Carnets d’un fou
2000
Michel Host
CARNETS D’UN FOU – 2000
« Le souvenir est bénéfique parce qu’il élargit la mesure de ce qu’on peut concevoir. Mais il faut particulièrement veiller à ce qu’il n’écarte jamais l’atroce : le souvenir peut lui façonner une forme différente de l’original, mais il ne doit pas paraître moins cruel, plus supportable, ou moins insensé, que ce que fut le vécu ; il doit rester tranchant, amer et ne pas se satisfaire du fait qu’il est achevé car rien n’est jamais achevé.
La véritable valeur du souvenir tient précisément en cette perception que rien n’est achevé. »
Elias Canetti, Le territoire de l’homme.
Les derniers hommes ne pleureront pas.
Elias Canetti, Le territoire de l’homme.
CARNET DE JANVIER 2000
# - Pourtant, oublier est indispensable. On deviendrait fou sinon.
# - "Je voudrais mourir maintenant" - vient de nous dire au téléphone une vieille dame de santé fragile que ses neveux ont placée dans une maison où elle ne se plaît pas, où il arrive que l'on rudoie les pensionnaires. En ces lieux, une seule personne est au service de vingt vieillards auxquels les plateaux-repas arrivent refroidis. Sa voisine de lit ne peut plus se contrôler et passe ses nuits dans des couches souillées qu'au matin personne ne vient changer. À Paris, et dans quelques villes épargnées par les ouragans, les inondations, la marée noire, cette nuit, on s'est réuni en troupeaux bêlants sur les places, les avenues, dans la pensée claire ou floue d'avoir fait un pas en direction du Progrès. Le temps sépare plus qu'il ne réunit.
# - La troupe auvergnate qui s'est installée aux commandes de France-Culture a failli à sa mission. On n'y entendra nulle bourrée. Les plages musicales sont américaines - partitions du Grand-Inculte -, et on ne se différencie plus des "enfouisseurs" : Sky-Rock, Energy... Être mondialiste ou ne pas être, c'est la devise. Médiocrité pour tous, programmes ineptes et bavards, l'exception du samedi tenant aux Alain Finkielkraut, Jean-Noël Janneney et à quelques autres. On souhaite qu'ils puissent résister quelques temps encore. Pour le reste de la semaine, la culture s'est réfugiée chez l'ennemi, sur Radio-Courtoisie où, lorsqu'on ne fait pas dans le lepénisme charançonné ou le colonialisme recuit, on écoute Jean Causse commenter son Initiation à l'art des cathédrales. On y parle aussi le français. ̶ 1 / I / 2000
# - Clonage humain. L'idée, en dépit des comités d'éthique, reprendrait du poil de la bête. L'humanité choisira-t-elle un mode inédit de suicide par infinie réduplication ? ̶ 2 / I / 2000
# - Les nouvelles de l'Erika, navire pétrolier maltais gisant au large de la pointe de Pen'march, n'ont rien de réconfortant. Vingt-mille tonnes de mazout gluant gisent par cent vingt mètres de fond. Elles ne demandent qu'à s'échapper de leurs cuves malmenées par les courants, peut-être fissurées, pour souiller les côtes pendant des mois encore, tuer l'économie de ces régions maritimes et achever l'extermination des oiseaux marins. On ne pourra pomper cette infection qu'à l'été. Les aboyeurs télévisuels (qui formatent les têtes et à y inoculent la pensée officielle) se satisfont de constats éplorés et désespérants. Ils agitent des leurres devant les yeux vides du téléspectateur. Jamais il n'est question de dénoncer les scandales tels celui de l'affrètement de tankers pourris naviguant sous pavillon de complaisance, celui de la non obligation de dégazage pour les transporteurs de produits nocifs avant qu'ils aient quitté un port, ce qui équivaut à l'autorisation implicite de laver les cuves polluantes en pleine mer. ̶ 3 / I / 2000
# - Atelier d’écriture I. Commencé cet atelier avec vingt-trois jeunes filles composant une classe du lycée Jean Moulin, au Blanc-Mesnil. Notre lieu de réunion, la médiathèque. Première impression : désastreuse. Ces jeunes filles sont venues en compagnie de leur professeur de français et d'un autre professeur. L'âge moyen est de seize ans. Niveau scolaire : troisième peu avancé. Installation : tapageuse. Incapacité du groupe à se maîtriser suffisamment pour écouter qui et quoi que ce soit. Le professeur de français ne tarde pas à être traité publiquement de "psychopathe" par l'une de ces douces enfants. Elle connaît au moins le mot, se préparant, m'a-t-on dit, à des activités paramédicales et sociales. Je ne peux venir à bout des présentations réciproques. Ces demoiselles semblent s'intéresser fort peu à elles-mêmes comme à tout ce qui pourra être dit et fait ici. J'ai le plus grand mal à leur parler de façon suivie. Deux ou trois d'entre elles interrompent tout discours avec sonorité et violence, manifestant une agressivité inouïe et sans lien décelable avec les circonstances.
