2.
Coolie ! Je veux dormir

Moukden ! J'ai froid ! L'hiver, les trains, dans les régions sibériennes, devraient-ils arriver à six heures du matin ? Le jour lui-même semble prévoir ce qui l'attend dès qu'il montrera le nez ; aussi, n'ose-t-il sortir de la nuit.

Est-il écrit que je mourrai étouffé par la foule ? En tout cas, l'accident ne se produira pas à l'instant. Nous sommes deux qui descendons du trans-mandchourien. Il y a moi et puis un plâtrier. Si ce plâtrier vient ici avec sa blouse blanche pour réchampir l'empire de Chine, j'aime autant le prévenir de l'énormité de sa tâche. Monsieur ! lui dis-je, en m'approchant poliment de lui, vous n'y parviendrez jamais seul. Allez chercher des compagnons. L'homme ne me répondit pas. Il ne m'avait pas compris. Ce n'était pas un plâtrier, mais un Coréen en costume national et la blouse blanche qui l'habillait n'était qu'une chemise de nuit. De plus, il portait une cage à mouches sur la tête, autrement dit un chapeau haut de forme en treillis de fer sans bord et maintenu par deux rubans qui finissent, au cou, en un nœud de cravate assez délicat. Ce chapeau n'est pas pour lui tenir chaud, il est sur sa tête afin de protéger contre les injures du hasard le chignon honteux que tout bon Coréen arbore, nid à poux, sur le sommet du crâne.

Ah ! je débarquais avec un joli coco !

Qu'il fait froid ! C'est cela, la Mandchourie ?

Et il y eut des montagnes de cadavres, ici, en l'hon­neur de ce pays ? Le genre humain est complètement toqué.

Sortons de la gare. Les employés ne peuvent s'y opposer, il n'y en a pas ! Me voici sur le trottoir. Le Coréen s'en va. Sa chemise se perd dans la nuit.

Au fait, me dis-je, j'ai pu me tromper. J'ai cru descendre à Moukden mais je suis peut-être dans le désert de Gobi ? Quoi qu'il en soit, encore cinq minutes d'attente et je suis frigorifié.

Mais voici un coolie-pousse qui accourt dans l'ombre en tirant son rickshaw.

Coolie, regarde-moi !

Et comme je parlais le chinois à la manière des sourds-muets, je mis mes mains dans la position d'un oreiller et je couchai ma tête dessus.

Yes ! Yes ! fit l'enfant jaune.

Et l'homme-cheval, m'emportant dans sa chaise roulante, partit d'un trait.

Le vent cinglait et passait au papier de verre les joues du pauvre reporter. Quant à mes oreilles qui, ce matin, étaient certainement celles d'un âne (qu'étais-je venu faire en ce pays ?) je n'en parlerai pas ; depuis longtemps elles étaient gelées. J'avais envie d'arrêter l'élan du Chinois, de m'étendre dans la rigole et de remettre ainsi au sort le soin de mon brillant avenir.

Le coolie tirait toujours, c'est d'ailleurs pour­quoi on l'appelle un

« pousse ».

« S'il me déniche une chambre avant cinq minutes, je lui donne

un dollar ! »

Telle était ma pensée. Si je n'avais plus d'illu­sions, j'avais encore parfois des pensées.

Nous avons à Paris l'avenue des Champs-Élysées. Ils ont à Berlin Unter den Linden. À New York il y en a tant que l'on fut obligé de les numéroter. Cela n'existe pas devant l'avenue de Moukden. Elle commence à la gare et ne finit pas. Si l'enfer, au lieu d'être un endroit où l'on cuit, était un lieu où l'on gèle, l'avenue de Moukden serait l'avenue qui conduit chez Satan.

Le jour avait pris son courage à deux mains : il se levait. Moi j'aurais bien voulu me coucher. Un cri plaintif s'échappa de ma poitrine. Le coolie se retourna. De nouveau je posai ma tête sur l'oreiller de mes mains.

Yes ! Yes !

Un rond-point ! Là, les vents sibériens étaient tous au rendez-vous et dansaient, au petit jour, un ballet diabolique. Il me semblait que d'invisibles hommes de peine, prenant mon visage pour un par­quet, le passaient à la paille de fer.

Une pyramide ! Les citoyens de ce pays n'au­raient-ils pas mieux fait de construire un hôtel à la place de cette pyramide ? Dessus une date : 1905.

Dix neuf cent cinq ? Ah oui ! Moukden 1905, où les officiers de feu le pauvre tsar firent la noce au lieu de faire la guerre ! Et une idée sillonna mon esprit. Je venais de trouver pourquoi Kouropatkine avait perdu la bataille de Moukden. Ce matin-là, il devait faire froid comme aujourd'hui et les officiers russes étaient restés au lit avec les petites femmes servies par les Japonais. Et c'était bien une excuse !

Le coolie pose ses brancards. Voici l'hôtel. Le Chinois hôtelier dormait. Frappe fort, gentil coolie, démolis la sonnette, défonce la porte, brise les carreaux. J'attrape la tuberculose dans ta brouette. Aucun écho.

Le coolie reprit ses brancards.

— Deux dollars ! fis-je.

Les mots qui parlent d'argent sont entendus quel que soit le point de la planète.

C'était la fortune. Le coolie eut des ailes aux talons. Ce coup, ce ne fut ni du papier de verre, ni de la paille de fer mais des lames de rasoir qui entrè­rent dans ma peau.

Mais enfin j'étais en Chine. Et chacun se doute que c'est un grand bonheur d'accomplir un si beau voyage !

Myako-Hotel, C'était un hôtel japonais. Entre le mot Myako et le mot Hotel, une petite colombe grivoise servait d'arme parlante à cet établissement. Son plumage, quoique en plâtre, tenait déjà chaud à mon cœur.

Les Japonais se levant toujours avant les Chinois, le patron était debout.

Konnitchiwa (bonjour), me dit-il.

— Tiens, fis-je au coolie, regarde : trois dollars !

Nous sommes tous ainsi au début des voyages.

Ce n'est qu'après, à l'heure de prendre notre grand crayon — notre grand crayon à faire les additions­ que nous regrettons de n'avoir pas amené un mathé­maticien dans nos valises... mais après !

C'est beau une chambre ! Hélas ! j'allais encore avoir froid. J'en étais sûr. J'ai toujours froid depuis que j'ai perdu ma bien-aimée couverture. Je l'ai oubliée, une nuit maudite, à Abo, en Finlande, sur le sale comptoir d'une douane maritime.

Elle venait de Salonique. Un bon juif me l'avait vendue. Fidèle compagne, chaude et légère, je l'avais entraînée à travers le monde pour une course de soixante-six mille kilomètres. Je l'aimais. Elle avait couché avec moi dans toutes les capitales d'Europe, connu les Balkans et ses typhus, l'Orient et ses quarantaines, les ponts de bateaux, les palaces et les kans nauséabonds. J'avais su la sauver des théories de Karl Marx, un matin de perquisition, dans le Moscou de la terreur. Pour qu'elle fût bénie, je l'avais prêtée, sur la route de Jérusalem, à Son Éminence le cardinal Dubois. Et Son Éminence avait bien voulu me faire sur elle de chauds compliments.

Je la secouais, je l'épouillais. Je lui parlais :

— Viens, ma vieille, nous allons encore prendre le train !

Dire que maintenant elle borde sans doute et pour toujours la couche immobile d'un Finlandais sédentaire, peut-être même d'un douanier !

Ô toi qui ne voyageras plus jamais, pardonne­-moi !