Chapitre 2.
Carthage, Tennessee

En ouvrant les yeux, Kerkadek découvrit une chambre haute sous plafond avec des murs couverts de tableaux représentant des épisodes de la Guerre d’Indépendance, des scènes de nature à la Thoreau, et des portraits de patriciens sudistes.

Il promena son regard sur la pièce inconnue, cerné de commodes dix-neuvième siècle et de bibliothèques modernes. Sur sa droite, un miroir ovale réfléchissait le portrait d’une femme coiffée à la Scarlett O’Hara.

Le marin était allongé dans un lit moelleux, hérissé de fines colonnes de bois qui soutenaient un baldaquin d’où tombaient des rideaux rose pâle tenus par des cordons de coton bleu.

Il se souvint : le nuage blanc qui grossit, le tapis persan, les coups de marteau, la caisse en bois, le vrombissement des moteurs, les cris des animaux dans les cages.

Mais où était-il ?

La lumière du jour se glissait dans l’interstice entre les rideaux de velours qui lui cachaient la fenêtre. Il lui fallut cinq minutes pour se lever tant son crâne lui faisait mal. Parvenu à la fenêtre, il écarta le lourd rideau couleur grenat et découvrit un parc charmant, séparé en son milieu par une allée bordée de chênes centenaires, qui donnait sur une fontaine surmontée d’une statue de la Justice en bronze.

Dans le parc, il reconnut des chênes, des saules, des ormes, et des arbres de pays chauds ; il aperçut des pommes de pin sur l’herbe, des oiseaux qui voletaient en gazouillant.

— Où suis-je ? dit-il.

À quelques mètres de haies suffisamment hautes pour arrêter les regards des curieux, il vit un jardinier noir sur un motoculteur qui tondait la pelouse, entouré d’un nuage de petites herbes qui s’élevaient autour de lui, pendant qu’un autre jardinier coiffé d’un chapeau de paille ratissait le gazon pour le débarrasser des feuilles de chêne.

Le jardinier dirigea une paire de jumelles vers le bâtiment principal.

La mansion sudiste était précédée d’un fronton central, soutenu par quatre colonnes blanches, et surmonté d’un toit en ardoise. De larges fenêtres perçaient la façade, derrière lesquelles on distinguait des intérieurs inoccupés, ce que semblait indiquer que la demeure était vide une partie de l’année.

À l’intérieur du double huit de ses jumelles, le jardinier noir aperçut un froissement de velours grenat, suivi du visage hagard d’un marin derrière le carreau d’une fenêtre à guillotine.

Le jardinier noir sortit un talkie-walkie de sa salopette bleue, et dit, après un grésillement :

He’s awake, Sir.

Kerkadek était penché sur les rayons inférieurs de la bibliothèque. Il sortit quelques classiques anglais et américains qu’il feuilleta en silence. La tête lui tournait toujours. Ses yeux papillotaient, les paupières se refermaient spasmodiquement, sa rétine le brûlait. Il posa sa main encore tremblante sur le rayon le plus bas, nota l’absence de poussière et conclut que certains livres avaient été déplacés récemment. Le Comte passa la main dans l’un des espaces vides et en sortit un livre tombé sur la tranche.

C’était un essai de Friedrich Nietzsche, intitulé « My sister and I », traduit en anglais par un certain Oscar. D. Levy. La publication datait de 1951. Le problème, c’est que Nietzsche n’avait jamais rien écrit de tel. Il commença à lire, sauta quelques pages, lut encore :

— Qu’est-ce que c’est que ce bins ? dit le marin.

Kerkadek tournait les pages de plus en plus vite.

— Mais pourquoi un livre sur sa sœur ?

Il fronça les sourcils.

— Hmm, hmm, dit-il.

— Hmm, hmm…entendit-il comme un écho de sa propre voix.

