Je n'éprouve aucun embarras à l'avouer, je ne sais pas au juste ce que signifie le mot : Anarchie.
L'acception Désordre étant premièrement écartée, je crois – mais c'est là une simple hypothèse – qu'il peut signifier : Négation de toute autorité, quelle qu'elle soit. Admettant cette supposition, qui semble la plus probable, comme fondée, je me demande si une telle négation de toute autorité est possible. Non. Ce serait nier, par exemple, l'autorité de la raison. Je n'insiste pas. Je me demande seulement si la négation s'applique à toute autorité politiquement, ou économiquement, ou moralement établie. Je crois qu'un anarchiste – non pas logique, car alors il devrait nier l'autorité de la raison – mais simplement de bonne foi, me répondrait : oui.
Maintenant, comment cet anarchiste peut-il exprimer sa négation ? Par l'action ?
C'est impossible. Toute action est nécessairement autoritaire ; son intention ne peut rien changer à son caractère. L’agissement seul, l'acte passif, n'implique pas autorité. Dès que l'an-archiste agit, il cesse d'être anarchiste.
An-archie traduit en langage pratique, cela veut dire ln-action. Il n'y a pas à sortir de là.
Je prends au hasard, dans un journal libertaire, une définition de l'anarchiste : c'est un homme qui rejette l'autorité (acte d'autorité) ; qui se dresse contre la société (acte d'autorité) ; qui lutte (acte d'autorité) ; qui oppose (acte d'autorité) ; qui défend (acte d'autorité) ; qui substitue (acte d'autorité) ; qui combat (acte d'autorité). Un anarchiste, cet homme-là ? Vous voulez rire. C'est un autoritaire forcené.
Le seul an-archiste possible, c'est l'homme qui s'en tiendrait aux agissements, aux gestes passifs. Un an-archiste chrétien, absolument sincère, se conçoit. Je n'en ai jamais vu ; mais si par chance j'en rencontre un, je lui tirerai mon chapeau ; j'ai le respect des phénomènes. Quant à l'an-archiste révolutionnaire – c'est insensé.
Remarquez que l'an-archiste de combat (les mots hurlent) non seulement ne peut nier l'autorité pour lui-même (puisqu'il I'exerce), mais ne peut la nier chez son adversaire (puisqu'il l'attaque). Il s'oppose à l'autorité de son adversaire. Très bien. Il lutte contre elle afin – naturellement – de lui substituer la sienne. Parfait. C'est un révolté, c'est un insurgé, c'est un révolutionnaire. Mais il n'a rien à faire avec l’an-archisme,
Je le répète, le seul an-archiste possible, c'est l'an-archiste chrétien. Tâchez d'en découvrir un, empaillez-le, et mettez-le dans un musée. Et en attendant, quand des gens vous disent qu'ils sont anarchistes, ne les croyez pas.
Ou, au moins, comprenez ce qu'ils ont l'intention de vous faire comprendre : qu'ils sont les ennemis des institutions existantes et qu'ils désirent, par tous les moyens, les renverser afin d'établir sur leurs ruines un état de choses plus normal.
Ils désirent aussi vous faire comprendre autre chose, qu'ils ont certains dogmes, tels que l'abstention électorale, l'action directe, le souci de l'individu ; et qu'ils sont opposés à toute action politique.
Et, en toute bonne foi, ils croient l'être. Leur action, cependant, a été exclusivement politique. L'anarchisme – cette défiguration pratique, politique de l'an-archie – n'a jamais été que du libéralisme exaspéré.
L'abstention électorale, manifestation de mépris individuel, se conçoit fort bien ; mais, comme mot d'ordre, elle manque de signification ; c'est une protestation anodine qui essaie vainement de se travestir en scie. Janvion parle, il est vrai, de passionner cette abstention. Mais c'est de l'abstention imposée, passionnée, qu'est sorti le suffrage universel. Que sortira-t-il de l'abstention voulue, passionnée ? Un nouveau mode de suffrage, sûrement – si un résultat est produit.
Quant à l'action directe, c'est simplement une question de point de vue. Il ne serait pas difficile de prouver que l'action la plus directe est en même temps, et pour cela même, la plus indirecte ; et réciproquement.
