1.
Comment Nicolas et Marco Polo s’en allèrent en Orient.
L’an de Jésus-Christ 1235, sous l’empire du prince Baudoin, empereur de Constantinople [Note_1], deux gentilshommes de la très illustre famille des Pauls, à Venise, s’embarquèrent sur un vaisseau chargé de plusieurs sortes de marchandises pour le compte des Vénitiens ; et ayant traversé la mer Méditerranée et le détroit du Bosphore par un vent favorable et le secours de Dieu, ils arrivèrent à Constantinople.
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Ils s’y reposèrent quelques jours ; après quoi ils continuèrent leur chemin par le Pont-Euxin, et arrivèrent au port d’une ville d’Arménie, appelée Soldadie ; là ils mirent en état les bijoux précieux qu’ils avaient, et allèrent à la cour d’un certain grand roi des Tartares appelé Barka ; ils lui présentèrent ce qu’ils avaient de meilleur. Ce prince ne méprisa point leurs présents, mais au contraire les reçut de fort bonne grâce et leur en fit d’autres beaucoup plus considérables que ceux qu’il avait reçus. Ils demeurèrent pendant un an à la cour de ce roi, et ensuite ils se disposèrent à retourner à Venise.
Pendant ce temps-là il s’éleva un grand différend entre le roi Barka et un certain autre roi tartare nommé Allau, en sorte qu’ils en vinrent aux mains ; la fortune favorisa Allau, et l’armée de Barka fut défaite.
Dans ce tumulte nos deux Vénitiens furent fort embarrassés, ne sachant quel parti prendre ni par quel chemin ils pourraient s’en retourner en sûreté dans leur pays ; ils prirent enfin la résolution de se sauver par plusieurs détours du royaume de Barka ; ils arrivèrent d’abord à une certaine ville nommée Guthacam, et un peu au delà ils traversèrent le grand fleuve ; après quoi ils entrèrent dans un grand désert, où ils ne trouvèrent ni hommes ni villages, et arrivèrent enfin à Bochara, ville considérable de Perse.
Le roi Barach faisait sa résidence en cette ville ; ils y demeurèrent trois ans.
2.
Comment ils allèrent à la cour du grand roi des Tartares.
En ce temps-là un certain grand seigneur qui était envoyé de la part d’Allau vers le plus grand roi des Tartares, arriva à Bochara pour y passer la nuit ; et trouvant là nos deux Vénitiens qui savaient déjà parler le tartare, il en eut une extrême joie, et songea comment il pourrait engager ces Occidentaux, nés entre les Latins, à venir avec lui, sachant bien qu’il ferait un fort grand plaisir à l’empereur des Tartares. C’est pourquoi il leur fit de grands honneurs et de riches présents, surtout lorsqu’il eut reconnu dans leurs manières et dans leur conversation qu’ils en étaient dignes.
Nos Vénitiens, d’un autre côté, faisant réflexion qu’il leur était impossible, sans un grand danger, de retourner en leur pays, résolurent d’aller avec l’ambassadeur trouver l’empereur des Tartares, menant encore avec eux quelques autres chrétiens qu’ils avaient amenés de Venise. Ils quittèrent donc Bochara ; et, après une marche de plusieurs mois, ils arrivèrent à la cour de Koubilaï [Note_2], le plus grand roi des Tartares, autrement dit le Grand Khan, qui signifie roi des rois. Or la raison pourquoi ils furent si longtemps en chemin, c’est que marchant dans des pays très froids qui sont vers le septentrion, les inondations et les neiges avaient tellement rompu les chemins que, le plus souvent, ils étaient obligés de s’arrêter.
3.
Avec quelle bonté ils furent reçus du Grand Khan.
Ayant donc été conduits devant le Grand Khan, ils en furent reçus avec beaucoup de bonté ; il les interrogea sur plusieurs choses, principalement des pays occidentaux, de l’empereur romain et des autres rois et princes, et de quelle manière ils se comportaient dans leur gouvernement, tant politique que militaire ; par quel moyen ils entretenaient entre eux la paix, la justice et la bonne intelligence. Il s’informa aussi des mœurs et de la manière de vivre des Latins ; mais surtout il voulut savoir ce qu’était la religion chrétienne, et ce qu’était le pape, qui en est le chef.
