« La guerre de Troie n’aura pas lieu » est une pièce de Jean Giraudoux, jouée pour la première fois au Théâtre de l’Athénée en Novembre 1935.
Bref résumé
Il s’agit naturellement de la pièce la plus célèbre de Giraudoux, un morceau de bravoure littéraire, scénique, politique. L’une des plus grandes pièces du répertoire français.
Tout commence par un dialogue entre Andromaque et Cassandre. Andromaque est la femme fidèle d’Hector, tandis que Cassandre est le leitmotiv de la pièce, celle qui annonce la réalité se profile mais que nul ne veut voir. « La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre ! » dit Andromaque à Cassandre ; c’est la première réplique de la pièce. Ce à quoi Cassandre lui répond : « Je te tiens un pari, Andromaque. »
Pâris vient d’enlever Hélène, la femme de Ménélas, et le moins qu’on puisse dire, c’est que le roi de Sparte le prend mal. Pour faire face à Cassandre, et post-rationnaliser ce qu’elle souhaite, Andromaque dit : « Pourquoi la guerre aurait-elle lieu ? Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris. ». On aurait pu suggérer à Hélène d’écouter les conseils de Bertrand Russell aux générations futures.
Arrive Hector. Il apprend l’enlèvement d’Hélène par son frère Pâris, et il n’est pas impressionné…Avec Andromaque, il compte convaincre Pâris de rendre Andromaque aux Grecs afin d’éviter la guerre. Au début, pleins de l’enthousiasme des justes, ils ont confiance en leurs chances d’éviter un conflit avec les Grecs. Mais Hector et Andromaque se rendent vite compte que les choses ne sont pas si simples : Priam n’est pas convaincu, Pâris élude, Hélène tergiverse…
L’acte Deux s’ouvre avec les portes de la guerre grandes ouvertes. L’incorrigible Hélène (sorte de nymphomane sans morale ni cervelle) essaie de séduire Troïlus, le jeune fils de Priam. On assiste ensuite au conseil de guerre opposant les colombes troyennes aux faucons.
Puis arrive la première ambassade grecque, précédée par Oiax, un Grec agressif qui s’empresse de provoquer Hector, lequel a déjà mal à partir avec Demokos, poète troyen qui veut lui aussi la guerre.
Ulysse entre en scène à son tour. Pendant un temps, Hector pense parvenir à le convaincre. Mais il était écrit que la guerre aurait lieu car Oiax réapparait, complètement ivre, et provoque Hector de nouveau. Demokos assiste à la scène et crie vengeance. Hector le tue d’un coup de javelot pour le faire taire. Mais en mourant, Demokos accuse Oiax de l’avoir tué. Il n’y a plus de choix, de part et d’autre. Ce sera la guerre. La guerre de Troie aura lieu.
Comme le dit Cassandre avec sa réplique finale : « Le poète troyen est mort…La parole est au poète grec.» Outre la pirouette Demokos-Homère, est-ce aussi une façon de dire que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs ?
La situation internationale en 1935
Pour ceux qui jugent (avec raison) que notre époque est « de tous les dangers », la comparaison avec 1935 fait sourire. En 1935, la plus grande crise mondiale de l’histoire moderne en est à sa sixième année, elle détruit les industries, les emplois partout dans le monde industrialisé, conduit à la déflation en France. Paul Doumer a été assassiné trois ans plus tôt, puis c’est au tour d’Alexandre Ier, Hitler a gagné les élections en Janvier 1933, la république de Weimar est morte, le référendum ou plébiscite sur la Sarre la voit rejoindre le giron de l’Allemagne. Dans ses discours enflammés, Hitler aborde déjà tous ses thèmes de prédilection : superiorité de la race allemande, inferiorité des sous-races, conquêtes militaires, Lebensraum etc. Lorsque la pièce est écrite, nous sommes encore à 4 ans de l’invasion de la Pologne et de la déclaration de guerre de la France et de la Grande-Bretagne. Et pourtant avant, les choses sont déjà écrites. Nous vivons avec des perspectives faussées de l’histoire. Nous nous demandons parfois comment « ils » (lisez nos ancêtres, maintenant dématerialisés) firent pour ne pas voir ce qui allait se passer. Du haut de notre présent, nous avons envie de leur dire : « Allez, faites quelque chose ! ». Nous sous-estimons la lucidité de certains et oublions que le problème n’est pas tellement la clairvoyance des générations passées, pas plus celle des générations présentes ou futures. Le problème est l’incapacité des masses, confortées dans leur aveuglement par des élites tout aussi aveugles, à accepter le malheur qui vient. Le problème n’est pas la clairvoyance, le problème, c’est que nous ne souhaitons pas écouter Cassandre.
Giraudoux est Cassandre. Cassandre-Giraudoux est le véritable narrateur de la pièce.
La guerre et l’amour
« Vous ne l’aimez pas. On ne s’entend pas dans l’amour. La vie de deux époux qui s’aiment, c’est une perte de sang-froid perpétuel. La dot des vrais couples est la même que celle des couples faux : le désaccord originel. Hector est le contraire de moi. Il n’a aucun de mes goûts. Nous passons nos journées ou à nous vaincre l’un l’autre ou à nous sacrifier. Les époux amoureux n’ont pas le visage clair. »
Puis Andromaque continue ; lisez, c’est formidable :
« Penser que nous allons souffrir, mourir, pour un couple officiel, que la splendeur ou le malheur des âges, que les habitudes des cerveaux et des siècles vont se fonder sur l’aventure de deux êtres qui ne s’aimaient pas, c’est là l’horreur. »
On pourrait continuer ainsi. La fin de la pièce est splendide. Giraudoux a tout dit : le destin qui échappe à la volonté des hommes, des occurrences bénignes qui conduisent à des conséquences catastrophiques, l’amour qui sauve et apporte un peu de sens à ce qui paraitrait sinon comme le cheminement absurde de l’existence. N’en déplaise à ce qu’écrira Kundera, il n’y a rien de léger ici. Tant de morts, tant de siècles, des années de guerres, des civilisations détruites, des vies brisées, et tout cela à cause de deux êtres qui ne s’aimaient pas. Et le reste n’est que littérature.
©Les Editions de Londres