J'imagine qu'elles sondent le terrain, cherchant à discerner les limites de l'action possible contre ce qu'elles se représentent - non entièrement à tort - comme l'institution qui les ennuie quotidiennement. Mû par une froide irritation, je vole un instant dans les plumes de cette volaille, lui indiquant les frontières de ma patience. Le calme se rétablit alors et nous entamons des activités d'écriture dans un climat rien moins que serein. Je m'arrête auprès de chaque petit groupe où aucune idée n'émerge. Une seule jeune fille avait écrit "quelque chose" en prévision de l'atelier, je recueille son texte. Les choses vont s'apaisant. Quatre ou cinq montrent alors un discret et touchant intérêt pour la proposition qui leur est faite. Je découvre que cette minorité s'était jusqu'ici comportée avec une réserve plus que prudente. Je fais écho et réponds de mon mieux à trois ou quatre questions. C'est le langage qui fait défaut : on s'exprime de façon hésitante, approximative : il faut réajuster les mots à la pensée. Elles ne sont qu'à peine responsables de cette jachère des cerveaux, la pédagogie contemporaine ayant fait de l'apprentissage de la langue le lieu du déplaisir, de la confusion et du pédantisme de la fausse science.
Il se confirme que la minorité de bonne volonté était sous la coupe de l'impressionnant sans-gêne d'une majorité virulente, laquelle est pour l'instant mise sous l'éteignoir. Du coup, les "opprimées" se désignent, découvrant qu'elles n'opposeront pas de fin de non-recevoir aux avances et suggestions qui leur seront faites. Nous avons ainsi une douzaine de séances devant nous. J'imagine que nous ferons quelque chose. Et quelques progrès dans l'art de s'entendre, de parler et d'écrire.
Philosophie de l’atelier d'écriture. Désir de ne pas demeurer à l'écart de la difficulté ? Philanthropie inavouée ? Ou ce vieil humanisme auquel je ne renoncerai pas ? La philosophie d'un atelier, tel celui-ci, est toute pratique : la difficulté est bien là et il nous faut l'aplanir.
# - Constat: la politique d'immigration économique inaugurée par la droite, conjuguée avec l'absence de politique d'assimilation et d'éducation de la gauche - laquelle n'a jamais persisté que dans le trompe-l'œil de l'idéologie affichée -, cela n'a engendré que ghetto, involution, régression: ces jeunes filles, pour l'instant, ne me semblent établies nulle part, ni dans leurs cultures d'origine, ni dans aucune sorte de culture. ̶ 5 / I / 2000
# - Dites à deux bourgeois : "D'un bourgeois de droite à un bourgeois de gauche, le dénominateur commun est bourgeois." Celui-là rira de bon cœur, celui-ci grimacera et vous tournera le dos. Le premier sait et avoue qu'il met l'argent au-dessus de tout ; le second adore aussi le veau d'or, mais dans le secret de son cœur. Quoique non moins répugnant, je comprends mieux le premier. ̶ 6 / I / 2000
# - Artémis s'embourgeoise en sa vie parisienne. Gourmandises et sommeil lui font un poil soyeux et une bedaine de notairesse. Avec cela, l'esprit de ne jamais s'ennuyer.
# - Ma conviction est que TOUT CE QUI A ÉTÉ ÉCRIT, S'ÉCRIT ET S'ÉCRIRA EST MENSONGE. Gilgamêsh, mensonge. La Bible, mensonge, Dieu n'existant pas. Les écrits patristiques dissertent sur le vent. Et mensonge d'abord et seulement par les mots. La vérité se passe de mots, elle éclate.
# - Le journal est une mise-en-scène de soi, une fiction, dont l'énorme substrat d'autosatisfaction m'a toujours écœuré. C'est le sentiment qui m'est le plus étranger, et déjà pourtant me sentir satisfait en écrivant ces mots !
La littérature est donc grâce et plaisir du mentir, soit le clairement nommé mentir vrai.
