Je vous dédie ce livre, mon cher maître, comme j’ai dédié Lorely à Jules Janin. J’avais à le remercier au même titre que vous. Il y a quelques années, on m’avait cru mort et il avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m’a cru fou, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l’épitaphe de mon esprit. Voilà bien de la gloire qui m’est échue en avancement d’hoirie. Comment oser, de mon vivant, porter au front ces brillantes couronnes ? Je dois afficher un air modeste et prier le public de rabattre beaucoup de tant d’éloges accordés à mes cendres, ou au vague contenu de cette bouteille que je suis allé chercher dans la lune à l’imitation d’Astolfe, et que j’ai fait rentrer, j’espère, au siége habituel de la pensée.
Or, maintenant que je ne suis plus sur l’hippogriffe et qu’aux yeux des mortels j’ai recouvré ce qu’on appelle vulgairement la raison, — raisonnons.
Voici un fragment de ce que vous écriviez sur moi le 10 décembre dernier :
« C’est un esprit charmant et distingué, comme vous avez pu en juger, — chez lequel, de temps en temps, un certain phénomène se produit, qui, par bonheur, nous l’espérons, n’est sérieusement inquiétant ni pour lui, ni pour ses amis ; — de temps en temps, lorsqu’un travail quelconque l’a fort préoccupé, l’imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n’en est que la maîtresse ; alors la première reste seule, toute puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d’hallucinations, ni plus ni moins qu’un fumeur d’opium du Caire, ou qu’un mangeur de hatchis d’Alger, et alors, la vagabonde qu’elle est, le jette dans les théories impossibles, dans les livres infaisables. Tantôt il est le roi d’Orient Salomon, il a retrouvé le sceau qui évoque les esprits, il attend la reine de Saba ; et alors, croyez-le bien, il n’est conte de fée, ou des Mille et une Nuits, qui vaille ce qu’il raconte à ses amis, qui ne savent s’ils doivent le plaindre ou l’envier, de l’agilité et de la puissance de ces esprits, de la beauté et de la richesse de cette reine ; tantôt il est sultan de Crimée, comte d’Abyssinie, duc d’Égypte, baron de Smyrne. Un autre jour il se croit fou, et il raconte comment il l’est devenu, et avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations, plein d’oasis plus fraîches et plus ombreuses que celles qui s’élèvent sur la route brûlée d’Alexandrie à Ammon ; tantôt, enfin, c’est la mélancolie qui devient sa muse, et alors retenez vos larmes si vous pouvez, car jamais Werther, jamais Réné, jamais Antony, n’ont eu plaintes plus poignantes, sanglots plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques !… »
Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d’être guillotiné à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête…
Hé bien, comprenez-vous que l’entraînement d’un récit puisse produire un effet semblable ; que l’on arrive pour ainsi dire à s’incarner dans le héros de son imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et qu’on brûle des flammes factices de ses ambitions et de ses amours ! C’est pourtant ce qui m’est arrivé en entreprenant l’histoire d’un personnage qui a figuré, je crois bien, vers l’époque de Louis XV, sous le pseudonyme de Brisacier. Où ai-je lu la biographie fatale de cet aventurier ? J’ai retrouvé celle de l’abbé de Bucquoy ; mais je me sens bien incapable de renouer la moindre preuve historique à l’existence de cet illustre inconnu ! Ce qui n’eût été qu’un jeu pour vous, maître, — qui avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et nos mémoires, que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux, et chargera de vos inventions tous les personnages historiques que vous avez appelés à figurer dans vos romans, — était devenu pour moi une obsession, un vertige. Inventer au fond c’est se ressouvenir, a dit un moraliste ; ne pouvant trouver les preuves de l’existence matérielle de mon héros, j’ai cru tout à coup à la transmigration des âmes non moins fermement que Pythagore ou Pierre Leroux. Le dix-huitième siècle même, où je m’imaginais avoir vécu, était plein de ces illusions. Voisenon, Moncriff et Crébillon fils en ont écrit mille aventures. Rappelez-vous ce courtisan qui se souvenait d’avoir été sopha ; sur quoi Schahabaham s’écrie avec enthousiasme : Quoi ! vous avez été sopha ! mais c’est fort galant… Et, dites-moi, étiez-vous brodé ?
