Préface

Arthur Koestler écrit « Le Zéro et l’Infini » en 1940. George Orwell publie « 1984 » en 1949. Tous deux bénéficient des enseignements de l’histoire, celle qu’ils observent et celle qu’ils vivent. Parti communiste, voyages en Union Soviétique, origines juives, et guerre d’Espagne pour Koestler ; expérience coloniale, sympathies anarchistes, guerre d’Espagne pour Orwell. Si les ressemblances entre les deux écrivains s’arrêtent probablement là, tous deux s’intéressent à la montée des dictatures modernes après avoir constaté les ravages faits par les anciennes. A l’époque où être de gauche exige une réserve dans la critique envers l’URSS, Koestler démonte les rouages de la propagande soviétique dans « Le Zéro et l’Infini ». Et Orwell s’intéresse à un futur dictatorial dont tous n’ont retenu que la technologie avec les écrans de « Big Brother », alors que son message est simple : la reconstruction du langage est le chemin le plus sûr vers l’étriquement de la pensée et la dictature dans une démocratie médiatisée, c'est-à-dire dominée par la parole non égalitaire, où télévision, journaux, radio… ont raison de toute forme de liberté d’expression quand elle ne dispose pas d’un porte-voix.

« 1984 » est un roman dystopique sur le langage. Le novlangue est une réduction lexicale, certes, mais c’est avant tout un processus voulu de déconstruction du langage, qui permet la reconstruction d’une langue nouvelle, comme le firent tous les régimes totalitaires modernes, et les régimes communistes, qui à la différence des régimes totalitaires d’extrême-droite (Nazis, Fascistes, État Islamique…), ne sont pas des régimes thanatophiles (qui aiment la mort), mais des régimes d’espoir.

Or, pour construire un monde utopique d’espoir, les régimes communistes doivent bâtir une idéologie positive, un monde de rêve qui n’a aucune chance de se réaliser ; et afin de réconcilier ce rêve et cette impossible réalité, ils utilisent le langage pour manufacturer le consentement et transformer la perception de cette réalité.

Si le novlangue vise à réduire les nuances, la richesse du langage, il interdit aussi les idées subsersives. Pris en tenailles, le langage mis à disposition est si appauvri que le citoyen n’a plus le loisir de remettre en question ce qu’on lui assène au quotidien par les médias de masse, le meilleur vecteur idéologique jamais trouvé par les idéologues du monde entier.

Voici ce qu’écrit Orwell :

« C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison y t-il d’exister pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon » par exemple. Si vous avez un mot comme « bon », quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? »

Nous n’avons pas pris Koestler et Orwell au hasard. Ils sont probablement les meilleurs témoins des ravages de l’idéologie bien-pensante sur la morale et le langage. Rabougrir le langage, c’est en supprimer les nuances, c’est rabattre sa voilure, c’est réduire le champ des opinions, tout en imposant une morale obligatoire et en laissant aux locuteurs l’illusion d’une liberté d’expression.

Hommes de douleur et d’action, Koestler et Orwell écrivirent parce qu’ils avaient quelque chose à dire. A la différence des deux intellectuels les plus emblématiques de la France d’après-guerre : de Beauvoir et Sartre, qui ne firent jamais que rêver ce qu’ils n’osèrent pas faire. Là où Koestler et Orwell sont des écrivains d’action, de Beauvoir et Sartre sont des clercs.

« Le Zéro et l’Infini » fut vertement critiqué par Simone de Beauvoir et beaucoup d’autres intellectuels parisiens, qui jugèrent l’ouvrage réactionnaire. Orwell détestait Sartre qu’il considérait comme un communiste de salon.

« La France est une Union Soviétique qui a réussi. », disait l’économiste Jacques Lesourne dans les années quatre-vingts dix. Or, il se trompait ; si la France a des réflexes plus étatiques que les autres démocraties européennes, elle n’a rien d’une Union Soviétique, et elle n’a certainement pas réussi. En revanche, elle a réussi là où l’Union Soviétique a échoué : sur le langage. Plutôt que de matraquer son idéologie à ceux qui ne veulent pas l’entendre, ou d’arrêter les opposants pour crimes de pensée, elle ostracise les contestataires et leurs discours de la sphère publique, et transforme le langage de façon si subtile qu’elle réduit le champ moral des possibles. Tout sujet devient un combat, un changement sociétal le progrès, l’hostilité à la morale du temps la réaction, le subjectif l’objectif, une humiliation publique un débat, une opinion différente une polémique, un point de vue une controverse.

Les ravages causés par la promotion incessante de cette idéologie sont visibles tous les jours : impossibilité du changement économique, du changement des institutions politiques, discours châtré, impossibilité du débat, production littéraire nombriliste et entropique, créativité culturelle au point mort, division de la société en camps retranchés, pauvreté, déliquescence physique, violence qui n’en finit pas et ne se contrôle plus que par une débauche de moyens militaires et policiers unique dans le monde libre.

La France n’est pas une dictature. Mais ce n’est certainement pas une démocratie. A la décharge de ceux qui nous disent comment penser, la France ne fut probablement jamais une démocratie. En revanche, elle a rarement prétendu l’être autant tout en l’étant si peu. Derrière la lente marche vers l’annihilation de toute opinion contraire, et la réduction du champ expressif à une mono-opinion, on trouve le langage phagocyté.

Ce « Dictionnaire de la controverse » a un objectif simple : retrouver le sens des mots fardés, manipulés, transformés, fantômes, violés, zombies, dépecés, interdits, écartelés, persécutés, par les Oukazes des médias de masse qui portent et diffusent la seule idéologie acceptable, l’idéologie bienveillante.

La seule alternative à l’idéologie bienveillante, au langage mono-opinionesque, c’est le « Dictionnaire de la controverse ».

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