Arthur Koestler écrit « Le Zéro et l’Infini » en 1940. George Orwell publie « 1984 » en 1948. Tous deux bénéficient des enseignements de l’histoire, celle qu’ils observent et celle qu’ils vivent. Parti communiste, voyages en Union Soviétique, origines juives, et guerre d’Espagne pour Koestler ; expérience coloniale, sympathies anarchistes, guerre d’Espagne pour Orwell. Si les ressemblances entre les deux écrivains s’arrêtent probablement là, tous deux s’intéressent à la montée des dictatures modernes après avoir constaté les ravages faits par les anciennes. A l’époque où être de gauche exige une réserve dans la critique envers les pays communistes et l’Union Soviétique, Koestler démonte les rouages de la propagande soviétique dans « Le Zéro et l’Infini ». Orwell s’intéresse à un futur dictatorial dont tous n’ont retenu que la technologie avec les écrans de « Big Brother », alors que le message d’Orwell est simple : la reconstruction du langage est le chemin le plus sûr vers l’étriquement de la pensée et la dictature dans une démocratie médiatisée, c'est-à-dire dominée par la parole non égalitaire, où télévision, journaux, radio… ont facilement raison de toute forme de liberté d’expression quand elle ne bénéficie pas d’un tremplin, d’un porte-voix.
« 1984 » est un roman dystopique sur le langage. Le novlangue est une réduction lexicale, certes, mais c’est avant tout le processus voulu de déconstruction du langage, qui permet la reconstruction d’une langue nouvelle, comme le firent tous les régimes totalitaires modernes, et principalement les régimes communistes, qui à la différence des régimes totalitaires d’extrême-droite (Nazis, Fascistes, État Islamique…), ne sont pas des régimes thanatophiles (qui aiment la mort et par extension la violence), mais des régimes d’espoir. Or, pour construire un monde utopique d’espoir (ce qui n’est pas la promesse des régimes d’extrême-droite, lesquels reconnaissent leur réalité du monde, son aspect inégalitaire, injuste, et l’encouragent au lieu de chercher à l’atténuer), les régimes communistes doivent bâtir une idéologie positive, un monde de rêve qui n’a aucune chance de se réaliser ; et afin de réconcilier ce rêve et cette impossible réalité, ils utilisent le langage pour manufacturer le consentement et transformer la réalité.
Si le novlangue vise à réduire les nuances, la richesse du langage, il interdit aussi les idées subsersives. Pris en tenailles, le langage mis à disposition est si appauvri que le citoyen n’a plus le loisir de remettre en question ce qu’on lui assène au quotidien grâce aux médias de masse, le meilleur vecteur idéologique jamais trouvé par les idéologues du monde entier.
Voici comment Orwell l’évoque :
« C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison y t-il d’exister pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon » par exemple. Si vous avez un mot comme « bon », quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? »
Nous n’avons pas pris Koestler et Orwell au hasard. Ils sont probablement les meilleurs témoins des ravages de l’idéologie bien-pensante sur la morale et le langage. Manipuler le langage, c’est en supprimer les nuances, c’est rabattre sa voilure, c’est réduire le champ des opinions, ceci de la façon la plus perverse possible, en imposant une morale obligatoire tout en laissant aux locuteurs l’illusion d’une liberté d’expression.
Écrivains de douleur et d’action, Koestler et Orwell écrivirent parce qu’ils avaient vraiment quelque chose à dire. A la différence des deux intellectuels les plus emblématiques de la France d’après-guerre : de Beauvoir et Sartre, qui ne firent jamais que rêver de faire ce qu’ils n’osèrent pas faire. Là où Koestler et Orwell sont des écrivains d’action, de Beauvoir et Sartre sont des clercs. « Le Zéro et l’Infini » fut vertement critiqué par Simone de Beauvoir et beaucoup d’autres intellectuels parisiens, qui jugèrent l’ouvrage réactionnaire. Orwell détestait Sartre qu’il considérait comme un communiste de salon. Si l’on tire les enseignements de la vie et de l’œuvre de Koestler, d’Orwell, mais aussi de Sartre et de Beauvoir, on réunit les éléments constitutifs du cocktail magique : l’histoire, la seconde guerre mondiale, la manipulation et le glissement vers la dictature par le langage, et l’exceptionnelle importance des intellectuels français dans la vie publique.
