Avril 2006

Vingt-cinq ans que je suis morte, moi, Margot Manoughian. Je commence à trouver le temps long. Quand j’étais vivante, je virevoltais d’une tâche à l’autre, complaisante, limite bonne poire. Les regards masculins ne s’arrêtaient pas sur moi. Normal : je n’étais pas jolie, du moins au sens habituel du terme. Je compensais en étudiant comme une acharnée. Ma mère était fière de mes succès. Papa, c’était autre chose. Pauvre Papa, toujours plongé dans ses bouquins ou à nous abreuver de discours interminables. Même s’il m’agaçait, je suis contente qu’il soit près de moi, à l’étage supérieur. Nous pouvons converser à défaut de nous voir et de nous toucher. On m’objectera que les défunts sont censés ne plus avoir ni cordes vocales ni larynx, que tout s’est dissous dans le délitement des chairs. Eh bien non ! La voix de mon père me parvient, lointaine, étouffée, mais me parvient quand même. L’écho de son âme transcende la corruption de ses organes.

Avant son arrivée, je me morfondais en compagnie de ces vieux morts que sont mes grands-parents maternels. Leur âme a depuis longtemps déserté leur corps, au terme d’une longue vie pleine et sans regrets. Mon père et moi ne sommes pas de la même étoffe. À l’instant fatidique, nos esprits sont restés accrochés à leur misérable carcasse. J’imagine l’indignation du père Manoughian : « Comment ? Déjà ? Soixante-treize ans et je n’ai rien publié de mes travaux. » Il se sentait floué. Raison de plus pour faire de la résistance. Pour moi, l’injustice était encore plus criante. Vingt-quatre ans, un DEA en sciences sociales en poche, un bon job en perspective et patatras ! Je décède suite à une banale appendicectomie. Embolie pulmonaire, ont diagnostiqué les médecins, sans chercher plus loin. Ma mémoire a occulté les circonstances exactes de ma mort. La seule chose dont je me souvienne, c’est la famille groupée autour de mon lit : Papa, Maman, mes frères et mes belles-sœurs. Ne manquaient que le petit Géraud de six mois et le fœtus dans le ventre de sa mère. Ils me disaient adieu alors que mon esprit se cramponnait désespérément à mon corps. Résultat des courses, on les a enterrés ensemble. Ni enfer, ni paradis, ni purgatoire. Mon âme a mieux résisté que mes organes. J’entretenais mes facultés en me remémorant les paysages que j’avais admirés, les livres que j’avais lus, les morceaux de musique que j’avais écoutés. Puis j’en ai eu marre. Faute d’aliments, le jeu devenait répétitif, lassant. J’aurais fini par dépérir si mon père n’avait débarqué. Il m’a redonné goût à la mort, si l’on peut dire. À défaut de me passionner, ses sempiternels bavardages sur tout et sur rien tenaient ma conscience en éveil. Si ma mère était décédée en premier, j’aurais eu droit à une surveillance minutieuse de mes faits et gestes : « Où vas-tu ? À quelle heure rentres-tu ? » Mais je plaisante. Je suis réduite à une pensée dont mon tyran domestique serait bien en peine de deviner les mouvements.

Ma mère, Jeannine Manoughian née Chavanne, est donc toujours en vie, enfermée dans un gâtisme définitif par la maladie d’Alzheimer. Elle en a ressenti les premiers effets après ma disparition, dixit mon père. Quant à ceux qui faisaient cercle autour de ma dépouille, ils vaquent à leurs occupations. Des enfants leur sont nés, dont la plupart ont atteint l’âge adulte. Ils mettent rarement les pieds au cimetière. Une visite pour la Toussaint, et encore. Seule Tessa, la benjamine de mon frère aîné vient sur ma tombe. Ces visites ont commencé il y a un an ou deux. C’est fou ce que les ados sont attirés par les lieux morbides. Parfois, Tessa dépose un bouquet ou redresse une fleur de la corbeille. Je perçois le frottement de ses baskets sur le sol. Lorsque sa mère l’accompagne, des bribes de conversation me parviennent. Des rires, aussi. Ces deux-là ont l’air de bien s’entendre, au point que j’envie leur complicité. Christine a de la chance d’avoir trois filles en bonne santé. Tessa est ma préférée. Je ne la vois pas, mais mon père me l’a décrite ; grande, élancée, avec des yeux, des cheveux sombres et un nez un peu fort (un trait commun aux Manoughian). Je me sens proche d’elle, même si nous n’appartenons pas à la même génération.