7 / I / 2000
# - Atelier d’écriture II - Mes jeunes filles du Blanc-Mesnil se sont mises au goût du jour. À l'exception d'une seule, qui écrit semble-t-il comme elle respire, la plupart des autres ne produisent que de maigres efforts. Elles ont rédigé jusqu'à douze et vingt lignes. L'espoir fait vivre. Je ne désespère pas d'en obtenir davantage et de bien meilleur. Un épisode pittoresque : deux d'entre elles arrivent avec un considérable retard, entrent dans notre salle de travail comme dans un moulin, ne prennent pas la peine de s'excuser, cela ne paraît pas entrer dans leurs mœurs. L'une se dirige vers le groupe des amies, relève ses jupes et fait admirer ses nouveaux dessous. Le jury opine du bonnet. Pour rétablir un semblant de décence, je fais observer qu'un atelier d'écriture n'est pas un défilé de mode. On en convient. On se remet à écrire. ̶ 12 / I / 2000
# - Hier soir, à la Maison de la Poésie, très belle lecture de poèmes par Fred Personne, ponctuée des notes nerveuses d'un accordéon. Programme sur ses deux jambes : Douce France et Dure France. Alternance des dits du plaisir de vivre, de la beauté du monde et de son horreur, de ses violences ; poésies de combat... 48... 70... 14-18... 40... toute l'abjection d'un siècle et demi, et tout l'honneur des hommes qui n'abdiquent pas. Émotion grande, vérité, simplicité du dire, Fred Personne ne donne ni dans l'effet surajouté, ni dans l'emphase, il fait vivre comme s'ils étaient vivants, devant nous, dans leur prime émotion, les Francis Jammes, Henri Bataille, Anna de Noailles, Victor Hugo, Jean-Baptiste Clément, Marceline Desbordes-Valmore, Guillaume Apollinaire, Benjamin Péret, André Hardellet, Tristan Derême, Pierre Jean-Jouve, Francis Carco, Robert Desnos, Max Jacob, Louis Aragon, Jean Cayrol, Jacques Prévert, Léo Larguier, Lucien Jacques, Jules Lefèvre-Deumier, Georges Chennevière, Paul Eluard, Charles Baudelaire (Enivrez-vous)... Quel éventail ! Quels trésors d'âme et d'humanité scandés, énoncés ! Une émotion du dire et du penser comme on en éprouve de rares fois dans une année.
# - Le roman est lui aussi en chantier. Il va, lorsque du moins je m'y mets. La difficulté, l'effort monstrueux qu'exige le roman me rebutent davantage. Et il me semble que les romans, aujourd'hui, les miens en tout cas, s'écrivent en pure perte, comme objets anciens destinés à l’enfouissement dans des sables mésopotamiens. On ne les mettra au jour que dans des siècles, des millénaires, ou on ne les reverra plus jamais. La question de ma foi en la postérité ? Difficile ! Croire en quoi que ce soit n'est pas dans ma nature. ̶ 14 / I / 2000
# - Sortie des écoles, sortie des gogols. Plaignons les professeurs. (Collège Gustave Flaubert, avenue d'Ivry, XIIIe) ̶ 17 / I / 2000
# - Galliano-Dior, haute couture... une collection inspirée des haillons des S.D.F. et autres rebuts sociaux que produit à foison le système. Au Figaro, on en bée, on ne sait si d'admiration ou de satisfaction scandalisée. La bourgeoisie n'en revient pas de l'audace esthétique de son propre cynisme.
# - Puisque nous passons par Le Figaro, le supplément livres-culture de ce 13 janvier 2000 est un modèle sans doute insurpassable. Outre l'habituel "tournez manèges !", on y lit le chronique d'A.B., comme par hasard consacrée à un livre-Grasset, soit à un roman de D.F. : mélange inextricable de cuistreries, de logomachies, parallèles aberrants, énoncés entortillés et filandreux d'un phraseur atteint de sénilité... tel que, si l'on était la cible de tant de cafouilleuses attentions, on aurait honte. Le plus comique est que le romancier, je le suppose étant donné les mœurs du temps, remerciera pour ce triste potage.
Dans le même supplément, je ne trouve pas mal non plus la recension d'un roman de P.G., lequel sent son bœuf mode à plein nez, par un certain N. d'E. d'O. Est-il jeune, est-il vieux, celui-là ? Il porte un nom qui sans doute l'autorise à manier la brosse à lustrer, l'hyperbole et le lieu commun avec une maestria peu ordinaire. Félicitations, monsieur ! Quant au romancier, il se rengorge, prenant la peine de nous indiquer que, dans une liste onomastique codée figurant dans son livre, il a placé l'anagramme de son nom. Où va-t-il chercher tout ça ?