Le souci de l'individu est tout autre chose. L'individu avait été, de fort longue date, sacrifié aux classes, aux masses, à la collectivité. Il s'est affirmé au moment où l'anarchisme s'est présenté comme doctrine (ou pour être plus exact, quelque temps auparavant) ; l’anarchisme, somme toute et en dépit de continuelles tentatives moralisatrices (je devrais dire moralisatoires), ne lui a point été trop malveillant.
Bien entendu, je n'admets pas la relation de cause à effet, ni d'un côté ni de l'autre. Des rapprochements, plutôt accidentels, ne prouvent rien. Que des individualistes aient souvent voisiné, et même cousiné, avec l'anarchisme, n'est pas niable ; que certains d'entre eux se soient crus, très sincèrement, anarchistes, est très vrai. Il n'en est pas moins certain que, par définition et par nécessité, l'Individu est la contradiction vivante de l'An-archie, et que l'individualité ne peut être que gênée dans tous ses mouvements par la casaque anarchiste.
L'anarchisme, dit Janvion – un bon juge – est la négation absolue de l'autorité de l'homme sur l'homme. Comment un individu pourrait exister sans désirer ardemment exercer son autorité – voire pacifiquement – sur d'autres hommes ; comment il serait possible que ce désir ne constituât pas son ressort, l'expression concentrée de tout son être – je déclare ne pas pouvoir le comprendre. J'ajoute que l'étude rapide que j'ai pu faire de Janvion ne m'a point aidé vers cette compréhension.
Janvion aurait dû écrire, non pas l'Anarchisme, mais bien : l'Anarchie ; laquelle, pour employer le langage du chrétien Paley, ne peut pas être une doctrine, mais seulement une vie (plus justement : une végétation). Quant à l'Anarchisme, doctrine à dogmes et à shiboleths, c'est tout autre chose qu'une négation. J'en appelle à M. Carteron qui regrette – et peut-être avec raison – le temps où Anarchisme signifiait : émeutes, pillages, coups de bottes, emploi de produits chimiques, etc. L'Anarchisme, doctrine, est une affirmation de l’autorité, de l'homme qui dit (et souvent pense) qu'il déteste l'autorité, sur l'homme qui dit (et souvent ne pense pas) qu'il aime l'autorité. En somme, il faut le répéter, c'est du Libéralisme exaspéré.
Je n'ai pas la prétention de connaître intimement mes contemporains. Mais je me connais assez moi-même pour affirmer ceci : je suis extrêmement autoritaire ; je désire ardemment pouvoir imposer, par la force, par l'emploi d'une autorité dont aucun excès ne m'effraye, ce que je crois bon et nécessaire aux autres, certainement ; mais bon et nécessaire à moi, premièrement. Voilà pourquoi il m'est absolument impossible d'avoir rien à faire avec l'An-archie.
Quant à l'Anarchisme, doctrine, je n'en ai cure. Je regarde avec indifférence les tardigrades du Futur s'engouffrer à reculons dans les catacombes des temps nouveaux.
L'Anarchisme n'a point de base. C'est en vain qu'il essaie de convertir nominalement à son usage la base de l'An-archie. C'est là une tentative malhonnête et stupide que je dénonce et contre laquelle je proteste. Cette base de l'An-archie, Négation de l'autorité, doit être laissée au christianisme ; elle lui appartient.
L'Anarchisme n'a point de but. Un idéal vague, commun à des multitudes de sectes ; un manteau d'arlequin qui flotte au bout d'un poteau d'exécution planté sur la montagne de Fourier, et figure l'homme du Futur ; des nuages. – Et il faut un but. Si vous n'avez pas de but défini aujourd'hui, demain vous n'aurez pas de point de départ. L'Anarchisme crève de ça.
L'Anarchisme n'a point de méthode. C'est son caractère propre, dit-on. Non. C'est le caractère de toutes les doctrines moribondes.