Vingt-cinq ans sans voir la lumière ou regarder un beau visage frais, celui de Tessa, par exemple. Ce que je sais de son caractère me plaît. Elle est vive, intelligente et sensible : tout mon portrait à son âge. A-t-elle vu le loup ? Probablement non, bien qu’à seize ans… l’époque où elle évolue est différente de la mienne. Le faible écho que j’en perçois du fond de ma tombe me renvoie une réalité plus dure que celle des années quatre-vingt. Ma nièce a l’air forte, mais en dépit de sa maturité apparente, elle demeure une enfant fragile. Je voudrais la rencontrer, passer du temps avec elle. Elle me parlerait de Mélanie, sa meilleure amie avec laquelle elle se dispute parfois, de Georgia son lapin, des romans qu’elle lit, de sa musique préférée. Voilà un rêve irréalisable.

*
* *

13 avril, date de mon anniversaire. J’aurais quarante-neuf ans ; une femme mûre avec une brillante carrière derrière elle et peut-être un mari et de grands enfants. Au lieu de ça, le néant. Ma nièce m’a apporté un bouquet de mes fleurs préférées : des ancolies. Sa mère a dû le lui dire. Tessa et moi ensemble, même pour un court instant. Il me semble que nos esprits communient dans une ferveur très douce. Je la supplie de rester. En vain. Les vibrations de ma voix n’atteignent plus aucune oreille humaine. Le bruit de pas décroît dans l’allée. Tout redevient sombre, lugubre, interminable. Mon père tente de me remonter le moral :

— Tu ne resteras pas toute ta vie dans cette tombe, Margot.

Toute ma vie ? Mais je suis morte ! Je m’insurge :

— Ne te moque pas de moi. Tu sais très bien qu’il m’est impossible d’en sortir.

— Pas impossible.

— Tu prends tes désirs pour des réalités, mon pauvre Papa.

— Je n’ai plus de désirs. Toi si, et c’est normal : tu es jeune.

— Jeune ! Un tas d’os, avec des lambeaux de conscience. Tu es cruel de me laisser espérer quoi que ce soit.

— C’est pourtant vrai, tu peux quitter cette fosse.

Je hausserais les épaules si j’en avais encore. Les épaules rondes de Margot, sa seule vraie beauté. Le père Manoughian débloque. Pas étonnant. À force de cogiter dans ce trou, on devient maboul. Il continue sur sa lancée :

— Lorsque tu as disparu, j’ai d’abord été désespéré. Sans ma fille unique, mon existence avait perdu son intérêt.

Ma gorge ne peut plus se serrer ni des larmes couler de mes orbites creuses. Mon émotion se concentre dans le fléchissement de ma voix d’outre-tombe :

— Tu avais une femme, trois fils et deux petits enfants.

— Oui, mais ce n’était pas pareil. Tes frères sont des manuels, de bons garçons qui ne se posent pas de questions. Toi, je te sentais proche de moi, même si nous ne parlions pas beaucoup.

De nouveau cette maudite émotion. J’ai beau n’avoir plus ni nerfs ni muscles ni organes, je n’ai rien perdu de mon ressenti.

— Après une période d’accablement, poursuit mon père, j’ai cherché par tous les moyens à entrer en communication avec toi : le spiritisme, l’écriture automatique. J’ai dépensé une fortune chez les médiums, au grand dam de ta mère : en vain. J’avais abandonné tout espoir quand, à la retraite, j’ai découvert l’Inde et sa civilisation. À travers les livres, bien sûr, car il n’était pas question de voyager. La religion, surtout, me fascinait : la possibilité pour l’homme de vivre plusieurs existences. Ta mort prématurée me paraissait un non-sens, une erreur de la nature. Te donner la vie une seconde fois est devenu mon unique but. J’ai étudié le sanscrit dans le but de percer le mystère.

— Le mystère ?

— Oui, la formule qui permet à l’esprit de migrer vers une autre enveloppe corporelle.

— Et tu l’as trouvée ?

— Oui, par hasard. Je l’ai expérimentée sur mon beau-père : un échec, bien que le corps trouvé – un clochard en état d’hypothermie – fût d’excellente qualité. L’âme de ton grand-père était trop imprégnée de foi chrétienne pour tolérer un tel processus. Idem pour celle de ta grand-mère quelques années plus tard.

Je pose la question qui me brûlerait les lèvres :

— Pourquoi n’avoir pas essayé sur toi le moment venu ?

— Pas envie. Je te l’ai déjà dit, je ne souhaitais qu’une seule chose : te retrouver et puis, te donner une seconde chance. Le moment est venu.

Un tremblement a parcouru mes terminaisons nerveuses absentes.

— De quoi parles-tu ?

— Il est temps pour toi de quitter cette tombe. J’ai trouvé un corps susceptible de te convenir.

