Voyage à la recherche d’un livre unique. Francfort et Paris. L’abbé de Bucquoy. Pilat à Vienne. La bibliothèque Richelieu. Personnalités. La bibliothèque d’Alexandrie.
En 1851, je passais à Francfort. Obligé de rester deux jours dans cette ville, que je connaissais déjà, je n’eus d’autre ressource que de parcourir les rues principales, encombrées alors par les marchands forains. La place de Rœmer, surtout, resplendissait d’un luxe inouï d’étalages ; et près de là, le marché aux fourrures étalait des dépouilles d’animaux sans nombre, venues soit de la haute Sibérie, soit des bords de la mer Caspienne. L’ours blanc, le renard bleu, l’hermine, étaient les moindres curiosités de cette incomparable exhibition ; plus loin, les verres de Bohême aux mille couleurs éclatantes, montés, festonnés, gravés, incrustés d’or, s’étalaient sur des rayons de planches de cèdre, comme les fleurs coupées d’un paradis inconnu.
Une plus modeste série d’étalages régnait le long de sombres boutiques, entourant les parties les moins luxueuses du bazar, consacrées à la mercerie, à la cordonnerie et aux divers objets d’habillement. C’étaient des libraires, venus de divers points de l’Allemagne, et dont la vente la plus productive paraissait être celle des almanachs, des images peintes et des lithographies : le Wolks-Kalender (Almanach du peuple), avec ses gravures sur bois, les chansons politiques, les lithographies de Robert Blum et des héros de la guerre de Hongrie, voilà ce qui attirait les yeux et les kreutzers de la foule. Un grand nombre de vieux livres, étalés sous ces nouveautés, ne se recommandaient que par leurs prix modiques, et je fus étonné d’y trouver beaucoup de livres français.
C’est que Francfort, ville libre, a servi longtemps de refuge aux protestants ; et, comme les principales villes des Pays-Bas, elle fut longtemps le siége d’imprimeries qui commencèrent par répandre en Europe les œuvres hardies des philosophes et des mécontents français, et qui sont restées, sur certains points, des ateliers de contrefaçon pure et simple, qu’on aura bien de la peine à détruire.
Il est impossible, pour un Parisien, de résister au désir de feuilleter de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste. Cette partie de la foire de Francfort me rappelait les quais, souvenir plein d’émotion et de charme. J’achetai quelques vieux livres, ce qui me donnait le droit de parcourir longuement les autres. Dans le nombre, j’en rencontrai un imprimé moitié en français, moitié en allemand, et dont voici le titre, que j’ai pu vérifier depuis dans le Manuel du Libraire de Brunet :
« Événement des plus rares, ou Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du Fort-l’Évêque et de la Bastille, avec plusieurs ouvrages vers et prose, et particulièrement la game des femmes, se vend chez Jean de la France, rue de la Réforme, à l’Espérance, à Bonnefoy. 1719. »
Le libraire m’en demanda un florin et six kreutzers (on prononce cruches). Cela me parut cher pour l’endroit, et je me bornai à feuilleter le livre, ce qui, grâce à la dépense que j’avais déjà faite, m’était gratuitement permis. Le récit des évasions de l’abbé de Bucquoy était plein d’intérêt ; mais je me dis enfin : je trouverai ce livre à Paris, aux bibliothèques, ou dans ces mille collections où sont réunis tous les mémoires possibles relatifs à l’histoire de France. Je pris seulement le titre exact, et j’allai me promener au Meinlust, sur le quai du Mein, en feuilletant les pages du Wolks-Kalender.
À mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l’amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d’insérer ce que l’assemblée s’est plu à appeler le feuilleton-roman. J’ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d’existence.
Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman, et pressé de vous donner un titre, j’indiquai celui-ci : l’Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très vite à Paris les documents nécessaires pour parler de ce personnage d’une façon historique et non romanesque, car il faut bien s’entendre sur les mots.
Je m’étais assuré de l’existence du livre en France, et je l’avais vu classé non-seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. Il paraissait certain que cet ouvrage, noté, il est vrai, comme rare, se rencontrerait facilement soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux.
Du reste, ayant parcouru le livre, ayant même rencontré un second récit des aventures de l’abbé de Bucquoy dans les lettres si spirituelles et si curieuses de madame Dunoyer, je ne me sentais pas embarrassé pour donner le portrait de l’homme et pour écrire sa biographie selon des données irréprochables.