Moi, je m’étais brodé sur toutes les coutures. — Du moment que j’avais cru saisir la série de toutes mes existences antérieures, il ne m’en coûtait pas plus d’avoir été prince, roi, mage, génie et même Dieu, la chaîne était brisée et marquait les heures pour des minutes. Ce serait le Songe de Scipion, la Vision du Tasse ou la Divine Comédie du Dante, si j’étais parvenu à concentrer mes souvenirs en un chef-d’œuvre. Renonçant désormais à la renommée d’inspiré, d’illuminé ou de prophète, je n’ai à vous offrir que ce que vous appelez si justement des théories impossibles, un livre infaisable, dont voici le premier chapitre, qui semble faire suite au Roman comique de Scarron… jugez-en :
Me voici encore dans ma prison, madame ; toujours imprudent, toujours coupable à ce qu’il semble, et toujours confiant, hélas ! dans cette belle étoile de comédie, qui a bien voulu m’appeler un instant son destin. L’Étoile et le Destin : quel couple aimable dans le roman du poète Scarron ! mais qu’il est difficile de jouer convenablement ces deux rôles aujourd’hui. La lourde charrette qui nous cahotait jadis sur l’inégal pavé du Mans, a été remplacée par des carrosses, par des chaises de poste et autres inventions nouvelles. Où sont les aventures, désormais ? où est la charmante misère qui nous faisait vos égaux et vos camarades, mesdames les comédiennes, nous les pauvres poètes toujours et les poètes pauvres bien souvent ? Vous nous avez trahis, reniés ! et vous vous plaigniez de notre orgueil ! Vous avez commencé par suivre de riches seigneurs, chamarrés, galants et hardis, et vous nous avez abandonnés dans quelque misérable auberge pour payer la dépense de vos folles orgies. Ainsi, moi, le brillant comédien naguère, le prince ignoré, l’amant mystérieux, le déshérité, le banni de liesse, le beau ténébreux, adoré des marquises comme des présidentes, moi, le favori bien indigne de madame Bouvillon, je n’ai pas été mieux traité que ce pauvre Ragotin, un poétereau de province, un robin !… Ma bonne mine, défigurée d’un vaste emplâtre, n’a servi même qu’à me perdre plus sûrement. L’hôte, séduit par les discours de La Rancune, a bien voulu se contenter de tenir en gage le propre fils du grand khan de Crimée envoyé ici pour faire ses études, et avantageusement connu dans toute l’Europe chrétienne sous le pseudonyme de Brisacier. Encore si ce misérable, si cet intrigant suranné m’eût laissé quelques vieux louis, quelques carolus, ou même une pauvre montre entourée de faux brillants, j’eusse pu sans doute imposer le respect à mes accusateurs et éviter la triste péripétie d’une aussi sotte combinaison. Bien mieux, vous ne m’aviez laissé pour tout costume qu’une méchante souquenille puce, un justaucorps rayé de noir et de bleu, et des chausses d’une conservation équivoque. Si bien, qu’en soulevant ma valise après votre départ, l’aubergiste, inquiet, a soupçonné une partie de la triste vérité, et m’est venu dire tout net que j’étais un prince de contrebande. À ces mots, j’ai voulu sauter sur mon épée, mais La Rancune l’avait enlevée, prétextant qu’il fallait m’empêcher de m’en percer le cœur sous les yeux de l’ingrate qui m’avait trahi ! Cette dernière supposition était inutile, ô La Rancune ! on ne se perce pas le cœur avec une épée de comédie, on n’imite pas le cuisinier Vatel, on n’essaie pas de parodier les héros de roman, quand on est un héros de tragédie : et je prends tous nos camarades à témoin qu’un tel trépas est impossible à mettre en scène un peu noblement. Je sais bien qu’on peut piquer l’épée en terre et se jeter dessus les bras ouverts ; mais nous sommes ici dans une chambre parquetée, où le tapis manque, nonobstant la froide saison. La fenêtre est d’ailleurs assez ouverte et assez haute sur la rue pour qu’il soit loisible à tout désespoir tragique de terminer par là son cours. Mais… mais, je vous l’ai dit mille fois, je suis un comédien qui a de la religion.