— Celui d’une SDF ?

— Mieux que ça : la meilleure amie de ta nièce.

— Mélanie ? Mais elle est en excellente santé !

— C’est ce que tout le monde croit. Cette petite va succomber dans son sommeil à une rupture d’anévrisme. Une mort aussi brutale et injuste que la tienne.

— Comment sais-tu cela ?

— Tu dois me faire confiance. Cette petite est la morte idéale, assez jeune pour que tu ne sois pas dépaysée et proche de Tessa. C’est ce que tu désirais, n’est-ce pas ?

— Je ne sais plus, je veux réfléchir.

Servir de cobaye à cet apprenti sorcier ne me dit rien qui vaille. De mon vivant, j’étais prudente, je n’osais pas me jeter à l’eau. Ma mère m’avait inoculé ses peurs comme un vaccin. Même morte, il en reste quelque chose. Mon paternel soupire :

— Tu n’as pas changé, Margot ; toujours aussi timorée.

— On ne se refait pas. J’ai un mauvais pressentiment, et puis me retrouver dans la peau de Mélanie ne m’attire pas. Cette fille est une peste.

Je ne connais d’elle qu’un raclement de baskets et une voix vulgaire : « Alors, on se casse ? Je peux pas piffer les cimetières. » Suffisant pour se faire une idée du personnage. Je me demande ce que Tessa lui trouve. Les contraires s’attirent.

— Il ne s’agit que d’emprunter son physique, dit mon père. Sa personnalité, tu la façonneras à ton gré.

— Et si je n’y parvenais pas…

— Tu y parviendras, je te connais.

Pourquoi ne m’as-tu pas encouragée quand j’étais vivante ? Nos échanges se limitaient au strict nécessaire. Timidité de part et d’autre, ou indifférence ? Sans compter Jeannine qui faisait barrage. Et s’il n’était pas trop tard ?

— Sortons ensemble de cette tombe, Papa.

— Tu es gentille, mais ma décision est prise. Outre qu’il n’y a pas de corps disponible en ce moment, soixante-treize années de vie terrestre me suffisent amplement. Quand tu seras au chevet de Mélanie – elle habite le nouveau lotissement, juste en face du parking –, je prononcerai la formule. Maintenant, disons-nous adieu, Margot ; rappelle-toi qu’il n’y a pas de retour possible.

Ses dernières paroles. Je sens une secousse légère ; mon âme se détache de mes pitoyables restes. Au fur et à mesure de son ascension, elle se dilate, se fortifie. Sa force irrésistible la propulse hors de la tombe. Elle danse autour du bouquet d’ancolies et de la plaque offerte par mes collègues surveillants, renoue avec la beauté d’un ciel étoilé, se laisse caresser par le petit vent frais de la nuit. Les grilles du cimetière sont verrouillées. Qu’à cela ne tienne ! Elle s’élance, les franchit d’un bond souple. À supposer qu’elle croise un passant attardé, elle ne court aucun risque d’être reconnue. Invisible, ne pesant pas plus qu’une bulle d’air, mais portée par les souvenirs. Ils la conduisent à ce qui était autrefois un terrain vague. Comment reconnaître la maison des Targe au milieu de ces maisons toutes identiques ? La lune se fait son alliée en braquant son puissant projecteur sur les boîtes aux lettres.

La porte d’entrée ne représente pas un obstacle. Mon âme traverse le vestibule, vole jusqu’à l’étage, en quête de la chambre de Mélanie. J’ai de la chance, des ronflements bruyants derrière une cloison signalent la chambre des parents. Mon instinct me guide vers la porte située au bout du couloir. La lune – toujours elle – éclaire la pièce comme en plein jour. Mélanie dort sur le ventre, dans un désordre de draps froissés et de cheveux épars, d’une couleur indéfinie. Ce que j’en aperçois ne me plaît ni ne me déplaît. La vue de ce corps étendu me laisse froide dans tous les sens du terme. Ce corps qui sera bientôt le mien.

En face du lit, la glace murale ne me renvoie rien, et pour cause. J’ai hâte de retrouver un vrai visage, même s’il ne m’appartient pas.

Le dos fragile de Mélanie se soulève à intervalle régulier, de légers ronflements s’échappent de sa bouche. « Ce n’est pas possible, me dis-je. Papa s’est emmêlé les pinceaux. Cette fille ne mourra pas cette nuit. » Je redoute par-dessus tout de devoir réintégrer ma tombe.

Je commence à désespérer quand la respiration de la dormeuse se ralentit. Sa gorge n’émet plus que de faibles sons. Enfin ! Je n’y croyais plus. Mon âme plane un instant au-dessus de la forme allongée, puis elle descend.