Kerkadek se retourna brusquement. Un homme en salopette, un chapeau de paille à la main, le regardait sans rien dire. Une oreillette blanche remontait de la boucle de sa bretelle jusqu’à son oreille.

L’homme ôta ses lunettes noires et lui dit :

Sir Attenborough ?

— Quoi ? What ?

— Veuillez me suivre, s’il vous plaît.

— Mais qu’est-ce qu’il raconte, celui-là ? dit Kerkadek en marmonnant.

L’homme avança dans un long couloir au plancher qui craque, flanqué de tableaux accrochés à des murs couverts de toile sombre. Vue l’étroitesse des couloirs, se dit Kerkadek, on se serait cru à la Maison-Blanche. L’homme s’arrêta au milieu des feux jetés sur le parquet par le lustre qui le surplombait dans un balancement. Il frappa à la porte.

— Oui ?

La voix venait de l’intérieur de la pièce.

— C’est votre invité, Sir.

— Faites-le entrer, dit la voix.

* * *

Kerkadek entra. La tête lui tournait toujours. L’homme au chapeau de paille sortit. La porte se referma en silence. Le marin entendit le craquement de ses pas qui s’éloignaient.

Sur le côté, un homme en complet noir l’observait derrière ses lunettes de soleil.

Derrière un grand bureau, un homme aux épaules carrées, à la mâchoire prognathe, était penché sur un dossier qu’il était en train d’annoter.

Sir David, dit-il sans relever la tête, veuillez m’excuser, je suis avec vous tout de suite.

Le poudroiement des rayons du soleil matinal donnait un aspect éthéré aux gestes de l’homme penché, accentuant l’atmosphère d’aristocratie sudiste qui se dégageait de la pièce, un assemblage de bois sombre, de cuivre, de livres, et de tableaux de famille, le tout éclairé par un chandelier en cristal.

L’homme recula sa chaise, et s’avança vers le Breton :

Sir David, quel honneur de faire votre connaissance !

Kerkadek tendit poliment la main vers l’homme qui s’approchait. Et il le reconnut aussitôt :

— Albert Gore ! dit Kerkadek. C’est pas croyable ! Vous êtes Albert Gore, le vice-président des États-Unis...

— Appelez-moi Al, David ! dit l’ancien vice-président d’un geste de dénégation qui trahissait toutefois un certain plaisir à être appelé ainsi.

Le vice-président portait une veste de sport, des pantalons clairs, une chemise grise. Plus grand que le marin, il avait les yeux légèrement plissés, la mâchoire américaine, les cheveux courts et gris.

Al Gore s’arrêta à un mètre. À cette distance, la lumière irisée qui enveloppait Kerkadek comme une statue d’ange se dissipa.

Sur son visage, on lut une inquiétude :

— Mais qui êtes-vous ?

Il se tourna vers l’homme du Secret Service qui observait la scène sans un mot.

— Larry…

— Oui, Sir.

— Qui c’est, ce type ?

— Qui ça, Sir ?

— Mais vous voyez bien que ce n’est pas David Attenborough !

Aussitôt, le dénommé Larry se pencha sur le micro accroché au revers de sa veste :

Code yellow, je répète, code yellow, on a un intrus !…

Il sortit un Sig Sauer P229, arme réglementaire du Secret Service, et mit Kerkadek en joue.

* * *

Kerkadek ne bougeait pas. Al Gore, interloqué, se tenait à deux mètres du marin. Larry braquait son Sig Sauer sur le marin tout en répétant à plusieurs reprises :

Code yellow, je répète, code yellow !

Puis il se tourna vers Gore sans lâcher Kerkadek des yeux :

— Mettez-vous à l’abri, Sir, dit Larry à Gore.

— C’est bon, Larry, c’est bon…dit Al Gore.

Et se tournant vers Kerkadek :

— Qui êtes-vous ? Vous n’êtes pas David Attenborough.

— David Attenborough ? dit Kerkadek.

— Oui.