Vous souvenez-vous de la façon dont je jouais Achille, quand par hasard passant dans une ville de troisième ou de quatrième ordre, il nous prenait la fantaisie d’étendre le culte négligé des anciens tragiques français ? J’étais noble et puissant, n’est-ce pas, sous le casque doré aux crins de pourpre, sous la cuirasse étincelante, et drapé d’un manteau d’azur ? Et quelle pitié c’était alors de voir un père aussi lâche qu’Agamemnon disputer au prêtre Calchas l’honneur de livrer plus vite au couteau la pauvre Iphigénie en larmes ! J’entrais comme la foudre au milieu de cette action forcée et cruelle ; je rendais l’espérance aux mères et le courage aux pauvres filles, sacrifiées toujours à un devoir, à un Dieu, à la vengeance d’un peuple, à l’honneur ou au profit d’une famille !… car on comprenait bien partout que c’était là l’histoire éternelle des mariages humains. Toujours le père livrera sa fille par ambition, et toujours la mère la vendra avec avidité ; mais l’amant ne sera pas toujours cet honnête Achille, si beau, si bien armé, si galant et si terrible, quoiqu’un peu rhéteur pour un homme d’épée ! Moi, je m’indignais parfois d’avoir à débiter de si longues tirades dans une cause aussi limpide et devant un auditoire aisément convaincu de mon droit. J’étais tenté de sabrer, pour en finir, toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier de figurants endormis ! Le public en eût été charmé ; mais il aurait fini par trouver la pièce trop courte, et par réfléchir qu’il lui faut le temps de voir souffrir une princesse, un amant et une reine ; de les voir pleurer, s’emporter et répandre un torrent d’injures harmonieuses contre la vieille autorité du prêtre et du souverain. Tout cela vaut bien cinq actes et deux heures d’attente, et le public ne se contenterait pas à moins ; il lui faut sa revanche de cet éclat d’une famille unique, pompeusement assise sur le trône de la Grèce, et devant laquelle Achille lui-même ne peut s’emporter qu’en paroles ; il faut qu’il sache tout ce qu’il y a de misères sous cette pourpre, et pourtant d’irrésistible majesté ! Ces pleurs tombés des plus beaux yeux du monde sur le sein rayonnant d’Iphigénie, n’enivrent pas moins la foule que sa beauté, ses grâces et l’éclat de son costume royal ! Cette voix si douce, qui demande la vie en rappelant qu’elle n’a pas encore vécu ; le doux sourire de cet œil, qui fait trêve aux larmes pour caresser les faiblesses d’un père, première agacerie, hélas ! qui ne sera pas pour l’amant !… Oh ! comme chacun est attentif pour en recueillir quelque chose ! La tuer ? elle ! qui donc y songe ? Grands dieux ! personne peut-être ?… Au contraire ; chacun s’est dit déjà qu’il fallait qu’elle mourût pour tous, plutôt que de vivre pour un seul ; chacun a trouvé Achille trop beau, trop grand, trop superbe ! Iphigénie sera-t-elle emportée encore par ce vautour thessalien, comme l’autre, la fille de Léda, l’a été naguère par un prince berger de la voluptueuse côte d’Asie ? Là est la question pour tous les Grecs, et là est aussi la question pour le public qui nous juge dans ces rôles de héros ! Et moi, je me sentais haï des hommes autant qu’admiré des femmes quand je jouais un de ces rôles d’amant superbe et victorieux. C’est qu’à la place d’une froide princesse de coulisse, élevée à psalmodier tristement ces vers immortels, j’avais à défendre, à éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de grâce, d’amour et de pureté, digne en effet d’être disputée par les hommes aux dieux jaloux ! Était-ce Iphigénie seulement ? Non, c’était Monime, c’était Junie, c’était Bérénice, c’étaient toutes les héroïnes inspirées par les beaux yeux d’azur de mademoiselle Champmeslé, ou par les grâces adorables des vierges nobles de Saint-Cyr ! Pauvre Aurélie ! notre compagne, notre sœur, n’auras-tu point regret toi-même à ces temps d’ivresse et d’orgueil ? Ne m’as-tu pas aimé un instant, froide Étoile ! à force de me voir souffrir, combattre ou pleurer pour toi ! L’éclat nouveau dont le monde t’environne aujourd’hui prévaudra-t-il sur l’image rayonnante de nos triomphes communs ? On se disait chaque soir : Quelle est donc cette comédienne si au-dessus de tout ce que nous avons applaudi ? Ne nous trompons-nous pas ? Est-elle bien aussi jeune, aussi fraîche, aussi honnête qu’elle le paraît ? Sont-ce de vraies perles et de fines opales qui ruissellent parmi ses blonds cheveux cendrés, et ce voile de dentelle appartient-il bien légitimement à cette malheureuse enfant ? N’a-t-elle pas honte de ces satins brochés, de ces velours à gros plis, de ces pluches et de ces hermines ? Tout cela est d’un goût suranné qui accuse des fantaisies au-dessus de son âge. Ainsi parlaient les mères, en admirant toutefois un choix constant d’atours et d’ornements d’un autre siècle qui leur rappelaient de beaux souvenirs. Les jeunes femmes enviaient, critiquaient ou