Enfin, très prometteur encore, un certain J.B. descend en quelques lignes l'excellent recueil de nouvelles d'Annie Saumont - Noir, comme d'habitude -, coupable de l'avoir attristé, d'"abuse[r] des situations hyperréalistes" (cette observation a-t-elle un sens ?), de manquer d'humour comme de "trouvailles littéraires". Ce monsieur ne sait pas lire et ne le saura jamais. Annie Saumont est au-delà du jeu stérile des trouvailles : elle travaille et met en travail la phrase comme personne, sa cadence est unique (J.B. n'est pas sensible à la cadence), elle chahute de façon on ne peut plus personnelle la ponctuation, et surtout, avec un sens très vif de l'ellipse, elle fait surgir les faits de l'expression intérieurement monologuée de ses personnages qui, avec beaucoup de légèreté, un à-propos accordé à l'expression de notre temps, avec sa respiration heurtée, est parfaitement original. Annie Saumont tire la leçon de Joyce sans en être l'esclave, elle ouvre ses champs à l'air du large littéraire. Quant à la tristesse, il faut écrire dans le Figaro pour prétendre regarder notre monde tel qu'il va sans en éprouver quelque affliction. Cela dit, une nouvelle comme Anniversaire n'ouvre en rien sur le désespoir. D'autres sont de véritables chefs-d'œuvre de drôlerie et d'ironie, en dépit de ou grâce à leur noir contexte. La visite (l'écrivain dans ses bonnes œuvres en milieu carcéral) ne concède rien aux modes du jour et fait sourire de bout en bout ; J'ai un tatouage sur le bras droit, oui, est une merveille noire, mais une merveille. Ce monsieur est bien là où il est : il n'aime pas la littérature, il est sourd, il est aveugle, donc parfait dans son rôle de chroniqueur des lettres. ̶ 18 / I / 2000
# - L'histoire n'est pas une science, il est vrai. Elle l'est cependant sur un point et un seul, celui de la bêtise et de la méchanceté des hommes, dont les méfaits sont aussi reproductibles que prévisibles. C'est là une marque définitoire de la science, m'a-t-on appris.
# - On meurt alentour.
Vient-il le temps où nous irons à plus d'enterrements que de baptêmes ? Il n'est plus d'espoir qu'en la déchristianisation de nos contrées et ces nouvelles façons de mettre les morts en bière comme on poste des lettres anonymes.
# - Violence dans les écoles, les collèges. Professeurs agressés, molestés. Poignards et revolvers... viols de lycéennes par leurs condisciples... Condisciples... le mot a-t-il encore un sens ? Nouvelles en rafales, comme si les langues se déliaient soudain... nouvelles effarantes : un lycéen est torturé par ses camarades de classe durant plusieurs mois, l'infirmière du lycée finit par soupçonner quelque chose ; un élève de 6e échappe de peu à la défenestration que veulent lui faire subir de plus grands, véritable tentative d'assassinat ; une jeune fille est sauvagement battue par des garçons de son lycée... Nous faisons récolte de nos semailles : introduction à surdose de la violence américaine, sous les formes les plus détournées (économiques) comme les plus agressives pour la pensée et l'imagination (l'imagerie US).
Nous régressons vers d'étranges barbaries. Les belles âmes nous disent : "Croyez en l'homme, tout s'arrangera." Âmes de curés, miroirs qui réfléchissent mal ou pas du tout : les églises sont vides, les Lumières sont éteintes, le chromo US triomphe, les industries du décervelage (jeux vidéo, téléfilms) font florès. La misère économique, bien réelle, ne peut tenir lieu de seule explication. Dans les décennies passées, de pires misères existaient sans que la férocité juvénile se donnât les coudées aussi franches. Les responsables politiques et religieux, les autorités morales se taisent. Je crois à quelque chose : à leur essentielle lâcheté. ̶ 19 / I / 2000
# - En état d'ébriété, il veut tuer sa femme, ne parvient qu'à la blesser grièvement. Conclusion de l'enquête en termes de commissariat : tentativre de meurtre.
# - Mon libraire de quartier "en a marre". Il veut changer de métier, se salarier. La mévente des livres et de la presse le met dans une situation financière chaque jour plus difficile. Cette société prône le muscle contre le cerveau, les résultats s'inscrivent au tableau d'affichage. Comme dans un match, ils sont incontestables.