A quoi nos Vénitiens ayant répondu le mieux qu’il leur fut possible, l’empereur en fut si content qu’il les écoutait volontiers et qu’il les faisait souvent venir à sa cour.
4.
Ils sont envoyés au pontife de Rome par le Grand Khan.
Un jour le Grand Khan, ayant pris conseil des premiers de son royaume, pria nos Vénitiens d’aller de sa part vers le pape, et leur donna pour adjoint un de ses barons, nommé Gogaca, homme de mérite et des premiers de sa cour. Leur commission portait de prier le saint-père de lui envoyer une centaine d’hommes sages et bien instruits dans la religion chrétienne pour faire connaître à ses docteurs que la religion chrétienne est la meilleure de toutes les religions et la seule qui conduise au salut ; et que les dieux des Tartares ne sont autre chose que des démons, qui en ont imposé aux peuples orientaux, pour s’en faire adorer. Car comme cet empereur avait appris plusieurs choses de la foi chrétienne et qu’il savait bien avec quel entêtement ses docteurs tâchaient de défendre leur religion, il était comme en suspens, ne sachant de quel côté il devait reposer son salut, ni quel était le bon chemin. Nos Vénitiens, après avoir reçu avec respect les ordres de l’empereur, lui promirent de s’acquitter fidèlement de leur commission et de présenter ses lettres au pontife romain.
L’empereur leur fit donner, suivant la coutume de l’empire, une petite table d’or, sur laquelle étaient gravées les armes royales, pour leur servir, et à toute leur suite, de passeport et de sauf-conduit dans tous les pays de sa domination, et à la vue de laquelle tous les gouverneurs devaient les défrayer et les faire escorter dans les lieux dangereux ; en un mot, leur fournir aux dépens de l’empereur tout ce dont ils auraient besoin pendant leur voyage. L’empereur les pria aussi de lui apporter un peu d’huile de la lampe qui brûlait devant le sépulcre du Seigneur à Jérusalem, ne doutant point que cela ne lui fût fort avantageux, si Jésus-Christ était le Sauveur du monde.
Nos gens prirent congé de l’empereur et se mirent en chemin ; mais à peine avaient-ils faits vingt milles à cheval, que Gogacal, leur adjoint, tomba grièvement malade. Sur quoi ayant délibéré, ils résolurent de le laisser là et de continuer leur chemin, pendant lequel ils furent partout bien reçus, en vertu du sceau de l’empereur.
Ils furent néanmoins obligés de mettre pied à terre en plusieurs endroits, à cause des inondations ; en sorte qu’ils restèrent plus de trois ans avant de pouvoir arriver au port d’une ville des Arméniens appelée Layas ; de Layas ils se rendirent à Acre, l’an de Notre-Seigneur 1269, au mois d’Avril.
5.
Ils attendent l’élection d’un nouveau pontife.
Étant arrivés à la ville d’Acre, ils apprirent que le pape Clément IV était mort depuis peu et qu’on n’en avait pas encore élu un autre en sa place, ce dont ils furent fort affligés. Il y avait à Acre un légat du saint-siège nommé Théobaldo, comte de Plaisance, à qui ils dirent qu’ils étaient envoyés du Grand Khan et lui exposèrent le sujet de leur commission ; le légat était d’avis qu’ils attendissent l’élection de l’autre. Ils allèrent donc à Venise et demeurèrent avec leurs parents et amis pour attendre que le nouveau pontife fût élu. Nicolas Polo trouva sa femme décédée ; mais il trouva en bonne santé son fils Marco, qui était alors âgé de quinze ans, et qui est l’auteur de ce livre. Cependant l’élection du nouveau pontife traîna pendant trois ans.
6.
Ils retournent vers le roi des Tartares.
