangulaire étroite, elliptique de trois quarts, et pourquoi diable n’a-t-on noté sa forme qu’au moment où l’on regarde l’heure ? Peut-être sous le prétexte de l’utile. Mais le même enfant, qui dessine la montre ronde, dessine aussi la maison carrée, selon la façade, et cela évidemment sans aucune raison ; car il est rare, sinon dans la campagne, qu’il voie un édifice isolé, et dans une rue même les façades apparaissent selon des trapèzes très obliques.

Il faut donc bien nécessairement admettre que la foule (en comptant les petits enfants et les femmes) est trop grossière pour comprendre les figures elliptiques, et que ses membres s’accordent dans le consentement dit universel parce qu’ils ne perçoivent que les courbes à un seul foyer, étant plus facile de coïncider en un point qu’en deux. Ils communiquent et s’équilibrent par le bord de leurs ventres, tangentiellement. Or même la foule a appris que l’univers vrai était fait d’ellipses, et les bourgeois mêmes conservent leur vin dans des tonneaux et non des cylindres.

Pour ne point abandonner en digressant notre exemple usuel de l’eau, méditons à son sujet ce qu’en cette phrase l’âme de la foule dit irrévérencieusement des adeptes de la science pataphysique :

IX
FAUSTROLL PLUS PETIT QUE FAUSTROLL

A William Crookes.

« D’autres fous répétaient sans cesse qu’un était en même temps plus grand et plus petit que lui-même, et publiaient nombre d’absurdités semblables, comme d’utiles découvertes. »

Le Talisman d’Oromane.

Le docteur Faustroll (si l’on nous permet de parler d’expérience personnelle) se voulut un jour plus petit que soi-même, et résolut d’aller explorer l’un des éléments, afin d’examiner quelles perturbations cette différence de grandeur apporterait dans leurs rapports réciproques.

Il choisit ce corps ordinairement liquide, incolore, incompressible et horizontal en petite quantité ; de surface courbe, de profondeur bleue et de bords animés d’un mouvement de va-et-vient quand il est étendu ; qu’Aristote dit, comme la terre, de nature grave ; ennemi du feu et renaissant de lui, quand il est décomposé, avec explosion ; qui se vaporise à cent degrés, qu’il détermine, et solidifié flotte sur soi-même, l’eau, quoi ! Et s’étant réduit, comme paradigme de petitesse, à la taille classique du ciron, il voyagea le long de la feuille d’un chou, inattentif aux cirons collègues et aux aspects agrandis de tout, jusqu’à ce qu’il rencontrât l’Eau.

Ce fut une boule, haute deux fois comme lui, à travers la transparence de laquelle les parois de l’univers lui parurent faites gigantesques et sa propre image, obscurément reflétée par le tain des feuilles, haussée à la stature qu’il avait quittée. Il heurta la sphère d’un coup léger, comme on frappe à une porte : l’œil désorbité de malléable verre « s’accommoda » comme un œil vivant, se fit presbyte, se rallongea selon son diamètre horizontal jusqu’à l’ovoïde myopie, repoussa en cette élastique inertie Faustroll et refut sphère.

Le docteur roula à petits pas, non sans grand’ peine, le globe de cristal jusqu’à un globe voisin, glissant sur les rails des nervures du chou ; rapprochées, les deux sphères s’aspirèrent mutuellement jusqu’à s’en effiler, et le nouveau globe, de double volume, libra placidement devant Faustroll.

Du bout de sa bottine, le docteur crossa l’aspect inattendu de l’élément : une explosion, formidable d’éclats et de son, retentit, après la projection à la ronde de nouvelles et minuscules sphères, à la dureté sèche de diamant, qui roulèrent çà et là le long de la verte arène, chacune entraînant sous soi l’image du point tangent de l’univers qu’elle déformait selon la projection de la sphère et dont elle agrandissait le fabuleux centre.

Au-dessous de tout, la chlorophylle, comme un banc de poissons verts, suivait ses courants connus dans les canaux souterrains du chou...

X
DU GRAND SINGE PAPION BOSSE-DE-NAGE, LEQUEL NE SAVAIT DE PAROLE HUMAINE QUE : « HA HA ».

A Christian Beck.

Toi, vois-tu, dit gravement Giromon ; toi, je prendrai ta robe pour voile de pouiouse : tes jambes pour mâts ; tes bras pour vergues ; ton corps pour carcasse, et je te f... à l’eau avec six pouces de lame dans le ventre en guise de lest... Et comme quand tu seras navire c’est ta grosse tête qui servira de figure de l’avant, alors je te baptiserai : le vilain b...

EUGENE SUE, La Salamandre (le pichon joueic deis diables).

Bosse-de-Nage était un singe papion, moins cyno-qu’hydrocéphale, et moins intelligent, pour cette tare, que ses pareils. La callosité rouge et bleue que ceux-ci arborent aux fesses Faustroll avait su, par une médication curieuse, la lui déplacer et greffer sur les joues, azurine sur l’une, écarlate sur l’autre, en sorte que sa face aplatie était tricolore.

De ce non content, le bon docteur lui voulut apprendre à parler ; et si Bosse-de-Nage (ainsi nommé à cause de la saillie double des joues ci-dessus décrites) ne sut pas complètement la langue française, il prononçait assez correctement quelques mots belges, appelant la ceinture de sauvetage appendue à l’arrière de l’as de Faustroll « vessie natatoire avec inscription dessus », mais le plus souvent il proférait un monosyllabe tautologique :

« Ha ha, » disait-il en français ; et il n’ajoutait rien davantage.

Ce personnage sera fort utile au cours de ce livre, en guise de halte aux intervalles des trop longs discours : comme en use Victor Hugo (Les Burgraves, partie I, sc. II) :

Est-ce tout ?

— Non, écoutez encore :

Et Platon, en plusieurs endroits :

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S’ensuit la relation de René-Isidore Panmuphle.