Mais je commence à m’effrayer aujourd’hui des condamnations suspendues sur les journaux pour la moindre infraction au texte de la loi nouvelle. Cinquante francs d’amende par exemplaire saisi, c’est de quoi faire reculer les plus intrépides : car, pour les journaux qui tirent seulement à vingt-cinq mille, et il y en a plusieurs, cela représenterait plus d’un million. On comprend alors combien une large interprétation de la loi donnerait au pouvoir de moyens pour éteindre toute opposition. Le régime de la censure serait de beaucoup préférable. Sous l’ancien régime, avec l’approbation d’un censeur, qu’il était permis de choisir, on était sûr de pouvoir sans danger produire ses idées, et la liberté dont on jouissait était extraordinaire quelquefois. J’ai lu des livres contresignés Louis et Phélippeaux qui seraient saisis aujourd’hui incontestablement.
Le hasard m’a fait vivre à Vienne sous le régime de la censure. Me trouvant quelque peu gêné par suite de frais de voyage imprévus, et en raison de la difficulté de faire venir de l’argent de France, j’avais recouru au moyen bien simple d’écrire dans les journaux du pays. On payait cent cinquante francs la feuille de seize colonnes très courtes. Je donnai deux séries d’articles, qu’il fallut soumettre aux censeurs.
J’attendis d’abord plusieurs jours. On ne me rendait rien. Je me vis forcé d’aller trouver M. Pilat, le directeur de cette institution, en lui exposant qu’on me faisait attendre trop longtemps le visa. Il fut pour moi d’une complaisance rare, et il ne voulut pas, comme son quasi-homonyme, se laver les mains de l’injustice que je lui signalais. J’étais privé, en outre, de la lecture des journaux français, car on ne recevait dans les cafés que le Journal des Débats et la Quotidienne. M. Pilat me dit : “Vous êtes ici dans l’endroit le plus libre de l’empire (les bureaux de la censure), et vous pouvez venir y lire, tous les jours, même le National et le Charivari.»
Voilà des façons spirituelles et généreuses qu’on ne rencontre que chez les fonctionnaires allemands, et qui n’ont que cela de fâcheux qu’elles font supporter plus longtemps l’arbitraire.
Je n’ai jamais eu tant de bonheur avec la censure française, je veux parler de celle des théâtres, et je doute que si l’on rétablissait celle des livres et des journaux, nous eussions plus à nous en louer. Dans le caractère de notre nation, il y a toujours une tendance à exercer la force, quand on la possède, ou les prétentions du pouvoir, quand on le tient en main.
Je parlais dernièrement de mon embarras à un savant, qu'il est inutile de désigner autrement qu’en l’appelant bibliophile. Il me dit : Ne vous servez pas des Lettres galantes de madame Dunoyer pour écrire l’histoire de l’abbé de Bucquoy. Le titre seul du livre empêchera qu’on le considère comme sérieux ; attendez la réouverture de la Bibliothèque (elle était alors en vacances), et vous ne pouvez manquer d’y trouver l’ouvrage que vous avez lu à Francfort.
Je ne fis pas attention au malin sourire qui, probablement, pinçait alors la lèvre du bibliophile, et, le 1er octobre, je me présentais l’un des premiers à la Bibliothèque nationale.
M. Pilon est un homme plein de savoir et de complaisance. Il fit faire des recherches qui, au bout d’une demi-heure, n’amenèrent aucun résultat. Il feuilleta Brunet et Quérard, y trouva le livre parfaitement désigné, et me pria de revenir au bout de trois jours : on n’avait pas pu le trouver. — Peut-être, cependant, me dit M. Pilon, avec l’obligeante patience qu’on lui connaît, peut-être se trouve-t-il classé parmi les romans.
Je frémis : Parmi les romans ?… mais c’est un livre historique !… cela doit se trouver dans la collection des Mémoires relatifs au siècle de Louis XIV. Ce livre se rapporte à l’histoire spéciale de la Bastille : il donne des détails sur la révolte des camisards, sur l’exil des protestants, sur cette célèbre ligue des faux-saulniers de Lorraine, dont Mandrin se servit plus tard pour lever des troupes régulières qui furent capables de lutter contre des corps d’armée et de prendre d’assaut des villes telles que Beaune et Dijon !…
— Je le sais, me dit M. Pilon ; mais le classement des livres, fait à diverses époques, est souvent fautif. On ne peut en réparer les erreurs qu’à mesure que le public fait la demande des ouvrages. Il n’y a ici que M. Ravenel qui puisse vous tirer d’embarras… Malheureusement, il n’est pas de semaine.