*
* *

Je me réveille dans le même état qu’après mon opération : sonnée, vaseuse, migraineuse. L’entrée dans le corps de Mélanie n’a pas été de tout repos. L’esprit de la gamine, ce faisceau de pensées minuscules sans consistance ni profondeur, se cramponnait de toutes ses forces, comme le mien jadis. Il ne voulait pas abandonner cette tête aux cheveux blonds ébouriffés, renoncer à ses orgies de Nutella, à ses fous rires avec Tessa, à ses petits plaisirs débiles. Enfin il a capitulé, abandonnant au passage des bribes de conscience qui s’élimineront avec le temps, du moins je l’espère. Un cœur bat de nouveau dans ma poitrine qui n’est plus une cage vide. Je perçois de manière directe ses battements sourds. Plaisir d’avoir de nouveau des oreilles, des yeux…

Un, deux… à trois, je les ouvre. Les premières choses que je vois sont les mains sur le drap : petites, fines, blanches. Rien à voir avec celles brunes et grassouillettes de Margot. Je les porte à mon visage avec hésitation. Il n’y a pas de glace dans cette chambre aux murs décorés de posters de chanteurs inconnus de moi. Pour me voir vraiment, je devrai me traîner à la salle de bain. Trop dur. Ce lit est un refuge, bien que les draps me semblent douteux, à l’image du pyjama de Mélanie. Une assourdissante cacophonie se déverse soudain dans mes oreilles. Rien à voir avec le classique que j’affectionnais. La musique provient d’un minuscule objet noir posé sur la table de nuit. Je le saisis, le palpe, appuie au hasard sur un bouton. Bingo ! Une voix enfantine hurle :

— Debout, feignasse ! T’as cours à neuf heures.

Un gosse de huit ou neuf ans se tortille devant moi. À ses cheveux blonds et ses os fins, je comprends qu’il s’agit du frère de Mélanie. Du mien, par conséquent. J’ai laissé derrière moi des frères adultes puisque j’étais la dernière de la famille, et me voilà avec un morveux dans les pattes. Autant en tirer le meilleur parti possible. Ce gamin est une source d’information précieuse. Il détient le mode d’emploi de ma nouvelle existence. Je me fends d’un sourire aimable.

— Bonjour. Tu as bien dormi ?

La stupéfaction s’affiche sur le visage enfantin.

— On t’a changée, toi ! D’habitude, c’est la gueule dès le petit-déj.

Raté. Je devrai adapter mon langage, écouter au lieu de parler à tort et à travers, et surtout retenir.

— Il y a du café au lait ?

— Tu rigoles, Méli-Mélo ! Pour toi, c’est choco et rien d’autre.

— Comment tu m’appelles ?

Zut, encore raté. Le môme va se méfier, mais il répond, taquin :

— Méli-Mélo, comme d’hab. T’as trop tapé sur ton ordi, hier soir, non ? T’as une sale gueule.

À tout hasard, je lui balance mon oreiller à la tête. Ça a l’air de lui plaire. Il poursuivrait bien le jeu, mais il y a cette foutue migraine qui me vrille les tempes.

— T’aurais pas une aspirine ? je demande.

Il file m’en chercher une : sympa, mon petit frère. Le petit déjeuner m’offre l’occasion de lier connaissance. Le gamin se nomme Brandon, un prénom prétentieux qui témoigne des préférences télévisuelles de sa mère. Pardon, de ma mère. Le faire parler et en dire le moins possible pour ne pas répéter la gaffe de tout à l’heure. Brandon m’éclaire sur le curieux réveil-matin posé sur ma table de nuit : un téléphone portable. Bien le diable si je ne déniche pas un mode d’emploi de cet objet intrigant. Même chose pour l’ordinateur, il existait dans les années quatre-vingt, mais son usage n’était pas très répandu. Vraisemblablement, il y a du progrès. Quant à cet Internet sur lequel le gamin est intarissable, je le découvrirai en temps et en heure. Je collecte au passage d’autres informations sur mes géniteurs et moi. Claudie est coiffeuse, René travaille au service du cadastre et, comme je le craignais, je n’en fiche pas une rame à l’école. Dur à encaisser pour une fille bardée de diplômes.

— Et Tessa ?

— Tu te fiches de moi ? Elle est bonne élève, tu sais bien, sauf en français.

Sur ce, il file en abandonnant la moitié de ses corn-flakes. Le cachet commence à faire son effet. Je savoure mon chocolat, une chose que l’ancienne Margot n’aurait jamais faite. Je partage avec Tessa une tendance à la prise de poids, héritage de nos aïeules orientales. Vu la finesse de ses attaches, Mélanie ne devait pas avoir de soucis de ce genre.