# - L'ami Dominique Noguez se trompe à espérer que l'on puisse "aimer à la fois le couscous et le cassoulet, le thé à la menthe et le vin de Chinon" et être de l'Islam (soumission) et de France (révolution) dans le même mouvement. Rabelais nommait également couscouton le cassoulet et le couscous. Tout cela est fini, ou presque. Certains peuvent s'engager dans cette voie large, c'est à leur honneur, à l'honneur de leur cœur et de leur ingénuité. Entre modèle US et islamisme rampant (rappelons qu'il le restera seulement jusqu'à modification du rapport démographique), nous sommes mal engagés. Jamais les fondamentalistes musulmans ne tolèreront les femmes libres et cultivées, la mixité dans les écoles, la langue française ni toute forme de parité entre cultures. Il faut espérer dans les intellectuels arabes et dans les jeunes filles et femmes maghrébines : là est le défaut de la cuirasse de cette authentique machine totalitaire qui marche contre nous.
Suis-je réactionnaire ? Pourquoi m'inquiété-je encore de cela ? Une foi ne recule qu'en mourant.
# - À la question de la techno-science (blé qui ne donne pas de semence féconde : Terminator, semence qui se réserve et s'oublie, Sperminator, etc... sans parler de tout ce que nous n'imaginons même pas des futures manipulations du vivant), la réponse du principe de précaution (dernière faribole à l'usage des naïfs) sera inopérante. Elle ne pèsera rien face au principe de commercialisation. Il y faudrait une éthique. Mais toute tentative morale est vue aujourd'hui comme la nouvelle Bête 666. Cela se paiera d'un prix inouï. ̶ 23 / I / 2000
# - Amuser les enfants est une tâche indispensable.
# - Qu'un écrivain me déçoive et les quelques livres que j'ai de lui finissent en élévateurs de pieds de lits, à la campagne. N'est-ce pas rendre utile la critique littéraire ? ̶ 27 / I / 2000
# - Plaisante affaire que de voir M. Allègre et Mme Ségolène Royal (qui ont à voir, dit-on, avec les services supérieurs de l'éducation nationale) courant aux écoles y éteindre les incendies qu'ils ont eux-mêmes allumés par leurs discours creux, leurs vagues initiatives sur l'enfant promu citoyen avant d'être conscient et responsable, précédés en tout cela par le top model sur le retour, Jack Lang, en son temps thuriféraire des arts du tag et du décervelage sonore techno... Aux petits imbéciles fascisants qui font peser sur le peuple écolier et ses maîtres la terreur de leurs violences, par ces gens-de-gôche formés, tolérés, encouragés, ils prétendent aujourd'hui enseigner la morale ! ̶ Le joli mot ! La jolie chose ! ̶ Il n'y a pas un mois encore déclarée apanage exclusif des réactionnaires les plus rances. On fera désormais appel à la police en cas de bris de mobilier dans les établissements scolaires. Fini le laxisme ! Voilà qui ne manque pas de piquant ni d’allure. À quand le mitard et les quartiers de haute sécurité dans les collèges, les lycées ? Imaginez le tollé si un ministre de droite avait, naguère, proposé le quart d’une telle mesure. Que de protestations indignées, d'envolées enflammées ! Aujourd'hui, pas un mot. La pensée formatée ne pense plus. Elle attend que ça se tasse. Il y a d'ailleurs tout lieu de penser que de cette morale de la rédemption on ne se souviendra plus dans six mois. [¤ - Ce qui s’est produit, en effet !]
Le ragoût pédagogique ne manque pas de sel, de ce sel répandu sur les blessures pour que l'on souffre davantage. Je repense à cette saillie d'Anatole France au sujet J.-J. Rousseau : "Sa doctrine est celle des hommes qui n'ont jamais ri. Elle ramène l'homme au singe et se fâche hors de propos quand elle voit que le singe n'est pas vertueux."
Ce qui se programme ici, avec l'accord de nos irresponsables politiques, c'est la transformation des lieux d'enseignement en maisons de redressement, en parcs pour irracionales (animaux, en vieil espagnol), en espaces d'isolement... Il va falloir modifier les programmes de formation des professeurs désormais promus au rang de gardiens des zoos de la République. L'enterrement de l'école républicaine devrait être une cérémonie à la hauteur de l'événement.
Les politiciens de tous bords ne s'émeuvent de cette gabegie qu'à proportion des risques encourus pour leur réélection. Pour le reste, l'école du peuple leur est une vieille lune. Leurs propres enfants, pour suivre les solides études qui leur assureront le pouvoir et l’argent dans le futur, vont d'École Decroly en École Alsacienne, de lycée Stanislas en lycée Louis-le-Grand ou Henri IV... Ensuite, ce seront les grandes Écoles, ou les Universités anglaises, suisses, américaines. Ils ne craignent même plus le réveil d'un peuple qu'ils tiennent enfermé dans les songes petits-bourgeois, la crainte du chômage et l'abrutissement télévisuel.