L'Anarchisme n'a point d'idées. Il a adopté un grand nombre de conceptions, généralement contradictoires, dont il ne semble pas comprendre le premier mot. Le stock, cependant, est intéressant et pourra servir. Mais, le plus souvent, l'anarchiste se contente de présenter, la tête en bas, les vieux truismes du libéralisme. Il n'est démolisseur que par crises : au fond, c'est un constructomane, adorateur de vagues concepts d'ordre. L'anarchiste, dans la majorité des cas, est un Louis-Philippe à détonateur. On doit dire qu'il lâche le détonateur de plus en plus. Il est, présentement, occupé à inscrire Ordre public sur les gibernes de la maréchaussée libertaire qu'il espère voir fonctionner avant peu ; ces hirondelles de potences altruistes doivent défendre le Bon Dieu à cornes que confectionnent des Cosaques, ainsi que la morale zoologique qu'on ramasse dans les ménageries orthodoxes.
Plus grave encore : l'Anarchisme est ultra-confiant, gobeur, gogo.
Il prétend se défier de certains individus (genre de défiance qui caractérise les faibles), mais il se laisse tyranniser par les plus terribles des despotes : les Mots. Il secoue fièrement, comme un drapeau neuf, cette vieille guenille bien française : l'antithèse Liberté-Autorité.
Or, rien n'est plus ridicule.
Ce n'est pas l'Autorité qui est opposée à la Liberté ; c'est la Socialité. L’homme a des désirs libres et des désirs sociaux, naturellement en antagonisme. Il se trouve, dit Kant, dans un état d'insociale socialité. Sa tendance à entrer dans l'état social se combine avec une perpétuelle résistance à cette tendance, qu'elle menace sans cesse de détruire. L'autorité se manifeste, bien entendu, dans ces deux tendances ; ou plutôt, les manifeste. De leur antagonisme naît le progrès. Et des mentalités sont ainsi peu à peu créées qui permettent « d'établir une harmonie sociale qui a été extraite pathologiquement des nécessités de la situation, et forme une union morale fondée sur un choix raisonnable »,
L'Autorité, donc, ne peut être opposée à la Liberté ; elle peut s'opposer à l'apathie, à la couardise, à la sottise, de quelque côté qu'elles se présentent. Il est absurde de déblatérer contre l'autorité. Il est raisonnable d'en faire usage ; c'est-à-dire, d'agir. Dans quel sens ? Dans le sens indiqué par Kant : dans le sens d'une harmonie aussi complète et aussi rapide que possible entre les tendances libres et les tendances sociales de l'homme. Traduisez : dans le sens de la libération de la terre.
Pendant fort longtemps, il est vrai, lorsqu'un groupe d'hommes, une classe, s'était emparé de l'autorité (c'est-à-dire avait réduit à néant celle de ses adversaires), il a été très difficile, sinon impossible, de la lui arracher. L'ignorance des révoltés était une des causes de leur insuccès ; mais la moindre ; la plus importante était celle-ci : les moyens matériels d'attaque étaient très inférieurs aux moyens de défense.
Mais, peu à peu, comme l'a exposé Sismondi, les pouvoirs destructeurs ont surpassé les pouvoirs de préservation. La progression est facile à suivre. On peut voir aisément comment il est devenu possible à des groupes de moins en moins nombreux de posséder des moyens d'attaque de plus en plus irrésistibles ; et l'on peut voir aisément aussi que, des groupes, ce pouvoir de destruction doit fatalement passer avant peu aux mains de l'Individu.
J'écris un roman dont l'un des personnages a découvert le moyen de capter à son gré, et soudainement, les forces disséminées dans les réseaux électriques des grandes villes. Il peut s'en servir à volonté ; par exemple, pour produire d'épouvantables catastrophes. C’est là du roman, aujourd'hui. Mais demain ? La chose, théoriquement, est déjà possible. Elle le sera bientôt, pratiquement.
Qu'un homme – un homme que vous avez peut-être coudoyé cent fois – possède un tel pouvoir ; qu'il soit convaincu qu'un ordre de choses rationnel doit être substitué, de suite et à tout prix, au misérable état actuel ; qu'il envoie, naturellement sans se faire connaître, un ultimatum au gouvernement ; qu'il lui dicte sa volonté et lui donne un certain délai au bout duquel, si cette volonté n'est point exécutée, d’horribles accidents se produiront. Que fera le gouvernement ?
