« Cromwell » est une pièce de théâtre dramatique de Victor Hugo écrite en 1827. C’est la première œuvre connue du jeune Hugo, une pièce injouable, mais pourtant monumentale dans l’histoire du théâtre français, une pièce devenue célèbre pour sa préface, censée définir les grands principes du Romantisme tels que les conçoit Hugo.
Genèse de la pièce
Encore adolescent, Hugo écrit : « Je veux être Chateaubriand ou rien ». A l’époque, Chateaubriand est le Pape du Romantisme français. Quand on nait au début du Dix-Neuvième siècle, et que l’on est jeune avant les Trois Glorieuses, on ne peut rêver que d’aventures, de changement, de modernité. Portés par des changements exogènes (la vague Romantique en Allemagne et en Angleterre) et par des événements endogènes (la Révolution française, et le chaos permanent qui en résulte pour le pays de 1789 à 1830), les jeunes Romantiques étouffent.
On imagine mal le changement qui affecta la société française entre les années 1760 et 1830 (Lumières, Tiers Etat, Révolution, Terreur, Consulat, 18 Brumaire, Sacre de l’Empereur, guerres napoléoniennes, retour de Louis XVIII, Restauration). Voici ce que dit Stendhal : « De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses plaisirs, de changement plus rapide et plus total que celui de 1770 a 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! »
A l’époque, Hugo veut trouver le terrain qui lui permette de laisser libre cours à son génie ; il repousse la poésie lyrique, en raison de la domination de Lamartine sur l’époque ; il repousse le roman, qui sort tout juste du XVIIIe siècle, bien que Walter Scott soit déjà célèbre. Il choisira le théâtre.
Quel meilleur moyen d’apaiser ses envies révolutionnaires que de mettre en scène ses conceptions modernes et de les appliquer à l’art dramatique. L’art dramatique au début du Dix-Neuvième siècle est encore dominé par le Classicisme de Molière, Corneille et Racine et bien d’autres qui n’ont pas l’excuse du génie.
Mais Hugo n’est pas le seul, il est également emporté par l’enthousiasme du moment pour la révolution sur la scène. En 1824, Stendhal écrit Racine et Shakespeare. Chateaubriand veut aussi du changement sur la scène.
Outre les velléités de révolution littéraire portées par les jeunes romantiques, la situation politique n’est pas rose : Louis XVIII est mort, Charles X n’est pas populaire. La noblesse n’a pas abandonné l’idée de revenir à la France de l’Ancien Régime, la censure sévit toujours dans tous les domaines de l’art, qu’il soit dramatique, romanesque…Et puis, la personnalité de Cromwell, le révolutionnaire « puritain » qui fait couper la tête de son roi, devient Lord Protecteur du pays, et envisage un temps de se faire roi à son tour, ne pouvait manquer de fasciner Hugo dans un tel contexte politique.
En Août 1826, Hugo se lance dans l’écriture de « Cromwell ». Il noircit les pages à toute allure. Début Octobre, il a fini le quatrième acte, et déjà cinq mille vers ! Il entame bientôt la rédaction du cinquième acte, mais s’arrête fin Octobre, s’y remet, le reprend, s’arrête, fait lire à ses amis l’œuvre inachevée, cherchant évidemment à finir sa pièce sans y parvenir, puis il y met le point final en Août 1827. Il écrit sa fameuse Préface en Octobre, probablement pour théoriser a posteriori, ce qui fut l’écriture d’une pièce, et lui apporter une assise théorique (relents de Classicisme ?...). La pièce parait en Décembre, aussitôt relayée par « Le Globe ».
Les idées de la Préface
Hugo a deux objectifs. Il veut éclairer l’intention d’une œuvre qu’il juge certainement « révolutionnaire » ou tout au moins en rupture avec la production dramatique de son époque. Mais dans sa lancée, il veut aussi produire un manifeste. Il va théoriser le romantisme dans le drame. Au risque de sur-simplifier l’entreprise de Hugo, soyons honnêtes : la préface aurait aussi bien pu s’intituler « Contre le Classicisme ». Car c’est bien de critique du Classicisme plus que de construction de quelque chose d’unique, de totalement novateur etc. D’ailleurs, si ces thèses peuvent sembler novatrices dans un contexte français, le sont-elles vraiment ? Il n’est pas surprenant que « Cromwell » et sa préface sortent seulement trois ans après Racine et Shakespeare de Stendhal. Ce ne sont certainement pas les mêmes idées qui apparaissent, mais probablement la même inspiration.
Que dit Hugo ?
D’abord, la littérature et ses codes doivent évoluer comme évolue la société. Tout système figé est un frein, une entrave à la créativité, qui doit sauter à un moment.
Il s’attaque ainsi à la règle des trois unités, et n’en retient qu’une, celle de l’unité d’action, mais propose de se débarrasser des deux autres, unité de lieu et unité de temps. Il s’attaque ainsi au Dix-Huitième siècle, et à sa production littéraire, produit d’une sclérose née avec le Classicisme du Dix-Septième siècle. Rappelons que Hugo écrit en 1827, que sa culmination, c’est la Révolution, et non pas les vingt dernières années de l’Ancien Régime, dont on retiendra le Siècle des Lumières.
De la liberté avant toute chose. Hugo s’élève contre la codification excessive d’un genre donné. La société évolue, les mœurs évoluent, et les genres littéraires doivent aussi évoluer.
Il définit le grotesque et le sublime. Il évoque le grotesque : « Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. », et explique son rapport au grotesque : « le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique ». Il fait l’éloge de Shakespeare : « Shakespeare, c’est le drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. »
Il explique que le drame suit l’ode et l’épopée.
Il dévoile les liens entre le tragique et le comique : « A force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. »
Il s’attaque à la règle des trois unités, « cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique ». Il s’en prend à tous les ténors de l’immobilisme en littérature : « Les critiques de l’école scolastique placent leurs poètes dans une curieuse position. D’une part, ils leur crient sans cesse : « Imitez les modèles ! ». De l’autre, ils ont coutume de proclamer que « les modèles sont inimitables » ! ». Ou encore : « On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de créer d’autres Molières, d’autres Corneilles. On a mis la mémoire à la place de l’imagination. La chose même a été réglée souverainement : il y a des aphorismes pour cela. « Imaginer, dit La Harpe avec son assurance naïve, ce n’est au fond que se ressouvenir. »
Mais Hugo ne va pas aussi loin qu’il aurait pu dans sa volonté de rupture. Ainsi, au lieu de faire l’éloge de la prose dans le drame nouveau tel qu’il en énonce les principes, il fait l’apologie du vers : « L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C’est le fer qui devient acier. »
Cromwell, c’est Hugo qui s’essaie au drame shakespearien ?
La lecture de « Cromwell », au-delà des pages et des pages de commentaires qui obscurcissent une œuvre déjà surcommentée, c’est probablement la tentative de Hugo de faire du Shakespeare, mais au goût français et au goût du début du Dix-Neuvième siècle. Prenez le souffle de Shakespeare, le mélange du sublime et du grotesque qui le caractérise, un sujet emprunté à l’histoire anglaise, un sujet du Dix-Septième siècle, donc qu’il n’aurait pu écrire, une tentative de versification, et la démesure hugolienne, et on a « Cromwell ». Quand il la termine, le génial auteur doit bien vite se rendre compte que sa pièce est injouable. Mais il lui fallait une rupture, un monstre que l’on remarque, un exercice de style dont « tout le monde » parle. Il faudra attendre Hernani pour que Hugo transforme son projet révolutionnaire en réalité scénique.
©Les Editions de Londres