Deux ans après qu’ils furent de retour dans leur patrie, les deux frères, craignant que l’empereur des Tartares ne s’inquiétât d’un si long délai, s’en furent à Acre trouver le légat, menant avec eux Marco Polo, dans le dessein qu’il les accompagnât dans un si long voyage. Le légat leur donna des lettres pour l’empereur des Tartares, dans lesquelles la foi catholique était clairement expliquée ; après quoi nos voyageurs se disposèrent à retourner en Orient ; mais ils n’étaient que fort peu éloignés d’Acre quand le légat reçut des lettres des cardinaux, par lesquelles on lui apprenait qu’il avait été élevé au souverain pontificat.
Sur quoi il fit courir après nos Vénitiens et les avertit de différer leur voyage, leur donnant d’autres lettres pour l’empereur des Tartares, et pour compagnie deux frères prêcheurs d’une probité et d’une capacité reconnues, qui se trouvèrent pour lors à Acre : l’un s’appelait Nicolas et l’autre Guillaume de Tripoli. Ils partirent donc tous ensemble et arrivèrent à un port de mer d’Arménie. Et parce qu’en ce temps-là le sultan de Babylone avait fait une rude invasion en Arménie, nos deux frères commencèrent à appréhender. Pour éviter les dangers des chemins et les sinistres aventures des guerres, ils se réfugièrent chez le maître d’un temple en Arménie ; car ils avaient déjà plus d’une fois couru risque de leur vie. Cependant ils s’exposèrent à toutes sortes de périls et de travaux et arrivèrent avec bien de la peine à une ville de la dépendance de l’empereur des Tartares, nommée Cleminfu [Note_3]. Car leur voyage, s’étant fait en hiver, avait été très fâcheux, étant souvent arrêtés par les neiges et les inondations. Le roi Koubilaï, ayant appris leur retour, quoiqu’ils fussent encore bien loin, envoya plus de quarante mille de ses gens au-devant d’eux, pour avoir soin de leur faire fournir toutes les choses dont ils pouvaient avoir besoin.
7.
Comment les Vénitiens sont reçus par l’empereur des Tartares.
Ayant donc été introduits à la cour, ils se prosternèrent la face contre terre devant le roi, suivant la coutume du pays, duquel ils furent reçus avec beaucoup de bonté. Il les fit lever et leur commanda de lui raconter le succès de leur voyage et de leur commission auprès du souverain pontife ; ils lui rendirent compte de toutes choses avec ordre, et lui présentèrent les lettres qu’ils avaient. Le roi fut extrêmement réjoui et loua fort leur exactitude. Ils lui présentèrent aussi de l’huile de la lampe du saint-sépulcre, qu’il fit serrer dans un lieu honorable. Et ayant appris que Marco était le fils de Nicolas, il lui fit un fort bon accueil ; et il traita si bien les trois Vénitiens, à savoir le père, le fils et l’oncle, que tous les courtisans en étaient jaloux, quoiqu’ils leur portassent beaucoup d’honneur.
8.
Comment Marco Polo se rendit agréable au Grand Khan.
Marco se fit bientôt aux manières de la cour de l’empereur des Tartares. Et ayant appris les quatre différentes langues de cette nation, en sorte qu’il pouvait non seulement les lire, mais aussi les écrire, il se fit aimer de tous, mais particulièrement de l’empereur, lequel, afin de faire éclater sa prudence, le chargea d’une affaire dans un pays éloigné et où il ne pouvait pas se rendre en moins de six mois. Il s’en acquitta avec beaucoup de sagesse et s’acquit tout à fait les louanges et les bonnes grâces du prince.
Et sachant que l’empereur était curieux des nouveautés, il eut soin de s’informer, dans tous les pays par où il passa, des mœurs et des coutumes des hommes, des différentes espèces et de la nature des animaux, dont il faisait après cela le rapport à l’empereur, et par où il se concilia si bien son amitié que, quoiqu’il n’eût que dix-sept ans, le roi s’en servait dans les plus grandes affaires du royaume, l’envoyant dans les différentes parties de son vaste empire. Après qu’il avait expédié les affaires de sa commission, il employait le reste du temps à observer les propriétés des pays ; il remarquait la situation des provinces et des villes, ce qui se trouvait d’extraordinaire ou qui était arrivé dans les différents lieux par où il passait, et il mettait tout par écrit. Et c’est de cette manière qu’il a procuré à nos Occidentaux la connaissance de ce qui fera la matière du second livre.