J’attendis la semaine de M. Ravenel. Par bonheur, je rencontrai, le lundi suivant, dans la salle de lecture, quelqu’un qui le connaissait, et qui m’offrit de me présenter à lui. M. Ravenel m’accueillit avec beaucoup de politesse, et me dit ensuite : « Monsieur, je suis charmé du hasard qui me procure votre connaissance, et je vous prie seulement de m’accorder quelques jours. Cette semaine, j’appartiens au public. La semaine prochaine, je serai tout à votre service. »
Comme j’avais été présenté à M. Ravenel, je ne faisais plus partie du public ! Je devenais une connaissance privée, pour laquelle on ne pouvait se déranger du service ordinaire.
Cela était parfaitement juste d’ailleurs ; mais admirez ma mauvaise chance !… Et je n’ai eu qu’elle à accuser.
On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque. Ils tiennent en partie à l’insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c’est qu’une grande partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels, qu’on trouverait dans tous les cabinets de lecture ; ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu’aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d’acheter ou de louer les livres.
On l’a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d’asile, dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l’existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d’hommes veufs, de solliciteurs sans places, d’écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, comme l’était ce pauvre Carnaval qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert pomme, et un chapeau orné de fleurs, mérite sans doute considération ; mais n’existe-t-il pas d’autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir ?…
Il y avait aux imprimés dix-neuf éditions de Don Quichotte. Aucune n’est restée complète. Les voyages, les comédies, les histoires amusantes, comme celles de M. Thiers et de M. Capefigue l’Almanach des adresses, sont ce que ce public demande invariablement, depuis que les bibliothèques ne donnent plus de romans en lecture.
Puis, de temps en temps, une édition se dépareille, un livre curieux disparaît, grâce au système trop large qui consiste à ne pas même demander les noms des lecteurs.
La république des lettres est la seule qui doive être quelque peu imprégnée d’aristocratie, car on ne contestera jamais celle de la science et du talent.
La célèbre bibliothèque d’Alexandrie n’était ouverte qu’aux savants ou aux poètes connus par des ouvrages d’un mérite quelconque. Mais aussi l’hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu’il leur plaisait d’y séjourner.
Et à ce propos, permettez à un voyageur qui en a foulé les débris et interrogé les souvenirs, de venger la mémoire de l’illustre calife Omar de cet éternel incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, qu’on lui reproche communément. Omar n’a jamais mis le pied à Alexandrie, quoi qu’en aient dit bien des académiciens. Il n’a pas même eu d’ordres à envoyer sur ce point à son lieutenant Amrou. La bibliothèque d’Alexandrie et le Serapéon, ou maison de secours, qui en faisait partie, avaient été brûlés et détruits au quatrième siècle par les chrétiens, qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre Hypatie, philosophe pythagoricienne. Ce sont là, sans doute, des excès qu’on ne peut reprocher à la religion, mais il est bon de laver du reproche d’ignorance ces malheureux Arabes dont les traductions nous ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médecine et des sciences grecques, en y ajoutant leurs propres travaux, qui sans cesse perçaient de vifs rayons la brume obstinée des époques féodales.
Pardonnez-moi ces digressions, et je vous tiendrai au courant du voyage que j’entreprends à la recherche de l’abbé de Bucquoy. Ce personnage excentrique et éternellement fugitif ne peut échapper toujours à une investigation rigoureuse.
Un paléographe. Rapports de police en 1709. Affaire Le Pileur. Un drame domestique.
Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l’organisation actuelle ; mais quand un feuilletoniste ou un romancier se présente, « tout le dedans des rayons tremble. » Un bibliographe, un homme appartenant à la science régulière, savent juste ce qu’ils ont à demander. Mais l’écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un roman-feuilleton, fait tout déranger, et dérange tout le monde pour une idée biscornue qui lui passe par la tête.
FIN DE L’EXTRAIT
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