Que fera-t-il, surtout, lorsque l'homme, inobéi, aura réalisé ses menaces ? Lorsqu'un geste de lui aura foudroyé, par milliers, ces vies humaines qu'on dit sacrées ? Lorsqu'il aura rendu publique sa découverte, la mettant ainsi à la disposition de tous les mécontents ?
Le gouvernement, les possédants, pourront crier à la démence, hurler que le monde est tombé à la merci des fous. De l'ombre où grouillent les innombrables spectres des victimes de la Richesse aveugle, une voix répondra : misérables, pourquoi créez-vous des fous ?
C'est dans cette direction, sachez-le, dans la direction des découvertes de toute nature augmentant sans cesse le pouvoir individuel de destruction, d'autorité terroriste (et non comme le croyait Marx, dans la direction des développements économiques), que se trouveront les causes prochaines des catastrophes qui doivent fatalement bouleverser l'univers. Au même ordre de découvertes appartiennent l'idée de Révolution par la guerre (provoquant la mobilisation) et l'idée de Grève générale agressive. Ces moyens révolutionnaires, en effet, bien que manifestant la revanche plus ou moins rêvée par tous les opprimés, ne sont au fond que des expressions de haine individuelle ; mais de haine individuelle pourvue enfin de terribles instruments d'action, capables d'agir sur l'ensemble des atroces conditions sociales sans l'aide des masses inconscientes, et assez forte pour écraser l'autorité de ce qui est sous l'autorité de ce qui doit être.
Mais qu'est-ce qui doit être ?
L'anarchisme répond : « Il faut supprimer l'autorité. » – Ah ! bah !... Et puis ?
Et puis – des sociétés futures à botte que veux-tu ? des traités de morale paralytique, des rengaines, un « fais ce que veux » volé à Rabelais (sans la moindre allusion, bien entendu, à la base de son système philosophique), des sentences pillées à droite et à gauche et mises bout à bout tant bien que mal ! et justice, prise au tas, moralité, travail forcé, bonne volonté, abstention obligatoire, liberté absolue, organisation, individualisme, altruisme, bonheur et franc-maçonnerie ... Une pleine échoppée des bottes éculées de tous les systèmes défunts. Le carreau de tous les Temples. Tout ce qu'il faut pour imposer à l'homme, lorsqu'il se réveillera enfin, de nouveaux sommeils peuplés de fantômes, de nouveaux cauchemars moraux.
Et puis ? Plus rien ? Si. Encore : « Il faut supprimer l'autorité. »
Assez. – Résumée, voici, qu'on le veuille ou non, toute la doctrine anarchiste : 1. Il y a eu autrefois un âge d'or, qui a disparu parce que l'autorité est née, sans qu'on sache trop comment. 2. Il faut revenir à cet âge d'or ; à cet effet, une révolution est désirable ; elle doit être provoquée surtout par l'abstention électorale et l'éducationisme. 3. Une fois la révolution effectuée, il y aura une interruption générale de vie sur la planète, cela durera plus ou moins longtemps. 4. Après quoi, grâce à l'opération mystérieuse de la Morale, l'âge d'or reviendra. 5. On suppose qu'il ne s'en ira plus. 6. Tant mieux.
Eh bien ! non ! Tant pis – et mille fois tant pis ! Un parti, un système, une religion – à propos, qu'est-ce au juste que l'Anarchisme ? – qui n'a point d'autre bagage, point d'autre base et point d'autre but, est un parti mort-né, un système à faire pleurer et une religion à faire vomir.
Remarquez-le : le caractère religieux de l'Anarchisme s'accentue de jour en jour ; tout y est constructomanie, propagande, éducationisme. Le Grand Architecte peut entrer là comme chez lui ; et il y entre. Point n'est besoin d'agir, mais de croire.
Agir ? Quelle a été l'action des anarchistes, par exemple, pendant l'affaire Dreyfus ? Ils n'ont même pas réussi à supprimer une seule des abominations militaires ; ils n'ont même pas déchiré ou au moins fait abroger les lois scélérates.
Dès le début il en a été ainsi. Les risibles pontifes de la doctrine n'ont jamais eu d'autre souci que celui d'imposer leurs dogmes imbéciles. Ils se sont toujours opposés à tous les actes, à toutes les tentatives qui n'étaient pas en strict accord avec les préceptes de leur catéchisme ; ils s'y sont toujours opposés, dis-je, et sournoisement, et hypocritement. Voulez-vous des preuves ?
