L’ami de Tom, c’est moi, Huckleberry Finn. Si vous n’avez pas lu les Aventures de Tom Sawyer, vous ne me connaissez pas.
Cela ne fait rien : nous aurons vite lié connaissance. M. Mark Twain vous a raconté l’histoire de Tom, et il y a mis un peu du sien, même en parlant de moi. Cela ne fait rien non plus, puisqu’on m’assure qu’il n’a ennuyé personne. La tante Polly, Mary Sawyer et la veuve Douglas ne disaient jamais que la vérité, et elles n’étaient pas toujours amusantes. Je parle de la tante de Tom, de sa cousine, et de la veuve qui m’avait adopté.
Au fond, sauf quelques enjolivements, M. Mark Twain a rapporté les faits tels qu’ils se sont passés. Pour ma part, je n’ai pas assez d’esprit pour inventer, je raconterai donc simplement la suite de mes aventures.
Or voici comment finit le livre de M. Mark Twain :
Tom et moi, nous avions découvert un trésor caché dans une caverne, et nous étions devenus riches. Six mille dollars chacun — une jolie fortune pour des orphelins de douze à treize ans ! L’avocat Thatcher plaça mes six mille dollars à intérêt, de façon à leur faire rapporter un dollar par jour, c’était plus que l’on ne pouvait dépenser. La veuve Douglas, à qui j’avais rendu un grand service, m’adopta, comme je l’ai dit, et déclara qu’elle voulait essayer de me civiliser. J’étais habitué à vivre à ma guise et ça ne m’allait pas du tout de rester enfermé dans une maison, de me lever, de manger, de me coucher à heure fixe. Et puis, mes habits neufs me gênaient. À la fin, je n’y tins plus et je décampai, après avoir repris mes vieilles nippes. Pour la première fois depuis longtemps je me sentis à l’aise, libre et content.
Tom Sawyer me relança. Il me raconta que la bande de voleurs dans laquelle il avait promis de m’admettre serait bientôt organisée.
Je retournai donc chez Mme Douglas, qui me reçut à bras ouverts et ne m’adressa pas trop de reproches, de sorte que je fus fâché de lui avoir causé de la peine. Elle me fit endosser mes habits neufs. La vieille histoire recommença. La cloche sonnait pour annoncer le déjeuner, le dîner ou le souper. Que l’on eût faim ou non, on était tenu d’arriver à l’appel et de rester à table jusqu’à ce que le dernier plat eût été servi. Au bout de dix minutes, j’en avais toujours assez, et je ne demandais qu’à m’en aller. Ah ! bien oui. Chez les gens civilisés, les choses ne se passent pas ainsi. Pour peu que l’on mange vite, il faut regarder manger les autres, et sans bâiller encore ! J’eus beau me plaindre, la veuve tint bon.
— Mon pauvre Huck, me dit-elle, c’est là une affaire d’habitude ; tu apprendras bientôt à demeurer assis sans te sentir des fourmis dans les jambes.
Elle se trompait joliment ; les fourmis s’acharnaient contre moi avant que le repas fût à moitié fini.
Alors la sœur de la veuve, miss Watson — une vieille fille qui n’était pas méchante au fond — se mettait de la partie. « Huck, ne pose pas les coudes sur la nappe ; Huck, tiens-toi droit ». Puis elle me faisait rire en imitant mes bâillements, et les fourmis décampaient pour le moment. Miss Watson avait été maîtresse d’école. C’est sans doute pour cela qu’elle me reprenait à tout propos. Avec elle pourtant, pas moyen de se fâcher.
Ma mère m’avait un peu appris à lire et à écrire ; mais, comme mon père refusa plus tard de me laisser aller à l’école, c’était presque à recommencer ; grâce à miss Watson, je me rattrapai vite. Les leçons s’allongeaient et ne m’ennuyaient plus autant.
— Est-ce que j’arriverai jamais à écrire aussi bien que Tom ? lui demandai-je un jour.
— D’ici à un mois tu écriras beaucoup mieux et tu feras moins de fautes d’orthographe que lui, si tu veux te donner un peu de peine. Je n’ai jamais eu un meilleur élève que toi, Huck.
Pour le coup je me sentis fier et je pensai moins au tonneau, que je regrettais cependant parfois. Un beau matin, Tom fut très étonné quand Jim, le nègre de miss Watson, lui remit une lettre où je l’engageais à venir dîner chez la veuve.