admiraient tristement. Mais moi, j’avais besoin de la voir à toute heure pour ne pas me sentir ébloui près d’elle, et pour pouvoir fixer mes yeux sur les siens autant que le voulaient nos rôles. C’est pourquoi celui d’Achille était mon triomphe ; mais que le choix des autres m’avait embarrassé souvent ! quel malheur de n’oser changer les situations à mon gré et sacrifier même les pensées du génie à mon respect et à mon amour ! Les Britannicus et les Bajazet, ces amants captifs et timides, n’étaient pas pour me convenir. La pourpre du jeune César me séduisait bien davantage ! mais quel malheur ensuite de ne rencontrer à dire que de froides perfidies ! Hé quoi ! ce fut là ce Néron, tant célébré de Rome ? ce beau lutteur, ce danseur, ce poète ardent, dont la seule envie était de plaire à tous ? Voilà donc ce que l’histoire en a fait, et ce que les poètes en ont rêvé d’après l’histoire ! Oh ! donnez-moi ses fureurs à rendre, mais son pouvoir, je craindrais de l’accepter. Néron ! je t’ai compris, hélas ! non pas d’après Racine, mais d’après mon cœur déchiré quand j’osais emprunter ton nom ! Oui, tu fus un dieu, toi qui voulais brûler Rome, et qui en avais le droit, peut-être, puisque Rome t’avait insulté !…
Un sifflet, un sifflet indigne, sous ses yeux, près d’elle, à cause d’elle ! Un sifflet qu’elle s’attribue — par ma faute (comprenez bien !), et vous demanderez ce qu’on fait quand on tient la foudre !… Oh ! tenez, mes amis ! j’ai eu un moment l’idée d’être vrai, d’être grand, de me faire immortel enfin, sur votre théâtre de planches et de toiles, et dans votre comédie d’oripeaux ! Au lieu de répondre à l’insulte par une insulte, qui m’a valu le châtiment dont je souffre encore, au lieu de provoquer tout un public vulgaire à se ruer sur les planches et à m’assommer lâchement…, j’ai eu un moment l’idée, l’idée sublime, et digne de César lui-même, l’idée que cette fois nul n’aurait osé mettre au-dessous de celle du grand Racine, l’idée auguste enfin de brûler le théâtre et le public, et vous tous ! et de l’emporter seule à travers les flammes, échevelée, à demi-nue, selon son rôle, ou du moins selon le récit classique de Burrhus. Et soyez sûrs alors que rien n’aurait pu me la ravir, depuis cet instant jusqu’à l’échafaud ! et de là dans l’éternité !
Ô remords de mes nuits fiévreuses et de mes jours mouillés de larmes ! Quoi ! j’ai pu le faire et ne l’ai pas voulu ? Quoi ! vous m’insultez encore, vous qui devez la vie à ma pitié plus qu’à ma crainte ! Les brûler tous, je l’aurais fait ! Jugez-en : le théâtre de P*** n’a qu’une seule sortie ; la nôtre donnait bien sur une petite rue de derrière, mais le foyer où vous vous teniez tous est de l’autre côté de la scène. Moi, je n’avais qu’à détacher un quinquet pour incendier les toiles, et cela sans danger d’être surpris, car le surveillant ne pouvait me voir, et j’étais seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de Junie pour reparaître ensuite et faire tableau. Je luttai avec moi-même pendant tout cet intervalle ; en rentrant, je roulais dans mes doigts un gant que j’avais ramassé ; j’attendais à me venger plus noblement que César lui-même d’une injure que j’avais sentie avec tout le cœur d’un César… Eh bien ! ces lâches n’osaient recommencer ! mon œil les foudroyait sans crainte, et j’allais pardonner au public, sinon à Junie, quand elle a osé… Dieux immortels !… tenez, laissez-moi parler comme je veux !… Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur ; mon rôle s’est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s’est collée à mes membres qu’elle brûle, comme celle du centaure dévorait Hercule expirant. Ne jouons plus avec les choses saintes, même d’un peuple et d’un âge éteints depuis si longtemps, car il y a peut-être quelque flamme encore sous les cendres des dieux de Rome !… Mes amis ! comprenez surtout qu’il ne s’agissait pas pour moi d’une froide traduction de paroles compassées, mais d’une scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances égales, où comme au jeu du cirque, c’était peut-être du vrai sang qui allait couler ! Et le public le savait bien, lui, ce public de petite ville, si bien au courant de toutes nos affaires de coulisse ; ces femmes dont plusieurs m’auraient aimé si j’avais voulu trahir mon seul amour ! ces hommes tous jaloux de moi à cause d’elle ; et l’autre, le Britannicus bien choisi, le pauvre soupirant confus, qui tremblait devant moi et devant elle, mais qui devait me vaincre à ce jeu terrible, où le dernier venu a tout l’avantage et toute la gloire… Ah ! le débutant d’amour savait son métier… mais il n’avait rien à craindre, car je suis trop juste pour faire un crime à quelqu’un d’aimer comme moi, et c’est en quoi je m’éloigne du monstre idéal rêvé par le poète Racine : je ferais brûler Rome sans hésiter, mais en sauvant Junie, je sauverais aussi mon frère Britannicus.
