Préface des Editions de Londres

« La lettre volée » est une nouvelle d’Edgar Allan Poe publiée en 1844. Cette nouvelle est devenue une légende, et aussi l’une des fondations du roman policier.

Bref résumé

G…, le Préfet de police de Paris informe le Chevalier Dupin qu’une lettre de grande importance a été dérobée dans le boudoir royal. Fait intéressant, « Le voleur sait que la personne volée connaît son voleur. » Sur cette base, la police est convaincue que la lettre volée se trouve dans l’hôtel du ministre, le présumé voleur. L’hôtel en question a donc été fouillé minutieusement, pendant trois mois, mais sans succès ; pourtant, tout a été fouillé, « tous les coins et recoins de la maison dans lesquels il était possible de cacher un papier. » Pour d’autres raisons, la police et Dupin sont sûrs que la lettre ne pet être ailleurs que dans la résidence du ministre. Mais alors, où ? Dupin retrouvera la lettre.

L’esthétique de Poe en action

Mais si Dupin utilise ses formidables capacités de logique déductive et d’analyse pour mettre la main sur la lettre à partir de son fauteuil ou presque, ce n’est pas sans émettre quelques principes qui permettent de voir en « La lettre volée » une nouvelle illustration des théories artistiques de Poe, voire même de sa conception du monde. « Il y a à parier, en citant Chamfort, que toute idée politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre. », remarque tout aussi esthétique que politique, révélant l’aristocratisme de Poe ; ou encore, « Enfin je voyais qu’il avait dû viser nécessairement à la simplicité… », ou encore « Le monde matériel est plein d’analogies exactes avec l’immatériel… », avant de révéler le stade ultime de sa réflexion :« je me sentais convaincu que le ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l’expédient le plus ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de la cacher. »

Ainsi, « La lettre volée », par son élégance rare, par la délicatesse aristocratique qui en émane, est au moins autant une pierre de touche de la littérature policière qu’une illustration de l’esthétique de Poe : simplicité, harmonie, élégance, contrôle exercé sur l’imagination, un peu comme ces colonnes de temples grecs dont la base était d’un diamètre légèrement inférieur, afin qu’elles paraissent de taille égale à l’œil du visiteur. Sous cet angle, le roman policier des origines apparaît presque sous un autre jour : non plus la démonstration des facultés déductives ou logiques de l’homme d’exception mises au défi de la réalité noire du monde, ou encore critique sociale déguisée par la relecture de la réalité non socialement acceptée, « La lettre volée » présente le roman policier sous une autre lumière, la découverte du crime devient une esthétique appliquée à la vie par l’aristocrate des temps modernes, le détective.

Maurice Leblanc s’inspirera de « La lettre volée » pour écrire Le bouchon de cristal.

Le Chevalier Auguste Dupin

C’est le premier des détectives. Apparu en 1841 dans « Double assassinat dans la rue Morgue », on le retrouve en 1842 dans « Le mystère de Marie Roget » puis en 1844 dans « La lettre volée ». Que sait-on d’Auguste Dupin ? C’est un Chevalier. Il habite au 33, rue Dunot, au troisième étage, faubourg Saint Germain. Il est né d’une famille prestigieuse, et aurait perdu la quasi-totalité de sa fortune, le poussant à vivre reclus dans son étude de la rue Dunot, où il a toutefois le loisir de se livrer à ses plaisirs déductifs. Apparemment, c’est pendant la nuit que Dupin sort, puis se promène dans le Paris mystérieux du règne de Louis-Philippe. Dupin est remarquable par ses capacités d’analyse, de logique. Si c’est dans la solitude de son étude qu’il devine l’énigme, il explique les ressorts de son raisonnement à son compagnon, le narrateur.

Et d’où vient Dupin ? Poe s’est inspiré des Mémoires d’Eugène-François Vidocq

 publiées en 1828, lesquelles inspirèrent aussi Balzac pour la création du personnage de Vautrin dans « La dernière incarnation de Vautrin » dans Splendeurs et misères des courtisanes en 1847. Quant au nom de Dupin, Poe s’est peut être inspiré du mathématicien Charles Dupin ou d’Aurore Dupin, alias George Sand ?.

L’influence de Dupin sur ses illustres descendants

En trois nouvelles, Poe a créé un héros dont tous ses successeurs peuvent, d’une façon ou d’une autre, se réclamer. D’abord, Dupin, c’est évidemment l’ancêtre de Sherlock Holmes. Tout y est : célibataire, solitaire, souvent reclus, reprenant vie pendant la nuit, enfermé des heures dans son étude pour découvrir l’énigme, la méthode hypothético-déductive, le ton doctoral, la persistance, la passion, l’obsession, l’attirance pour le côté sombre, le macabre…Et d’ailleurs, Conan Doyle fait la comparaison dans une Etude en rouge : « Vous me rappelez le Dupin d’Edgar Allan Poe. Je n’imaginais pas que de telles personnalités puissent exister en dehors des récits. » Et puis, il y a la déduction en fauteuil, cette idée théorisée par Hercule Poirot que le crime peut être résolu à partir de chez soi, à condition d’avoir tous les éléments, puisque c’est finalement en étant loin du lieu du crime, que les faits et l’intelligence des faits peuvent être libérés de l’influence des pulsions et de l’émotion. Enfin, il y a évidemment le couple Dupin-narrateur anonyme, qui inspirera Holmes-Watson, Poirot-Hastings, et dans une moindre mesure Lecoq-Tabaret. Auguste Dupin, on peut évidemment supposer que le nom inspira à Maurice Leblanc le personnage d’Arsène Lupin, dont il ne faut certainement pas oublier les qualités déductives.

L’invention du roman policier

Dans le monde idéalisé auquel aspire Poe dans les années trente et quarante, faux aristocrate sudiste, féru d’ésotérisme, de littérature classique, de mystères élucidés par l’intelligence humaine, le roman policier, c’est deux choses, c’est l’envers du décor social, ce qu’il restera dans sa prochaine réincarnation, le roman noir, mais c’est aussi, dans un monde en proie à de grands changements scientifiques, technologiques, l’allégorisation de la supériorité de l’individu sur la masse, une sorte d’aristocratisme intellectuel. Comme tout chez Poe peut se comprendre par la quête d’une esthétique, cosmogonie, art, littérature, Dupin est clairement une projection idéalisée de Poe : en Dupin Poe s’inventa tel qu’il aurait voulu être. Et au passage, il inventa le roman policier.

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