La perspective de rencontrer Tessa me donne des ailes. Je prends quand même le temps de débarrasser la table : un vieux réflexe. Après, je remonte dans ma chambre où règne un vrai bordel : fringues et chaussures pêle-mêle, magazines déchirés, paquets de cigarettes vides et une substance brunâtre dans un emballage transparent, que j’identifie comme étant du shit. En plus de fumer, Mélanie se camait : de mieux en mieux. Je remets le rangement à plus tard et rafle le premier jean venu et un tee-shirt marqué « I hate war ». Direction : la salle de bain que je n’ai aucun mal à trouver. Je dois affronter mon reflet dans la glace. Bien que je m’y sois préparée, j’ai un choc. À la place de la petite boulotte se tient une inconnue à la silhouette longiligne. Je gagne au change : cinq centimètres de plus, une dizaine de kilos en moins. Je m’approche et des défauts apparaissent : quelques boutons d’acné sur le front, un cuir chevelu gras, des yeux ronds comme des billes de loto. Il faudra s’en accommoder. J’enlève mon pyjama maculé de taches et examine mon nouveau corps dans sa totalité : poitrine menue, taille fine, hanches étroites. Je trouve mes nouvelles jambes maigres, tout comme mes bras.

Pas question de me faire remarquer en arrivant en retard au premier cours. J’ai tout le temps de faire connaissance avec moi-même. Je saute l’étape douche et passe directement à l’habillage. Les fringues de Mélanie me paraissent minuscules à première vue. Une fois enfilées, elles me vont à la perfection. Je n’ai jamais porté de vêtements aussi moulants. Ma forte poitrine et mon fessier proéminent me l’interdisaient. À moi les pulls informes, les jupes amples. À la Fac, les garçons me taquinaient à propos de mon look. Comment réagiraient-ils devant ma dégaine filiforme ? Je m’étonne d’être devenue vaniteuse, mais passer de l’état de squelette décharné à celui de Lolita sexy a de quoi chambouler. Je chausse sans difficulté les baskets montantes – des Converses, je l’apprendrai plus tard – qui traînent dans l’entrée. Mélanie et moi faisons toutes deux un trente-sept. Enfin un point commun entre nous.

En sortant, j’interpelle Brandon qui traîne en pyjama dans la cour :

— Dépêche-toi, ou tu vas rater le car !

— J’ai pas école aujourd’hui, c’est journée pédagogique. Toi, tu devrais te grouiller si tu veux l’attraper.

Je cours à perdre haleine jusqu’au parking. Le bus scolaire débouche juste au moment où j’y arrive. D’un bond, je saute sur le marchepied. Mon cœur bat très fort. Je cherche Tessa du regard et l’aperçois, assise au fond du car. Je ne l’ai jamais vue, mais je sais que c’est elle. Ses yeux noirs, ses cheveux en nuage autour de son beau visage. Je m’écroule à ses côtés.

— Enfin toi ! s’exclame-t-elle. J’avais peur que tu sois malade. Pourquoi t’es pas venue hier ?

Ainsi, Mélanie avait manqué l’école la veille. Par paresse ou se sentait-elle vraiment mal ? J’imagine le dialogue entre elle et sa mère : « Tu es fatiguée, ma chérie ? Tes règles… » — « Ouais ! c’est ça. J’irai pas en cours aujourd’hui. » Quelles ont été ses pensées durant sa dernière journée ? A-t-elle écouté de la musique, grignoté quelque chose ? « Fous-moi la paix. J’ai pas faim. Je veux dormir. »

Pas le temps de tergiverser. Je me jette à l’eau :

— Malade, moi ? Tu es folle ? J’ai séché les cours.

— Tu as eu raison, dit Tessa en me filant une grande claque dans le dos. La dissert était d’un dur !

Ma première hypothèse était probablement la bonne. Cette paresseuse voulait simplement s’éviter une mauvaise note.

Le car descend vers Saint-Chamond, la ville que j’ai habitée pendant ma courte vie. Il s’arrête devant mon ancien lycée, libérant un flot d’ados mal lavés et mal embouchés. Tessa se lève. Je constate qu’elle me dépasse d’une demi-tête. Je traînerais bien un peu dans la cour, mais ma nièce est pressée.

— On rentre, sinon la dirlo sera pas contente.

Nouveaux profs, nouveaux élèves. Je ne reconnais personne. Les lieux, eux, n’ont pas changé. Ah si ! On a repeint les murs des classes. Celle de Seconde est vert pâle. Devant mon hésitation à m’asseoir, Tessa me désigne d’autorité la place à côté d’elle.