À dire vrai, je ne m'amuse pas, je vomis.
28 / I / 2000
# - L'autre nuit (vendredi, à quatre heures) regardé Paris enfoncé dans les brumes. Des vallons de lumières jetés entre des massifs d'obscurité. Beauté paisible de la Belle en son sommeil d'hiver. ̶ 29 / I / 2000
# - J'ai parlé à Artémis. Ce qui s'appelle parler, pour la deuxième fois ce dimanche-ci. Pour cela, pour oser m’adresser à cette chatte, il me faut avoir bu suffisamment. Il y faut aussi de la douceur, une insistance paisible, presque tendre. Elle a réagi comme la première fois - cf. Journal de vacances d'une chatte parisienne-, projetant sans violence sa patte vers moi, me touchant le visage. Cela veut dire : "Cesse, je sais que tu ne me veux aucun mal, mais tu me fais peur." A-t-il existé cet âge où hommes et animaux conversaient ? J'en doute, je voudrais y croire pourtant. L'âge d'or est en moi, nulle part ailleurs.
Ce que j'ai bu, une merveille comme il en est peu, d'un bourgogne de la Côte chalonnaise, le clos jus de François Lumpp, à Givry. Nez de mille-et-une nuits, de tendres et éclatantes rumeurs parfumées, bouche de longueur infinie, une plénitude offerte, magique présent du climat, de la terre du soleil et du vigneron.
# - Si je me représente ces quartiers des XVIe et VIIIe arrondissements, de l’avenue de l'Opéra aux frontières de Ville-d'Avray, où je ne mets les pieds que par obligation tant ils sont dépourvus des indispensables brasseries-oasis citadines, tant les femmes qu'on y croise me paraissent guignolettes blondes interchangeables, sachets sans surprises et gonflées de stupidités arrogantes - j'imagine leurs hommes allant aux putes odorantes et sublimes des zones périphériques, aux call girls… Pour changer de décor ! -, si je me représente les massifs de pierre obscure, les façades monumentales, les épaisseurs haussmanniennes, les orgueilleux et misérables retranchements du coagulum bancaire pour dynasties argentées, je pense détournements de fonds, captations d'héritages, délits d'initiés, pots-de-vin, corruption, escroqueries... je pense à tout ce qui étaie les soubassements du luxueux dépotoir des grivèleries bourgeoises. Je suis incurablement peuple, en dépit des apparences. J'ai honte des instants de mon existence où j'ai pu ressentir quelques prurits de bourgeoisie. Je pense au peuple grugé, stupide lui aussi, ahuri, fasciné, anesthésié, châtré, et je souhaite qu'il se réveille un jour prochain, qu'il mette le feu à toute cette ordure entassée. Tout comme Bloy, malheureusement sans le lance-flammes de son verbe, je hais ceux-là même que les communistes d'aujourd'hui révèrent objectivement. On ne hait plus comme il faut, de nos jours. On ne veut plus causer de peine à personne. ̶ 30 / I / 2000
# - Les Tchétchènes mènent la vie dure aux Russes. À leur propre population aussi - on pense avec effarement qu'ils sont un petit million ! - dont ils n'ont cure des souffrances. Ce qu'ils préfèrent à tout, c'est le jeu de la guerre. L'honneur d'un peuple, qu'est-ce donc s'il se résout dans son nationalisme le plus étroit, hors des limites de toute raison ? Dire pouce pour exister encore, pour ne pas mourir dans ses propres ruines, fût-ce au prix d'un protectorat, et se mettre autour d'une table pour entamer les négociations, c'est beaucoup trop demander à celui que France appelait "l'animal à mousquet".
# - La ville est poétique dans le sens où Novalis voyait le poète lui-même : "littéralement insensé[e]... [...] sujet et objet à la fois, âme et univers..." Elle est le poète, le palimpseste et le poème. Le poète (la poétesse), en ce qu'elle prophétise et se prophétise. Le palimpseste car sans cesse elle s'écrit, s'efface, se réécrit. Le poème en ce qu'à chaque instant elle exige une lecture nouvelle, une virginité.