Même durant les vacances, la veuve me tint la bride serrée. J’étais bien plus heureux lorsqu’on ne songeait pas à me civiliser. S’il n’y avait eu que Mme Douglas et sa sœur, la vie que je menais ne m’aurait pas semblé trop dure, malgré les leçons. Avec elles je ne me sentais plus gêné ; mais elles invitaient souvent du monde à dîner, et elles se moquaient de moi, parce que je voulais aller manger dans la cuisine. Sans Tom, je me serais encore sauvé. Je le voyais une ou deux fois par semaine et nous prenions rendez-vous pour courir les bois le soir, lorsqu’on nous croyait couchés. L’hiver, un bon lit vaut peut-être mieux qu’un tonneau ; l’été, c’est une autre histoire !
Une nuit, je venais de gagner ma chambre. Je n’étais pas de bonne humeur, car il m’avait fallu demeurer depuis six heures en compagnie de gens que je ne connaissais pas et qui s’obstinaient à me faire causer — pas pendant le dîner, par exemple ; à table, ils étaient trop occupés pour penser à moi. Plus tard, dans le salon, ils ne m’avaient pas laissé aussi tranquille.
— Huck, maintenant que tes moyens te permettent de choisir une profession, n’as-tu pas envie de devenir médecin ? me demanda un vieux monsieur.
— Oh ! non, répliquai-je. Mon père disait toujours que les médecins ne servent qu’à tuer plus vite un malade.
— Docteur, cela vous apprendra à interroger un gaillard bien portant, s’écria un jeune homme, qui ajouta, en s’adressant à moi : Vous préférez sans doute être avocat ? Votre père ne vous a pas prévenu contre les avocats ?
— Si. Ils vendraient leur langue au diable.
Alors le docteur salua le monsieur qui venait de me parler et, à mon grand étonnement, tout le monde se mit à rire.
— Il faudra pourtant que tu choisisses un état, Huck, dit la veuve.
— Tom et moi nous en avons déjà choisi un.
— Je parie que vous songez tous deux à redevenir pirates ?
— Plus tard, c’est possible, lorsque nous pourrons acheter un beau navire.
— Et en attendant ?
— C’est un secret.
Là-dessus, chacun se mit à m’accabler de questions, cherchant à me tirer les vers du nez. Les dames surtout se montraient curieuses. Je crus qu’elles ne s’en iraient jamais. Voilà pourquoi j’étais si tracassé. Après avoir mis ma chandelle sur la table, je m’assis près de la fenêtre et j’essayai en vain de penser à quelque chose de gai. Le souvenir d’une salière que j’avais renversée à dîner me trottait dans la tête. Cela n’annonçait rien de bon. Tandis que je me reprochais de n’avoir pas jeté une pincée de sel par-dessus mon épaule gauche, j’aperçus une petite araignée qui grimpait le long d’une de mes manches. J’eus la bêtise de lui donner une chiquenaude qui l’envoya au beau milieu de la flamme de la chandelle. Tuer une araignée du soir, fût-ce par hasard, porte malheur, tout le monde le sait. Je me levai et je tournai trois fois sur moi-même en faisant le signe de la croix, puis j’attachai une mèche de mes cheveux avec un bout de fil. Ces moyens-là servent à chasser le mauvais sort quand on perd un fer à cheval que l’on a eu la chance de ramasser ; mais suffisaient-ils dans le cas actuel ? J’en étais rien moins que sûr. Aussi fus-je presque tenté de descendre en tapinois à la cuisine afin de consulter le grand nègre de miss Watson.
Jim était plus à même que personne de me renseigner là-dessus. Tout à coup je me souvins que Tom Sawyer m’avait prévenu que notre bande de voleurs était presque organisée et qu’il fallait me tenir sur le qui-vive les derniers jours, ou plutôt les dernières nuits de la semaine. Or la semaine touchait à sa fin. J’oubliai aussitôt l’araignée, la salière, et j’allumai ma pipe. Rien ne bougeait dans la maison ; je ne risquais pas d’être surpris et grondé par la veuve. Ding, ding, ding ! L’horloge de l’église voisine sonna enfin douze coups, et tout retomba dans le silence.
Au bout de quelque temps, j’entendis comme un bruit de branches brisées au-dessous de la croisée. Je me tins coi et j’écoutai. Bientôt un mi…â…oû discret résonna à peu de distance. C’était le signal convenu. Je répondis mi… â… oû aussi doucement que possible. Je soufflai la lumière, je sortis par la fenêtre et, me laissant glisser le long du toit d’un hangar, j’eus bien vite rejoint Tom qui m’attendait sous les arbres.