— T’as fumé ? demande-t-elle.

Ses sourcils froncés dessinent un pli sur son front lisse. J’essaie de répondre comme le ferait Mélanie :

— Un petit joint hier. Ce matin, je suis un peu dans les vapes.

— Tu ne devrais pas toucher à cette merde. Moi, je…

— Toi, tu es parfaite, tout le monde le sait.

J’ai parlé trop fort. L’instant d’après, la main du prof s’abat sur mon épaule.

— Mélanie Targe, au tableau ! Vous devez sûrement avoir des choses passionnantes à nous raconter.

Un rire général salue sa réflexion. Mélanie s’en ficherait, pas moi. Margot ne se serait pas mise dans cette position. Une élève modèle : sage, réservée, respectueuse. C’est décidé, je rue dans les brancards. Je vais montrer à cette grande bringue à lunettes de quel bois je me chauffe. Je me lève et me dirige d’un pas nonchalant vers l’estrade. La prof me toise d’un air narquois avant de me soumettre au feu roulant de ses questions. Je soutiens son regard et lui réponds du tac au tac. Plus elle essaie de me coincer, plus je lui démontre, graphiques à l’appui, que je connais la leçon précédente sur le bout des doigts.

— C’est incompréhensible, dit-elle. Jusqu’ici, vous collectionniez les zéros. Sans parler de vos absences.

— J’ai pris des leçons particulières.

Des tables des garçons, les moqueries fusent :

— Hé ! Méli-Mélo ! On les connaît, tes leçons particulières. Il est canon, au moins, le prof ?

La grande bique tape sur son bureau à grands coups de règles pour les faire taire. Peine perdue. Je retourne à ma place sous les moqueries. J’ai beau me dire qu’elles s’adressent à Mélanie, j’ai une boule dans la gorge. Tessa me console à la récréation :

— N’écoute pas ces crétins. Moi, je trouve très bien que tu prennes des leçons. Mais pourquoi ces cachotteries ?

— Pour te faire la surprise.

— La surprise de me battre ?

Ma nièce a de la répartie. Nous nous entendrons bien.

— Non, je voulais juste t’étonner. Comme ça.

Tessa a l’air contrariée. Normal. Mélanie devait lui confier ses secrets. À moi de rectifier le tir.

— Et puis, comme l’ont souligné ces imbéciles, le prof est rudement beau gosse.

De nouveau son sourire rayonnant.

— Je le connais ?

Je fais non de la tête.

— N’empêche que tu aurais dû me le dire. Je t’aurais aidée, au moins pour les maths. Viens ce soir chez moi. On révisera ensemble le français du bac blanc. Pour ça, je suis aussi nulle que toi.

Parle pour toi ! Moi, je suis un crack dans cette matière. Tant pis pour ma crédibilité. Je ne peux pas lui laisser dire ça.

— Faux. Pour ce soir, c’est râpé. Mes parents nous emmènent au restau.

Entre nous, déjà un mensonge. Oui, mais pour la bonne cause. Je dois d’abord prendre mes marques. On se rattrapera plus tard. On a tout le temps.

— Cette chance ! Nous, on y va jamais et ma mère, question cuisine, c’est pas top !

Je le sais bien. Des conserves, des pizzas, des plats cuisinés. Ma belle-sœur n’a jamais brillé dans l’art culinaire. Moi, par contre…

De petites bulles de vanité remontent à la surface et crèvent. Christine est une piètre maîtresse de maison. Dommage avec un bébé tellement mignon et un autre en route. Si c’est une fille, disait-elle, tu seras sa marraine. Moi morte et elle vivante avec cette ribambelle d’enfants. Une injustice. Je déraille. J’aimais Christine, je l’aime au-delà des années. Cette idiote a gaspillé ses dons. Elle aurait pu avoir une existence intéressante au lieu de s’enterrer dans cette cambrousse. Moi, à sa place….

— Hé ! Méli-Mélo ! T’es dans la lune ?

Tessa me sourit, ou plutôt, sourit à Mélanie. Margot ne compte pas : effacée de la terre. Me tailler une place dans la vie de ma nièce, être aimée pour moi. Voilà le défi que je me suis lancé.

— Excuse-moi, j’ai mal dormi.

— Je sais : la dope.

Elle me croit toujours camée. J’ai hâte de lui prouver le contraire. Plus tard. La sonnerie retentit. Tessa s’élance la première. Je la suis mollement. Pas par paresse : je ne me lasse pas de sentir la chaleur du soleil sur ma nouvelle peau.

— T’as pas une clope ?