CARNET DE FÉVRIER 2000
# - Deux romans auxquels je donne la forme d'une enquête. Le précédent, Tableaux d'une exécution, non publié, avait pour enquêteur un ivrogne sympathique. Celui-ci, dont je cherche encore le titre, en a un plus classique, plus mystérieux aussi. La question est celle de l'enquête comme structure romanesque. Cela m'attire, me convient. Sans doute parce que si l'on me chargeait d'un véritable travail de détective, j'échouerais. Les romans dits policiers, dont j'ai peut-être lu huit ou dix dans mon existence, ne m'intéressent pas en tant que créations romanesques. Pas même Simenon, Agatha Christie... ni de plus contemporains. J'y retrouve pourtant de l'intérêt si on les transpose au cinéma. L'image, pour ce qui est du genre, apporte cette couleur locale indispensable, reflet troublé d'une réalité que le regardeur (moi) croira reconnaître : cette reconnaissance se double d'une sorte de foi naïve, due peut-être à ce fait que l'intrigue policière se développe dans une logique imprégnée de fatalité ; le donné y est deux fois donné, comme invention et comme mécanisme de l'invention. Dans d'autres sortes de romans, cette couleur me paraît devoir être un apport de la fiction plutôt qu'une manière de trompe-l'œil.
Mes enquêteurs sont des amateurs, d'une efficacité des plus douteuses, presque des fantaisistes. Leurs recherches sont à peine "policières", ou pas du tout. Ce qui m'importe, c'est le machine-enquête en pleine dérive, allant à l'échec mais découvrant ce que ni les personnages, ni même l'auteur et moins encore le lecteur n’attendaient, ne cherchaient. ̶ 1 / II / 2000
# - Avec un certain Jörg Haider, lequel tient certes de scandaleux propos, l'extrême-droite arrive au pouvoir en Autriche par les voies démocratiques ordinaires et le jeu des combinaisons parlementaires. Hurlements de la bien-pensance internationale. Enfin un os à ronger ! Pourquoi une telle inconséquence ?
Quarante-huit heures après le "choc", noté un certain fléchissement dans la détermination des oppositionnels. C'est que l'Autriche a les moyens d'embarrasser l'Europe des marchandises, nul n'y avait pensé de prime abord. On s'apprête donc à mettre de l'eau dans le vin de la colère. Comme d'habitude. Que ne laisse-t-on les Autrichiens affronter les premiers la difficulté ? On verra comme ils se tirent du piège qu'ils se sont tendu à eux-mêmes ? Peut-être nous indiqueront-ils une méthode réutilisable.
# - Autre étonnement : y aurait-il assassinés et assassinés ? Pourquoi n'entend-on jamais de plainte au sujet des six millions d'Ukrainiens exterminés à la sinistre époque ? Serait-ce parce que la Bête rouge avait une plus jolie couleur que la Bête brune ? Serait-ce parce que leur camp de la mort n'était pas entouré de fils de fer barbelés ? Serait-ce parce que ces barbelés invisibles étaient d'un meilleur acier idéologique ?
Et les Tziganes d'Allemagne, presque tous anéantis ? Il est gênant pour eux qu'ils ne soient pas un peuple de l'écrit.
# - Naïves interrogations. Une encore : il s'avère que la loi du silence enfin brisée en ce qui concerne la barbarie dans les lycées et collèges de France permet l'émergence d'un fait dont personne n’imaginait qu’il pût se produire : en ces lieux d'étude et de paix, fillettes et jeunes filles sont violées de la façon la plus courante. Par qui et comment ? Collectivement, voyons!... et par leurs condisciples, souvent de leur âge, parfois encagoulés tels des folkloristes corses. Le viol des filles ferait-il désormais partie du bagage initiatique de certains garçons, entrerait-il dans les travaux pratiques du lycéen ?
Cela est-il à porter au crédit de la déculturation accélérée de notre société ? Elle garde un calme héroïque. Les tribunaux ne font-ils pas ce qui convient : condamner ces chenapans à changer de lycée ? Il faut sans doute ne pas trop s'en formaliser puisque les produits audio-visuels américains dont raffolent, dit-on, nos compatriotes, montrent à l'envi les pires violences exercées contre des femmes : poursuites, égorgements, viols, tortures variées et applications imaginatives de la terreur à la gent femelle, laquelle est le plus souvent dépeinte en parfaite idiote, mais sait hurler de manière si émouvante, se tordre de façon si convaincante sous l'oreille et l'œil des porcs-téléspectateurs, parmi lesquels, dès leur plus jeune âge, on compte les jeunes hommes, jamais assez tôt éduqués dans les bonnes manières et avertis des vrais plaisirs de la vie. ̶ 5 / II / 2000
# - Le Figaro. - Le président de la LICRA nous entretient de "L'irrésistible ascension du Führer Jörg Haider" : voilà ce qui s'appelle ne pas craindre que les mots dépassent votre pensée, ni douter que huit millions d'Autrichiens, sans revanche à prendre et bien nourris, fassent pire aujourd'hui que ne firent hier 65 millions d'Allemands en retard d'une guerre et redoutant famine et chômage. L’hyperbole a sa fonction publicitaire dans les titres des revues et journaux. ̶ 6 / II / 2000
# - Ma conviction de ce fait que tout groupe humain capable de brutaliser les bêtes sera naturellement porté à brutaliser des êtres humains m'apparaît à chaque fois plus certaine. Ces choses sont massives, à l'échelle des nations et des cultures, sans qu'elles démentent bien entendu cette évidence que dans des groupes plus généralement respectueux de la vie animale, des personnes, des individus, s'avèrent de terribles bourreaux des animaux et parfois de leurs proches et voisins de palier.