Et les dogmes n'existent, dans l'Anarchisme comme ailleurs, que pour entraver l'action libre. Comme exemple, je n'hésite pas à choisir le dogme antiparlementaire.
« Le système parlementaire doit disparaître, dit l'Anarchisme ; donc abstenez-vous ; ne soyez ni électeurs ni candidats. » Et l'Individu doit croire ça, obéir à ça. Oui, même s'il est convaincu que la tactique imposée est idiote ; même si une étude approfondie du système parlementaire lui a démontré que ce système exécrable doit, pour être supprimé, être attaqué non seulement du dehors, mais du dedans ; même s'il se sait la force et les connaissances nécessaires pour accomplir cette œuvre de démolition interne. Non, l'Individu n'a pas le droit de faire ce qu'il pourrait faire. Ce ne serait pas anarchiste. Abstention ! Il doit s'abstenir. Il doit capituler.
Que les individus capitulent devant leurs dogmes, voilà quelle a toujours été la préoccupation des pontifes. Les individus qui ont agi d'une façon qu'on s'obstine, je ne sais pourquoi, à qualifier d'anarchiste (et qui est simplement révolutionnaire), ont agi ainsi non en vertu de leur anarchisme supposé, mais en dépit de l'Anarchisme. Voilà une chose que je me fais fort de prouver. L'Anarchisme, doctrine, s'oppose à l'action révolutionnaire.
C'est tellement vrai qu'aujourd'hui il y a une levée de tabliers – les tabliers maçonniques sont devenus les boucliers de l'Anarchisme – contre les individualistes et les syndicalistes qui se sont, dit-on, coalisés pour créer l'Internationale antimilitariste – cette Internationale que les pontifes, et leurs ouailles, haïssent d'instinct.
Et pourquoi ? Parce qu'ils savent, parce qu'ils sentent qu'elle va agir, et agir librement. Parce qu'ils sentent que, comme le dit très bien Yvetot, c'est l'action parallèle des groupements syndicaux et de cette Internationale qui seule pourra provoquer la secousse révolutionnaire.
Mais si l'Anarchisme s'oppose à l'action, il laisse la porte ouverte à tous les agissements stupides, à toutes les démonstrations vaines qui grotesquement parodient l'acte ou la pensée. Il offre liberté pleine et entière aux phénomènes de foire, cannibales de l'hypoténuse, moutons à trois pattes du Grand Orient, etc., de parader sur ses tréteaux.
A-t-on jamais entendu parler d'un conservateur-anthropophage ? ou d'un radical-chrétien ? ou d'un socialiste-naturien ? De telles monstruosités sont réservées à l'Anarchisme. – L'Anarchisme est une Cour des Miracles altruistes, où les traîne-morale du monde entier viennent ravauder leurs vermineux syllogismes et maquiller leurs jambes-de-Dieu.
Et l'on est poursuivi par l'écho de cette vieille et enfantine rengaine : « Il faut supprimer l'autorité. » L'antithèse imbécile ne vous lâche point, s'accroche à vous : Liberté-Autorité. – Sophisme faiblard qui cherche à introduire arbitrairement dans les choses une opposition impossible, d'abord (et plus arbitrairement encore) introduite dans les mots.
Non, ce n'est pas l'Autorité qui est opposée à la Liberté, c'est la Socialité. Et ce sont les deux tendances humaines, l'une sociale, l'autre insociale (manifestées, l'une et l'autre, par l'autorité) dont le conflit doit réduire au minimum les antagonismes d'intérêts (le plus souvent aveugles) qui divisent l'humanité. Ce conflit, donc, doit être permanent, et dans l'individu et dans l'espèce. L'autorité, par conséquent, ne doit être ni niée ni méprisée. Elle doit être exercée. Elle doit être exercée par les déshérités, sans trêve, révolutionnairement.
Cependant, sous le bonnet kalmouk, recousu de ligneul, qui lui couvre les yeux et les oreilles, l'Anarchisme marmonne. Et il cite Pierre, Jacques – et Proudhon.