Coup d’œil au garçon qui m’interpelle. Un de ceux qui se fichaient de moi tout à l’heure. Pas vilain ; bébête, comme ils le sont tous à cet âge. Je marmonne entre mes dents :

— Je ne fume plus. J’ai arrêté.

Est-ce bien sûr ? Il y avait des paquets de cigarettes vides dans le foutoir de Mélanie. Mais je veux qu’on me foute la paix.

— C’est vrai que tu te tapes ton prof ? demande-t-il.

En même temps, il se rapproche de moi. Je fais un pas en arrière. Mélanie était peut-être une allumeuse, mais pas Margot. Margot est une fille propre qui, accaparée dans ses études, n’a rien connu de la vie.

— Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte.

S’il me touche, je hurle. À ma place, Mélanie n’irait pas par quatre chemins. Un bon coup de pied dans les couilles et adieu ! Pourtant, ce petit merdeux ne me fait pas peur. Le genre à chier dans son froc quand on lui oppose l’ombre d’une résistance.

— Dégage ! fais-je en le foudroyant du regard.

— Olala ! pas la peine de t’énerver. C’était pour rire.

Gagné. L’ennemi se replie vers le préau. Je me retourne et vois Tessa qui applaudit à deux mains :

— Je te croyais rentrée.

— Je m’inquiétais pour toi, je m’inquiète toujours.

— Tu as tort. Je peux me sortir de toutes les situations.

Mélanie aurait dit ça, pas Margot. C’était une jeune fille fragile, hyper protégée par sa mère et ses frères. Je commence à prendre mon rôle au sérieux. Et si ma vraie personnalité se perdait en cours de route ? Non, pas de danger.

— Merci quand même, Tess. T’es une bonne copine.

Le sourire éclatant de Tessa me récompense. Celui de sa mère : un atout de taille. Moi, à son âge, j’étais abonnée au dentiste et, de ce côté-là, Mélanie ne me semble pas mieux lotie. Il reste une heure d’histoire avant la pause déjeuner. Une heure d’ennui. Je connais le programme par cœur. À la prochaine interro, je compte bien avoir vingt sur vingt. Pas pour écraser Tessa ; pour qu’elle soit fière de moi.

Midi, enfin. Même self, bien qu’un peu modernisé, même bousculade, même vacarme, même tambouille. À un détail près, ils ont rajouté des légumes en plus des pâtes et de la purée. Je me sers largement, à tout hasard. Mélanie était-elle du genre à chipoter ? Je vais bientôt le savoir.

— Tu as de la chance, observe Tessa. Moi, je ne peux pas manger ce que je veux.

Elle louche sur mon hamburger-frites. Elle n’a pris qu’une salade et une tranche de jambon. Je murmure :

— Oui, mais tu as de plus belles formes que moi, et tes jambes sont plus jolies que les miennes.

À la bonne heure. Mélanie est renvoyée à son néant. Dégage, petite peste. Tu devais être jalouse de Tessa, au fond, jalouse à en crever.

— À quoi ça me sert, si je dois les planquer sous un jean ?

— Pas en été. Tu pourras mettre des shorts, des minijupes.

Elle secoue la tête.

— Je n’oserai pas. Les mecs me regarderaient d’un sale œil, surtout les vieux.

— Et alors ? C’est marrant, les vieux. Ils bavent d’envie.

— Qu’est-ce que tu appelles vieux ?

— Je sais pas : vingt-cinq, vingt-six.

Mon âge au moment de ma disparition. Je ne m’intéressais pas aux jeunots. Aux autres non plus. Je ne faisais qu’étudier. Grâce à Mélanie, je vais rattraper le temps perdu.

— Mes parents n’aimeraient pas ça, objecte Tessa, mon père le premier.

Je la crois sans peine. Mon frère Paul est un pater familias qui mène tout son monde à la baguette. Ma belle-sœur plie l’échine, mais ses aînés doivent ruer dans les brancards.

— Mon père à moi s’en moque, ma mère aussi.

Il ne faut pas être grand clerc pour le deviner. Le bazar de la chambre, les cigarettes, la dope, les fringues moulantes. Mélanie fait la loi chez elle. Une chance pour moi. Je n’aurais pas supporté de revivre ce que j’ai vécu.

— T’as de la chance, répète Tessa.

Devant les tables, il y a une file de plusieurs mètres. La galère pour trouver une place.

— Te bile pas ! Nanou et Pat ont promis de nous en garder une.

Des copines de Tessa, mais dans une autre section. Cette fille a plein d’amies. Si belle, si joyeuse, si pleine de vie. Et toi, Margot, toujours le nez dans tes bouquins. Pas le temps de te lier avec qui que ce soit. Les révisions, les examens et au bout, la mort. Les deux gamines nous font signe de loin. Ces deux morveuses ne pèseront pas lourd à côté de moi. Je leur souris.

