Insécurité :

nom commun ; exemples : l’augmentation de l’insécurité, l’insécurité est un problème de perception.  Voir aussi les mots sécuritaire et sécurité.

Nulle part dans la grande entreprise de propagande (voir ce mot[Note_1]) qu’est la parole française on ne trouve de meilleur exemple de glissement sémantique que le mot insécurité. Contrairement au mot libéral (voir ce mot[Note_2]) dont on inverse le sens (les mots inversés), le mot « insécurité » est un mot expurgé, un mot dont on expurge le sens qui blesse, qui fâche, qui encense, comme un alcool distillé dix, vingt fois, cent fois.

La France reste le seul pays du monde où tous les termes liés à la petite délinquance, qu’ils en décrivent la réalité, la manifestation, ou l’effet produit sur la conscience collective soient politisés. Partout ailleurs, dans tous les pays du monde, même dans les rares pays communistes (s’il en reste encore), les notions de délinquance, criminalité, sécurité, n’appartiennent pas au domaine du tabou. Quand on en parle, on est soit combatif (États-Unis), soit résigné (Italie), soit pragmatique (Royaume-Uni), soit outré (Allemagne), soit obsessif (Guatemala, Afrique du Sud), soit traumatisé (Mexique), soit optimiste (Colombie), soit philosophe (Brésil), soit intrigué (Japon), soit paralysé (Honduras), mais nulle part, nulle part on n’est dans le déni.

Pourtant, il y aurait des choses à dire. Commençons par quelques tendances comparatives. Nous ne chercherons pas à citer nos sources, ni à appuyer nos tendances sur des chiffres car nous ne voulons pas ôter à nos lecteurs la possibilité de nier ce qui saute aux yeux. Nous nous battrons toujours afin de défendre leur droit à nier l’évidence absolue.

La croissance des faits constatés : dans aucun des grands pays occidentaux on ne constate une croissance ininterrompue des faits de délinquance (meurtres, viols, cambriolages, agressions…). Si l’on regarde de plus près, et que l’on étudie la courbe « individualisée » de ces faits, par exemple meurtres, ou cambriolages, on a des courbes très différentes. Ce n’est pas notre propos. Oui, les cambriolages montent et baissent. Oui, les meurtres sont à peu près stables depuis des décennies. Mais ce qui est indiscutable, c’est que la totalité des faits constatés augmente constamment, patiemment, depuis trente ans ou plus.

Ces faits constatés ne semblent pas corrélés à l’augmentation, indiscutable elle aussi, de la population carcérale. On a passé les cinquante mille détenus depuis un bon moment. On frôle les soixante-dix mille maintenant. Mais les faits constatés augmentent, encore et toujours. Certains pourraient en arriver à la conclusion que la population carcérale augmente parce que les faits augmentent. Mais rien n’empêche de penser le contraire : les faits augmentent parce que la population carcérale augmente. Ce qui pourrait nous ouvrir les perspectives d’une nouvelle solution, tout aussi valable : pour faire baisser les faits constatés, vidons les prisons. Nul doute que nous aurons ce débat là un jour ; et nous l’encourageons, parce qu’il ne semble pas plus absurde que la solution opposée.

La croissance des faits constatés ne semble pas plus corrélée à la croissance ou à la crise économique. On ne peut pas dire que les crises accélèrent la croissance des faits constatés, puisque depuis 1974, hormis 1986-1990, 1998-2000, 2006-2008, on est en crise tout le temps. Et les faits constatés augmentent, même dans les rares périodes d’embellie économique.

La croissance constante des faits constatés est unique à la France. Si l’on regarde le Royaume-Uni ou les États-Unis, deux pays où les chiffres abondent (faits, carcéraux, ethniques…), les chiffres du crime baissent, et principalement dans les grandes villes, là où dans les démocraties médiatiques sont faites les opinions.   

Chaque gouvernement de gauche se fait piéger. Jospin croyait que le problème de l’insécurité disparaîtrait avec la reprise française entre 1998 et 2000. Hollande croyait que l’insécurité était avant tout un problème de perception. Le même gouvernement Hollande admet maintenant qu’il avait été trop optimiste et sous-estimé le désarroi et la haine de beaucoup de jeunes de banlieue envers la société française.

L’insécurité, et son excroissance historique, le terrorisme intérieur, structure maintenant la vie politique française.

Le ministère de l’intérieur est le nouveau ministère de l’agriculture. Dans les années cinquante, soixante et les années soixante-dix, le ministère de l’agriculture était un poste essentiel. C’était là que l’on formait les meilleurs, là où l’on préparait ceux qui seraient un jour amenés à gouverner, parce que la France, terre de labourage et de pâturage, est celle des paysans, c'est-à-dire, les cantonales, les trente-six mille communes, la politique agricole commune, le fondement de la CEE, les tomates étrangères sur les autoroutes, les caméras au salon de l’agriculture. Tout cela a changé. La poste phare, c’est l’Intérieur. Cela a commencé avec Charles Pasqua. Cela s’est confirmé avec Nicolas Sarkozy. L’Elysée commence Place Beauvau.

En 1995, Chirac gagne avec la « fracture sociale ». Mais en 2002, il fait face à son Premier Ministre. Cette fois-ci il gagnera sur le terrain de l’insécurité. Personne n’oubliera les images de Chirac en banlieue qui se fait cracher dessus par des petits voyous. Il gagne contre toute attente. C’est aussi la campagne présidentielle où Bayrou, également en déplacement en banlieue, se faisant faire les poches par un gamin, se retourne et lui met une claque. Des millions de français exaspérés par le problème de perception qu’est l’insécurité se reconnaissent dans cette baffe. La carrière électorale de François Bayrou commencera vraiment avec cette petite claque. Avec une gifle, il réduit à néant vingt-quatre mois d’acharnement des Guignols. Cette claque lui vaudra un million de voix. C’est la claque électorale la plus puissante de l’histoire. 

Pour les gens de droite, « insécurité » renvoie directement à des bandes de jeunes qui vivent dans les banlieues, sont la source d’incivilités dans le métro, le RER, les autobus, les centres commerciaux, les rues la nuit, des jeunes qui volent, qui violent, qui tabassent pendant les manifestations d’étudiants, qui harcèlent professeurs et élèves dans les écoles.

Pour les gens de gauche, l’insécurité est une maladie mentale de droite. Oui, il y a des faits, des délits et des crimes. C’est bien dommage. Il faut y remédier. Mais il ne faut surtout pas exagérer. Parce que exagérer ou accepter que l’on en parle, donc que l’on exagère, c’est faire le jeu de l’extrême-droite, des beaufs de droite, qui ne savent pas faire la différence entre des criminels, violeurs, tabasseurs, trafiquants de drogue, et des artistes, taggeurs, rappeurs, jeunes qui se promènent en parlant fort et en riant, contribution à l’enrichissement culturel de la France. Comme c’est avant tout un problème de perception, il faut faire la promotion des personnalités issues de l’immigration, comiques, chanteurs, sportifs, qui en viennent à représenter la France plus que la France, caster des bons profils dans les séries télévisées à grande audience, et financer avec les fonds publics des reportages montrant que les faits sont constamment manipulés, exagérés, et que les minorités sont stigmatisées.

Cette dichotomie absurde entre ceux qui sont obsédés par l’insécurité et ceux qui en nient l’existence n’est pas durable. Mais à force d’être écartelé entre les différents camps qui s’en arrachent le monopole du sens, le mot finira bien par nous péter à la gueule.

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