Pas de chance. Proudhon, d'abord, quoique grand homme, n'est point un dieu. Ensuite, n'a-t-il point écrit : « Tout le mal du genre humain vient de la soumission à l'autorité » ? Ce qui veut dire, à moins que je ne comprenne plus le français : si vous voulez être heureux, ne vous soumettez pas à l'autorité ; c'est-à-dire, révoltez-vous ; c'est-à-dire à l'autorité qui vous opprime, opposez votre autorité de révoltés. Mais Proudhon le crie d'un bout à l'autre de ses œuvres, qu'il faut faire usage de l'autorité ! C'est peut-être le seul point sur lequel il ne se contredise pas. Que signifie-t-elle donc, cette sentence de la Loi des Douze tables, qu'il inscrit en tête de son livre sur la Propriété ?
Du reste, Proudhon aurait-il dit (ce qu'il n'a jamais fait) que le mal humain vient de l'existence de l'autorité, que cela ne prouverait rien. On pourrait dire, avec autant de raison au moins, que ce mal vient de ce que l'homme a perdu, de plus en plus, le sentiment artistique ; ou, plus justement encore, de ce qu'il persiste à oublier qu'il est un animal terrestre. Mais la question n'est plus là.
Elle est tout entière ici : nous nous trouvons, pour le moment, dans une situation misérable, honteuse et stupide. Pour les Riches, aussi bien que pour les Pauvres, l'état présent est irrationnel. Il ne peut durer. Il est inutile, insensé, de vouloir le prolonger. Que faut-il faire, tout de suite, pour y mettre un terme ? Comment faut-il agir, de quel point de départ, et dans quelle direction ?
À ces questions, je constate que l'Anarchisme ne me donne aucune réponse nette et satisfaisante. Donc, après avoir rendu aux chrétiens l'An-archie (qui lui appartient), je laisse l'Anarchisme à la disposition de ceux qui lui appartiennent. Qu'ils subissent son autorité, à gogo ; qu'ils acceptent les cartes qu'il leur distribue ; et qu'ils la replâtrent de temps en temps, avec des truelles maçonniques. Il en a besoin. Ça se crevasse.
Je manquerais à tous mes devoirs de « néopoliticien » si je m'arrêtais là ; je veux expliquer comment on peut trouver la réponse aux questions devant lesquelles l'Anarchisme reste muet. Je le ferai, dans le prochain numéro, sous le titre L'Âge d'or. Le Parti des Purs est spécialement invité. Communication urgente.
(L'Ennemi du Peuple, n° 27, 1er-16 septembre 1904,
et n° 28, 1er-15 octobre 1904.)
Puisque le nouveau parti sera révolutionnaire, et exclusivement révolutionnaire, il ne pourra négliger aucune occasion d'augmenter sa force, non seulement intellectuelle, mais matérielle ; il ne pourra, par conséquent, négliger de s'emparer, chaque fois que ce sera possible, des moyens de défense de l'ennemi. Il comprendra donc qu'il a tout intérêt, non à supprimer l'Armée, mais à s'en servir ; à s'en servir, au moins, dans les limites du possible. Et il est hors de doute que la constitution effective de l'Armée Nationale, c'est-à-dire l'appel et l'armement de tous les hommes valides, donnera aux révoltés des possibilités qui ne leur sont point offertes par le maintien de l'armée sur le pied de paix.
L'armée active d'aujourd'hui est presque tout entière au service de la bourgeoisie ; l'armée nationale de demain mettra sûrement une force énorme au service des déshérités. Des événements qu'on peut prévoir augmenteront vite cette force. Il s'agit donc seulement de déterminer la constitution de cette Armée Nationale ; c'est-à-dire de provoquer une mobilisation. Le nouveau parti ne devra hésiter à employer aucun des moyens qui pourront produire un tel résultat.
L'hésitation en effet serait trop bête. Les révolutionnaires préconisaient la violence ; ils ne sauraient donc logiquement refuser d'accepter des engins de destruction. Ils font appel au concours de leurs semblables ; ils ne sauraient donc refuser de les recevoir dans leurs rangs sous prétexte qu'ils viennent à eux le fusil sur l'épaule et les poches pleines de cartouches. Si la situation qui leur met les armes à la main est une situation troublée – que peuvent-ils désirer de mieux ?