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9.
Après plusieurs années passées à la cour du Grand Khan, ils obtiennent de retourner à Venise.
Après que nos Vénitiens eurent demeuré pendant quelque temps à la cour du Grand Khan, poussés du désir de revoir leur patrie, ils demandent permission au roi de s’en retourner. Ce qu’ils eurent beaucoup de peine à obtenir, parce qu’il les voyait avec plaisir. Il arriva dans ce temps-là que le roi des Indes, nommé Argon, envoya trois hommes considérables à la cour du grand Koubilaï, qui s’appelaient Culataï, Ribusca et Coila, pour lui demander une fille de sa race en mariage, sa femme, nommée Balgana, étant morte depuis peu, laquelle, en mourant, avait mis dans son testament et prié instamment son mari de ne se jamais remarier qu’avec quelque fille de sa famille. De sorte que le roi Koubilaï leur accorda ce qu’ils demandaient, et choisit pour femme au roi Argon une fille de sa race nommée Gogatim, âgée de dix-sept ans, qu’il leur confia pour la lui mener. Ces envoyés devant partir pour conduire cette nouvelle reine, et connaissant l’ardent désir que les Vénitiens avaient de retourner en leur pays, prièrent le roi Kubilaï que, pour faire honneur au roi Argon, il leur permit de partir avec eux et d’accompagner la reine aux Indes, d’où ils pourraient continuer leur voyage en leur pays. L’empereur, pressé de leur sollicitation et de la demande des Vénitiens, leurs accorda, quoique à regret, ce qu’ils demandaient.
10.
Leur retour à Venise.
Ils quittèrent donc la cour de Koubilaï et s’embarquèrent sur une flotte de quatorze navires chargés de munitions ; chaque navire avait quatre mâts et quatre voiles. Ils reçurent, en s’embarquant, deux tables d’or, ornées des armes du roi, qu’ils devaient montrer à tous les commandants des provinces de son empire, en vertu desquelles on devait leur fournir les provisions et autres choses nécessaires pour leur voyage. Le roi leur donna pour adjoints des ambassadeurs tant pour le souverain pontife que pour quelques autres princes chrétiens. Et après trois mois de navigation ils arrivèrent à une certaine île nommée Jana, et de là, traversant la mer Indienne, après beaucoup de temps ils arrivèrent au palais du roi Argon. Ils lui présentèrent la fille qu’il devait prendre pour femme, mais il la fit épouser à son fils. Des six cents hommes que le roi avait envoyés pour amener la nouvelle reine, plusieurs moururent en chemin et furent regrettés. Or nos Vénitiens et les ambassadeurs qui les accompagnaient partirent de là, après avoir obtenu du vice-roi, nommé Acata, qui gouvernait le royaume pendant la minorité, deux autres tables d’or, suivant la coutume du pays, pour leur servir de sauf-conduit par tout le royaume. Ils sortirent de cette manière sains et saufs et avec beaucoup d’honneur de ce pays-là ; et, après un long voyage et beaucoup de peines, ils arrivèrent, avec le secours de Dieu, à Constantinople et de là ils se rendirent à Venise, en bonne santé, comblés d’honneurs et de richesses, l’an de Notre-Seigneur 1295, remerciant Dieu de les avoir conduits, à travers tant de dangers, dans leur chère patrie. Il a fallu marquer ces choses dès le commencement, afin que l’on sût de quelle manière et à quelle occasion Marco Polo, auteur de cette relation, a pu être informé de tout ce qu’il rapporte et de toutes choses qui vont être décrites dans les chapitres suivants.
11.
De l’Arménie Mineure.
Après avoir fait mention de nos voyages en général, il faut maintenant venir au particulier et faire la description de chaque pays que nous n’avons touché qu’en passant.