— T’es plus malade ? questionne l’une.

La mèche rebelle et l’œil louchon : celle-ci doit être Nanou.

— Je ne l’ai jamais été. C’était un truc pour pas me prendre un zéro.

— Pas avec ce que tu as répondu ce matin, dit Tessa. Ça m’en a bouché un coin, les filles.

— Vrai ? s’extasie Pat. La prof devait baliser.

— Tu parles ! Elle en est restée baba. Et les garçons, donc…

Palpitante conversation. De quoi me faire regretter les discours assommants de mon père. Je me concentre sur ma viande et mes frites.

— Tu ne dis rien ? demande Tessa.

— Je mange.

À mon tour de manger. Dans la tombe, c’était l’inverse. Les vers festoyaient de ma chair. Tessa vient d’en trouver un dans la salade. Elle pousse un petit cri et le regarde se tortiller dans son assiette. Je me mets à trembler.

— Ça va ? s’inquiète Tessa. Tu es livide…

Je me précipite aux toilettes, Tessa à ma suite. Tu n’es qu’une mauviette, Margot. À ta place, Mélanie aurait avalé le vers : T’es pas cap ? Si, je suis cap. Tessa répète d’une voix angoissée :

— Ça va ?

J’ai envie de lui crier : rengaine ta sollicitude, pauvre conne, comme le ferait Mélanie.

Qu’est-ce qui me prend ? Je marmonne :

— Trop forcé sur le Nutella, voilà.

Elle passe un bras autour de mes épaules. Si longtemps que personne ne m’a touchée. Je me raidis.

— Retournons au réfectoire. J’ai encore faim, moi.

— Tu ne veux pas aller à l’infirmerie ?

— Tu es folle ?

J’en ai marre de la position allongée. Debout, à la rigueur assise, mais pas couchée. Je revendique ma verticalité.

L’après-midi, le cours d’anglais me fournit une autre occasion de briller à peu de frais. La prof pose des questions aux autres et m’ignore délibérément. Pas de temps à perdre avec le cancre de service. On va rigoler.

— Qui veut traduire ce poème de Tennyson ?

Silence dans les rangs. La poésie, c’est casse-gueule. Personne n’ose s’y risquer. Je lève le doigt.

— Moi, madame.

La prof me dévisage avec stupeur :

— Vous, Mélanie ? Vos dernières notes étaient mauvaises. Alors, Tennyson…

— Au moins, je peux essayer.

— Tu vas te planter, murmure Tessa.

— Mais non.

Je me dirige vers l’estrade du même pas tranquille que ce matin. La prof me tend le livre avec un sourire ironique. Cette garce se réjouit à l’avance de la gamelle que je vais me ramasser. Je commence à traduire sans effort apparent ni effet de manche. Margot, bonne en version et en thème, bonne en tout. Aucun rire, aucun commentaire ne troublent ma prestation. À la fin, je lève les yeux vers la prof. Nos regards se croisent. Dans le sien, un mélange de désarroi et de dépit.

— Vous avez fait des progrès, admet-elle, mais il faut y mettre plus de sensibilité. Pourquoi souriez-vous ?

— Pour rien. Une idée qui m’est passée par la tête.

Je retourne m’asseoir comme si de rien n’était. Les garçons me dévisagent, admiratifs. Les voilà domptés. Ils ne m’emmerderont plus.

— Grave, chuchote Tessa. Comment as-tu fait ?

— Des leçons particulières avec une fille au pair.

— Tes parents sont assez friqués pour te payer ça ?

— Jure-moi de ne pas le répéter. Mon père a gagné au loto.

La bouche un peu trop grande de Tessa s’arrondit de surprise :

— Flûte ! Alors, c’était ça le restau, les cours particuliers…

— Oui. Tu comprends pourquoi je ne voulais pas en parler.

— Même à moi, ta meilleure amie, soupire-t-elle.

— T’es trop chou !

Mélanie n’aurait jamais dit ça, mais je ne suis pas Mélanie. Je suis Margot. Pour l’instant, j’ai un peu de mal à concilier les deux : le cul entre deux chaises. Il me faut composer.

À dix-sept heures, la sonnerie nous libère. De nouveau le car où les odeurs sont plus prégnantes que ce matin : odeurs de pieds et de tabac refroidi. J’ouvre la vitre pour faire entrer un peu d’air frais dans ce cloaque.

— D’habitude, t’aimes bien l’odeur de cigarette, s’étonne Tessa.

FIN DE L’EXTRAIT

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