Si l'on est révolutionnaire – je regrette d'avoir à écrire des choses pareilles, mais c'est devenu nécessaire –, on doit désirer la révolution. Qu'on préfère un moyen à un autre, je le comprends ; encore faut-il que ce moyen soit pratique. Les moyens de révolution ne sont pas très nombreux. On préconise la Grève Générale ; la Grève Générale (en admettant qu'elle ne soit pas, comme les autres grèves, un instrument douteux de réforme) peut en effet conduire à la révolution. Mais c'est seulement en raison de ce fait qu'elle produira de graves troubles sociaux ; disons le mot : qu'elle provoquera la guerre civile. Les possédants, menacés, se défendront ; ils attaqueront, même, probablement ; voyez ce qui s'est passé à Cluses. Guerre civile, donc. De deux choses l'une : les révolutionnaires seront vaincus, ou vainqueurs.
Supposez qu'ils soient vaincus (et c'est ce qui leur arrivera, probablement, pour les punir d'avoir commencé sans armes une lutte dans laquelle leurs adversaires sont armés jusqu'aux dents). On les fusille, on les déporte ; l'ordre règne. Rideau pour plusieurs lustres.
Supposez au contraire qu'ils soient vainqueurs. La situation est plus grave encore. Les gouvernements des pays voisins, solidaires des gouvernants vaincus du pays révolté, attaquent de suite ce pays. La guerre entre-nationale ne peut être évitée. Douter de ceci, c'est ignorer profondément la situation actuelle de l'Europe. Et c'est sans doute la défaite pour les révoltés, affaiblis par la guerre civile qui a précédé. Alors, pourquoi ne pas commencer par une guerre entre-nationale qui amènerait immédiatement la Révolution et lui donnerait toutes les chances dans le conflit ? La Nation armée, par le fait même qu'elle sera armée, pourra devenir en réalité la Nation ; ce sera simplement une question d'énergie.
Je n'ai pas l'intention de préconiser une guerre entre-nationale comme l'unique moyen de Révolution. Les événements, que nous ne pouvons prévoir que dans une faible mesure, peuvent nous en offrir d'autres. Je veux seulement faire voir que c'est un moyen de Révolution et un bon moyen. L'action habile et discrète d'un petit nombre d'individus peut aujourd'hui déterminer une guerre ; il est facile de placer un gouvernement dans une situation telle qu'il ne puisse échapper à la nécessité d'une mobilisation.
La guerre, il ne faut point l'oublier, armerait tous les hommes valides, donc une grande majorité de prolétaires dont beaucoup sont aujourd'hui conscients ; elle produirait une épouvantable confusion dans toutes les institutions présentes ; les défaites initiales (qui, dans le cas de la France, ne peuvent être évitées) aggraveraient cette perturbation. En somme, l'Armée Nationale que la guerre – qui, dit-on, ne produit rien – nous a donnée, est l'arme la plus formidable que les peuples aient jamais pu tourner contre les gouvernements du Monopole et du Meurtre. Reste seulement à savoir si ces peuples auront le courage de s'en servir. Il faut risquer sa peau. C'est là, comme dit Nacht, l'unique question.
Alors ? « Alors, murmurent les culs-de-jatte du Pacifisme et les cagnards du Dogme, asseyons-nous un peu ; ça va se passer. La paix hypocrite d'aujourd'hui est un fléau ; mais nous allons bientôt organiser une procession et sortir les reliques, pour le conjurer. En attendant mettons des pièces au soulier de l'Idée qui marche, faisons sauter le lapin de l'Altruisme, et abstenons-nous de voter. »
De braves gens écoutent ça ; indignés d'abord ; et puis, écœurés ; et puis, découragés. Et l'on attend ... Quoi ? On attend que les pasteurs des peuples agissent, afin d'essayer de les embêter un peu. – Que fera-t-on en cas de guerre ? Une petite grève ? Une petite manifestation ? Qu'est-ce qu'on dira aux canons qui roulent ? Et cætera ... Et les deux Internationales, la Jaune et la Noire, observent, écoutent, complotent. Elles savent quelles armes terribles peuvent devenir, aux mains des révoltés, les armées nationales que la guerre força aux Riches à donner aux Pauvres. Elles savent qu'elles sont perdues, toutes deux, si les révoltés ont jamais l'audace de se servir de l'arme terrible. Et elles font des plans pour la suppression sournoise de ces Armées Nationales que les Déshérités ne songent point à appeler à l'existence réelle. L'établissement d'un système d'arbitrage, par exemple, permettrait la diminution progressive des effectifs ; et l'on pourrait ainsi reconstituer sourdement, sous les bénédictions des églises et la joie des foules abruties, les anciennes armées prétoriennes, sûres auxiliaires de la police. Une petite guerre européenne, une guerre limitée, n'aiderait-elle point, en alarmant toutes les lâchetés, au succès de l'entreprise ? C'est à voir. .. En tout cas, l'existence du magnifique système social actuel ne doit pas être laissée plus longtemps à la merci d'une mobilisation que les révoltés – ô horreur ! – songeront peut-être un jour à provoquer...