L’Arménie Mineure donc, qui est la première où nous avons entré, est gouvernée avec beaucoup de justice et d’économie ; le royaume a plusieurs villes, bourgs et villages ; la terre y est fertile, et il n’y manque rien de ce qui est nécessaire à la vie ; la chasse y est abondante en bêtes et en oiseaux ; l’air y est pur et subtil. Les habitants étaient autrefois bons guerriers ; mais à présent ils sont ensevelis dans la mollesse et ne s’adonnent plus qu’à l’ivrognerie et au luxe.
Il y a en ce royaume une ville maritime, nommée Layas, dont le port est très bon ; et il y abonde beaucoup de marchands de toutes sortes de pays, et même de Venise et de Gênes ; c’est, pour ainsi dire, le magasin de diverses marchandises précieuses et de toutes les richesses de l’Orient, particulièrement des parfums de toutes les sortes.
Cette ville est comme la porte des pays orientaux.
12.
De la province de Turquie.
La Turquie est une province de peuples ramassés : car elle est composée de Turcs, de Grecs et d’Arméniens. Les Turchiens ont une langue particulière, ils font profession de la loi détestable de Mahomet ; ils sont ignorants, rustiques, vivant la plupart à la campagne, tantôt sur les montagnes et tantôt dans les vallées, là où ils trouvent des pâturages : car leurs grandes richesses consistent en troupeaux de juments ; ils ont aussi des mulets qui sont fort estimés. Les Grecs et les Arméniens qui habitent parmi eux ont aussi des villes et des villages, et travaillent à la soie. Entre plusieurs villes qu’ils possèdent, les plus considérables sont Sovas, Cæsarea et Sébaste, où le bienheureux Basile a souffert le martyre pour la foi de Jésus-Christ. Ces peuples ne reconnaissent qu’un seul seigneur de tous les rois des Tartares.
13.
De l’Arménie Majeure.
L’Arménie Majeure est la plus grande de toutes les provinces qui payent tribut aux Tartares ; elle est pleine de villes et de villages. La ville capitale s’appelle Arzinga ; on y fait d’excellent « buchiramus ». Il y a aussi plusieurs fontaines, dont les eaux sont salutaires pour les bains et la guérison de diverses sortes de maladies. Les plus considérables villes après la capitale sont Erzeroum et Darzirim.
Plusieurs Tartares se retirent en été sur leur territoire pour jouir de la fraîcheur et de l’utilité des pâturages, et ne se retirent qu’en hiver, à cause des grandes neiges et des inondations. C’est sur les montagnes de cette province que s’arrêta l’arche de Noé après le déluge [Note_4]. Elle a à l’orient la province des Géorgiens. Du côté du septentrion on trouve une grande source dont il sort une liqueur semblable à l’huile ; elle ne vaut rien à manger, mais elle est bonne à brûler et à tout autre usage ; ce qui fait que les nations voisines en viennent faire leur provision, jusqu’à en charger beaucoup de vaisseaux, sans que la source, qui coule continuellement, en paraisse diminuée en aucune manière [Note_5].
14.
De la province de Géorgie.
La province de Géorgie paye tribut au roi des Tartares et le reconnaît pour son souverain. Les Géorgiens sont de beaux hommes, bons guerriers et fort adroits à tirer de l’arc ; ils sont chrétiens selon les rites des Grecs ; ils portent les cheveux courts comme les clercs d’Occident. Cette province est de difficile accès, principalement du côté de l’orient, car le chemin est très étroit et bordé d’un côté par la mer, et de l’autre par des montagnes. Il faut passer par ce chemin-là, qui est long de quatre lieues, avant que d’entrer dans le pays, ce qui fait qu’on en peut empêcher l’entrée à une grande armée, avec peu de monde. Les habitants ont plusieurs villes et châteaux ; leur principale richesse est en soie, dont ils font de riches étoffes. Quelques-uns s’appliquent aux ouvrages mécaniques, d’autres aux marchandises. La terre est assez fertile. Ils racontent une chose admirable de leur terre : ils disent qu’il y a un grand lac, formé par la chute des eaux des montagnes, qu’ils appellent communément mer de Chelucelam [Note_6]. Ce lac a environ six cent milles ; toute l’année il ne donne de poisson que le carême jusqu’au samedi saint ; ce lac est éloigné de toutes autres eaux de douze milles.