Hier, dimanche, l'émission Trente millions d'amis (A 2) nous a, pour la bonne cause, montré la scandaleuse image de chiens et de chats élevés en Chine aux seules fins d'exploitation de leur fourrure. Spectacle angoissant de chiens stressés, confinés dans l'obscurité, assis dans leurs déjections, de chats entassés, capturés au collet et étranglés ensuite sans plus de considérations. Or l'admirable civilisation chinoise traite aujourd'hui selon d'identiques procédés ses prisonniers de droit commun : entassés dans nombre de camps-prisons où leur force de travail est exploitée au prix le plus bas, où leurs corps constituent les gisements d'organes les plus aisément à portée des bistouris, prélevés pour la transplantation médicale et toutes sortes de trafics occultes.
De tels spectacles soulèvent le cœur.
L'ex-Union Soviétique, aujourd'hui Russie, ne se fait pas faute, pour la même exploitation, d'élever renards et visons en batteries, en d’authentiques camps de la mort : les images que j'ai pu en voir sont tout aussi affligeantes. La mort est donnée par électrocution et gazage. Cela ne nous rappelle-t-il pas quelque chose ? Or, l'ex-Union Soviétique nous a fabriqué de magnifiques hôpitaux psychiatriques où on ne rencontrait pas seulement les malades mentaux, de splendides goulags où les hommes crevaient comme des mouches, quelques notables exterminations de masse, et, aujourd'hui, elle mène en Tchétchénie une guerre sans pitié, pas plus pour le combattant ennemi que pour la population civile ou ses propres soldats : barbarie absolue contre l'animal et contre l'homme.
Je pense encore aux États-Unis, au Canada, où certainement ces réalités innommables sont plus masquées : élevage en camps industriels de poulets infirmes, d'animaux à fourrure... Gazage ! Électrocution ! Parallèlement, dans les couloirs de la mort, les condamnés attendent qui sa piqûre, qui son passage sur la chaise électrique. Le criminel de 17 ans sera supprimé à 27 ans, quoique devenu un tout autre homme, pour satisfaire ambitions électorales et férocités primaires d'un peuple abruti de violences. Là-bas, devant la porte de certains hôpitaux, on peut agoniser sans être secouru si l'on n'a pas en poche la carte de crédit qui donne statut d'humain acceptable. Le lien entre maltraitance animale et maltraitance humaine me paraît d'une aveuglante évidence.
Je ne voudrais pas scandaliser qui que ce fût par l'emploi que je fais, à propos d'animaux, du terme de "camp de la mort". Outre que j'ai toujours considéré les animaux, les mammifères en premier lieu, comme nos cousins, l'analogie de la procédure exterminatrice m'y invite et m'y contraint. C'est que rien ni personne ne peut m'empêcher de voir dans un chien réduit à un absolu abattement (le chien manifeste sa douleur aussi intensément que sa joie) l'image de l'âme d'un homme, quel qu'il soit, telle que réduite et humiliée par un séjour dans un camp nazi. Les méthodes, leurs fins, tout légitime ce lexique. Le grand romancier juif américain, Isaac Bashevis Singer, ne pensait pas ces choses autrement.
Qui voudra ici se scandaliser n'aura sans doute jamais considéré ̶ oubliant sa propre part animale ̶ que comme inférieure, voire indifférente ou méprisable l'existence animale. Au plan d'une civilisation donnée, c'est de la conscience préalable de la souffrance animale que naîtra la considération de la souffrance des hommes. L'inverse, en raison d'un anthropocentrisme aveugle et intéressé, ne s'est jamais énoncé comme tel dans aucun règlement, dans aucune loi. La démarche correctrice est donc toute tracée, avec sa priorité. On y restaurera notre lucidité, on y agrandira notre cœur. ̶ 7 / II / 2000
FIN DE L’EXTRAIT
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ISBN : 978-1-910628-76-8