Oui, mon frère, oui, pauvre enfant comme moi de l’art et de la fantaisie, tu l’as conquise, tu l’as méritée en me la disputant seulement. Le ciel me garde d’abuser de mon âge, de ma force et de cette humeur altière que la santé m’a rendue, pour attaquer son choix ou son caprice à elle, la toute-puissante, l’équitable, la divinité de mes rêves comme de ma vie !… Seulement j’avais craint longtemps que mon malheur ne te profitât en rien, et que les beaux galants de la ville ne nous enlevassent à tous ce qui n’est perdu que pour moi.
La lettre que je viens de recevoir de La Caverne me rassure pleinement sur ce point. Elle me conseille de renoncer à « un art qui n’est pas fait pour moi et dont je n’ai nul besoin… » Hélas ! cette plaisanterie est amère, car jamais je n’eus davantage besoin, sinon de l’art, du moins de ses produits brillants. Voilà ce que vous n’avez pas compris. Vous croyez avoir assez fait en me recommandant aux autorités de Soissons comme un personnage illustre que sa famille ne pouvait abandonner, mais que la violence de son mal vous obligeait à laisser en route. Votre La Rancune s’est présenté à la maison de ville et chez mon hôte, avec des airs de grand d’Espagne de première classe forcé par un contre-temps de s’arrêter deux nuits dans un si triste endroit ; vous autres, forcés de partir précipitamment de P*** le lendemain de ma déconvenue, vous n’aviez, je le conçois, nulle raison de vous faire passer ici pour d’infâmes histrions : c’est bien assez de se laisser clouer ce masque au visage dans les endroits où l’on ne peut faire autrement. Mais, moi, que vais-je dire, et comment me dépêtrer de l’infernal réseau d’intrigues où les récits de La Rancune viennent de m’engager ? Le grand couplet du Menteur de Corneille lui a servi assurément à composer son histoire, car la conception d’un faquin tel que lui ne pouvait s’élever si haut. Imaginez… Mais que vais- je vous dire que vous ne sachiez de reste et que vous n’ayez comploté ensemble pour me perdre ? L’ingrate qui est cause de mes malheurs n’y aura-t-elle pas mélangé tous les fils de satin les plus inextricables que ses doigts d’Arachné auront pu tendre autour d’une pauvre victime ?… Le beau chef-d’œuvre ! Hé bien ! je suis pris, je l’avoue ; je cède, je demande grâce. Vous pouvez me reprendre avec vous sans crainte, et, si les rapides chaises de poste qui vous emportèrent sur la route de Flandre, il y a près de trois mois, ont déjà fait place à l’humble charrette de nos premières équipées, daignez me recevoir au moins en qualité de monstre, de phénomène, de calot propre à faire amasser la foule, et je réponds de m’acquitter de ces divers emplois de manière à contenter les amateurs les plus sévères des provinces… Répondez-moi maintenant au bureau de poste, car je crains la curiosité de mon hôte : j’enverrai prendre votre épître par un homme de la maison, qui m’est dévoué…
L’illustre Brisacier.
Que faire maintenant de ce héros abandonné de sa maîtresse et de ses compagnons ? N’est-ce en vérité qu’un comédien de hasard, justement puni de son irrévérence envers le public, de sa sotte jalousie, de ses folles prétentions ? Comment arrivera-t-il à prouver qu’il est le propre fils du khan de Crimée, ainsi que l’a proclamé l’astucieux récit de La Rancune ? Comment de cet abaissement inouï s’élancera-t-il aux plus hautes destinées ?… Voilà des points qui ne vous embarrasseraient nullement sans doute, mais qui m’ont jeté dans le plus étrange désordre d’esprit. Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes. Quelque jour j’écrirai l’histoire de cette « descente aux enfers,» et vous verrez qu’elle n’a pas été entièrement dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison.
Et puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hégel ou les mémorables de Swedemborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l’expression ; la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète : c’est à la critique de m’en guérir.