15.
Du royaume de Mosul.
Le royaume de Mosul est à l’orient ; il touche en partie à l’Arménie Majeure. Les Arabes l’habitent, qui sont mahométans ; il y a aussi beaucoup de chrétiens, divisés en nestoriens et jacobins, qui ont un grand patriarche qu’ils appellent catholique et qui fait des archevêques, des abbés et tous autres prélats, qu’il envoie par tout le pays d’Orient, comme fait le pape de Rome pour les pays latins. On fait là de précieuses étoffes d’or et de soie. Au reste il y a dans les montagnes de ce royaume certains hommes, appelés Cardis [Note_7], dont les uns sont nestoriens, les autres jacobins, et d’autres mahométans, qui sont de grands voleurs.
16.
De la ville de Baldachi.
Il y a dans ces quartiers-là une ville considérable, nommée Baldachi (Bagdad), où fait sa résidence le grand prélat des Saracéniens (Sarrasins), qu’ils appellent caliphe. On ne trouve point de plus belles villes que celle-là dans toute cette région. On y fait de fort belles étoffes de soie et d’or, de différente manière.
L’an 1250, Houlagou, grand roi des Tartares, assiégea cette ville et la pressa si vivement qu’il la prit. Il y avait alors plus de cent mille hommes de guerre dans la place ; mais Houlagou était bien plus fort qu’eux. Au reste le caliphe, qui était seigneur de la ville, avait une tour remplie d’or et d’argent, de pierres précieuses et d’autres choses de prix ; mais au lieu de se servir de ses trésors et d’en faire part à ses soldats, son avarice lui fit tout perdre avec la ville. Car le roi Houlagou, ayant pris la ville, fit mettre ce caliphe dans la tour où il gardait son trésor, avec ordre de ne lui donner ni à boire ni à manger, et lui disant : « Si tu n’avais pas gardé ce trésor avec tant d’avarice, tu aurais pu te conserver toi et ta ville ; jouis-en donc présentement tout à ton aise ; bois-en, manges-en, si tu peux, puisque c’est ce que tu as le plus aimé. » C’est ainsi que ce misérable mourut de faim sur son trésor. Il passe par cette ville une grande rivière (le Tigre), qui va se décharger dans la mer des Indes, de l’embouchure de laquelle cette ville est éloignée de dix-huit milles, en sorte que l’on y apporte aisément toutes sortes de marchandises des Indes, et en abondance.
17.
De la ville de Taurisium.
Il y a aussi en Arménie la célèbre ville de Taurisium (Tauris), fort renommée par toutes sortes de marchandises, entre autres de belles perles, des étoffes d’or et de soie et d’autres choses précieuses. Et parce que la ville est dans une situation avantageuse, il y vient des marchands de toutes les parties du monde, à savoir des Indes, de Baldach, de Mosul et de Cremesor. Il en vient aussi des pays occidentaux, parce qu’il y a beaucoup à gagner et que les marchands s’y enrichissent. Les habitants sont mahométans, quoiqu’il y en ait aussi de jacobins et de nestoriens. Il y a autour de cette ville de très beaux jardins et fort agréables, qui rapportent d’excellents fruits, et en abondance.
18.
De quelle manière une certaine montagne fut transportée hors de sa place.
Il y a une montagne en ce pays-là, non loin de Taurisium, qui fut transportée hors de sa place par la puissance de Dieu à l’occasion que je vais dire. Un jour les Saracéniens, voulant mépriser l’Évangile de Jésus-Christ et tourner sa doctrine en ridicule : « Vous savez, disaient-ils, qu’il est dit dans l’Évangile : Si vous aviez de la foi grande comme un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : transporte-toi là, et cela arriverait, et il n’y aurait rien d’impossible pour vous.
FIN DE L’EXTRAIT
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