Eh bien ! il ne faut point que ces brigands, que ces assassins et ces voleurs, continuent à piller et à tuer impunément sans jamais rencontrer d'autres obstacles que les risibles protestations des bonzes du pacifisme et les excommunications des fakirs de la morale future. Il faut que devant eux les meurtriers et les filous des Internationales Jaune et Noire voient se dresser partout les honnêtes gens de l'Internationale rouge. Il faut, de plus, que ces gredins soient attaqués chez eux, attaqués incessamment et férocement, par les hommes qui considèrent comme honteux l'état social actuel et qui, méprisant toutes formules, veulent le supprimer de la façon la plus rapide. Ces hommes, qui non seulement croient à l'urgence d'une Révolution, mais qui sont résolus à la hâter de tout leur pouvoir, doivent s'unir, dans chaque pays, en dehors de toute coterie et de tout dogme, avec la ferme résolution de tuer la Servitude et la Misère. L’œuvre de délivrance est sans doute difficile ; mais elle est possible aujourd'hui. Demain, elle ne le sera peut-être plus.
Cette œuvre, un Parti révolutionnaire français composé d'individus décidés à arracher les masses à leur veulerie – même en les jetant au carnage – peut l'accomplir en France. Nous voulons l'homme libre sur la terre libre. En avant ! La fin justifie les moyens. L'Armée Nationale, si nous savons oser, nous donnera des armes pour conquérir la terre ; – et cette terre arrachée par la force intelligente à l'esclavage, en restituant à l'homme toute la dignité courageuse de son instinct combatif, lui rendra à jamais impossible la servitude militaire.
(L'Ennemi du Peuple, n° 29,15 octobre- 1er novembre 1904.)
L'action libertaire a été politique, exclusivement politique. Je l'étudie ici historiquement, sans aucun parti pris pour ou contre, et comme une chose du passé. Je suis convaincu que cette action est, aujourd'hui, arrêtée ; et, en dépit de quelques convulsions encore possibles, mais fatalement vaines, arrêtée définitivement. Voici pourquoi : depuis l'établissement des États modernes (monarchies ou républiques constitutionnelles), les citoyens des différents pays se sont divisés en deux partis principaux dont les noms ont différé, et diffèrent, mais auxquels on peut en somme appliquer les étiquettes anglaises de Conservateur et de Libéral. Ces deux partis (qui n'étaient, au fond, que la figure politique de deux conceptions religieuses) ont eux-mêmes engendré dernièrement deux autres partis, composés d'hommes qui cherchent plus ou moins consciemment à pousser jusqu'à leurs dernières conséquences les principes de chacun des deux systèmes : le parti Socialiste et le parti Anarchiste. Le socialiste est un extrême-conservateur ; l'anarchiste, un extrême-libéral. L'espace m'est limité, mais j'espère qu'on me comprendra. Le socialisme et l'anarchisme, bâtards du conservatisme et du libéralisme, doivent nécessairement s'arrêter au moment précis où ils ont atteint les dernières limites des systèmes qui leur ont donné naissance. Leur mission semble être, en réalité, de démontrer l'inanité de ces deux systèmes, et de disparaître en même temps qu'eux.
FIN DE L’EXTRAIT
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© 2016 — Les Éditions de Londres
ISBN : 978-1-910628-68-3