La France n’est pas une dictature. Pas encore. Mais ce n’est certainement pas une démocratie. A la décharge de ceux qui ont transformé la France depuis quarante ans, la France ne fut probablement jamais une Démocratie. En revanche, elle a rarement prétendu l’être autant tout en l’étant si peu. Derrière la lente marche vers l’annihilation de toute opinion contraire, et la réduction du champ expressif à une mono-opinion, le langage phagocyté.Ce « Dictionnaire de la controverse » a un objectif simple : retrouver le sens des mots fardés, manipulés, transformés, fantômes, violés, zombies, dépecés, interdits, écartelés, persécutés, par les Oukazes lancés par les médias de masse qui portent et diffusent la seule idéologie acceptable, l’idéologie bienveillante. Un tortueux parcours moral qui commença dans les années cinquante, prit le pouvoir généralisé dans les médias dans les années soixante-dix, et trouva un second souffle dans les années quatre-vingts grâce à l’épouvantail maintenant trentenaire du Front National.
« La France est une Union Soviétique qui a réussi. », disait l’économiste Jacques Lesourne dans les années quatre-vingt-dix. Or, il se trompait ; si la France a des caractéristiques macroéconomiques plus étatiques que les autres démocraties européennes, elle n’a rien d’une Union Soviétique sur le plan économique, et elle n’a certainement pas réussi. En revanche, elle a réussi là où l’Union Soviétique a échoué : sur le langage. Plutôt que de matraquer son idéologie à ceux qui ne veulent pas l’entendre, ou d’arrêter les opposants pour crimes de pensée, elle ostracise les contestataires et leurs discours de la sphère publique, et transforme le langage de façon si subtile qu’elle réduit le champ moral des possibles. Tout sujet devient un combat, un changement sociétal subjectif le progrès, l’hostilité à la morale du temps la réaction, un avis une opinion, une humiliation publique un débat, une opinion tierce une polémique, un point de vue une controverse.
Les ravages causés par la promulgation et la promotion incessante de cette idéologie sont visibles tous les jours : impossibilité du changement économique, impossibilité du changement des institutions politiques, discours châtré, impossibilité du débat, production littéraire nombriliste, embolique et entropique, créativité culturelle au point mort, fossilisation de la société en camps retranchés, pauvreté, déliquescence physique, et violence qui n’en finit pas, et ne se contrôle plus que par une débauche de moyens militaires et policiers unique dans le monde libre.
À la base de tout ça, le travail frankensteinien sur le langage commencé après la guerre, poursuivi avec l’accélération des trente dernières années.
Pour rendre justice au travail de reconstruction de la langue, il faudrait reprendre les principes de la sémantique générale, tels que définis par Korzybski dans les années trente :
- La carte n’est pas le territoire, les mots ne sont pas les objets réels
- La carte ne recouvre pas le territoire qu’elle représente, le symbole omet de représenter certains attributs de l’objet.
- Une carte est autoréflexive, une carte parle ainsi autant de son objet que de celui qui l’a créée.
Mais ce travail, entamé par de géniaux écrivains de science-fiction (la science-fiction au secours du langage manipulé pour le soi-disant bien des gens, encore !) tels que Van Vogt, nous ne saurions l’entreprendre aujourd’hui. Peut-être cela viendra-t-il.
En attendant, il nous a semblé suffisant d’observer, et à tous ces mots qui encombrent la vie publique, et assimilent le Logos à l’Éthos et au Pathos, nous avons proposé une définition alternative. Cette alternative au langage mono-opinionesque, vous la découvrirez dans ce « Dictionnaire de la controverse ».
© 2016- Les Éditions de Londres