— Non, je ne suis pas David Attenborough, dit Kerkadek d’un ton agacé.

Sans lâcher son Sig Sauer toujours pointé sur Kerkadek, l’homme du Secret Service interjeta.

Sir, il ment ! Ils l’ont récupéré chez David Attenborough.

— Il était peut-être chez lui, répondit Gore, mais ce n’est pas lui.

— C’est vous qui m’avez amené ici ? dit Kerkadek, en regardant l’homme du Secret Service.

L’homme abaissa ses lunettes de soleil :

— Vous n’êtes pas David Attenborough, demanda Larry à Kerkadek, le célèbre présentateur de documentaires animaliers ?

— Non, vous voyez bien que je n’ai pas quatre-vingts dix ans, répondit Kerkadek.

— Mais alors que faisiez-vous chez lui ? demanda Al Gore.

On entendit des bruits de pas, la porte s’ouvrit dans un fracas, découvrant deux hommes du Secret Service qui braquèrent aussitôt leurs armes sur Kerkadek. Al Gore leur fit un geste agacé. Ils refermèrent la porte.

— Alors ? dit Gore.

— Je suis un ami de Sir David. Ce matin, j’arrive chez lui. Il ouvre ses placards, ne trouve pas de kouign-amann…

— Kouign-am… quoi ?

— Ce n’est pas grave…Là-dessus, il part en vélo à la boulangerie …

— La boulangerie…Et alors ?

— Alors, deux gugusses me balancent un gaz qui m’assomme, ils me mettent dans une caisse en bois, et je me réveille ici.

Le marin posa un regard grave sur Al Gore :

— Monsieur le vice-président, qu’est-ce qu’il se passe ?

Al Gore avança les mains devant lui, comme s’il voulait épouser la forme d’un ballon de football :

— L’heure est grave.

— Tacacatacatac !

Larry sursauta, le Sig Sauer manqua partir tout seul.

Derrière la fenêtre, un pivert mitraillait le tronc d’un orme à grands coups de bec.

* * *

Deux hommes du Secret Service se tenaient devant la porte. Larry était debout, au milieu de la pièce. Al Gore était assis, les jambes croisées. Kerkadek lui faisait face, affalé dans un fauteuil d’époque.

— Larry, dit Gore, tu ne vois pas la différence entre une personnalité britannique mondialement connue et le monsieur que tu m’amènes ?

Sir, ma femme est partie avec le clébard et la télé, alors, la BCC…

— La BBC, corrigea Gore.

— Ok, la BBC…Puis…je dois vous avouer : les documentaires animaliers, ça me fout le bourdon ; les piafs qui gazouillent pendant des heures, le phacochère qui attaque la gazelle…

— Les phacochères n’attaquent pas les gazelles, dit Gore d’un air las.

— Ouais, dit Larry, les gazelles, les antilopes, whatever.

Al Gore ne releva pas l’insolence. Il semblait embêté, enfin on le supposait, car sa main recouvrait le haut de son visage. Après mûre réflexion, il dit de sa voix grave :

— Tommy, j’ai besoin de toi !

La porte s’ouvrit, découvrant un homme d’une soixantaine d’années. Il était vêtu d’un jean clair et d’un polo noir. Son visage marqué contrastait avec son allure vigoureuse. Sa barbe grisonnante adoucissait ses traits et faisait oublier ses cheveux noirs dégarnis vers le sommet du crâne. Une certaine mélancolie embuait ses yeux noirs et perçants.

— Je ne peux pas le croire !!! dit Kerkadek en se levant de son fauteuil. T-O-M-M-Y L-E-E Jones !!

Jones sourit sans répondre. Puis se tournant vers Al Gore, d’une façon qui révélait une grande familiarité entre les deux hommes :

— Al, c’est qui ce mec là, ha ha ? dit-il en riant. Je t’assure que ce n’est pas David Attenborough !

— Merci, Tommy, j’avais deviné…Mais le Secret Service ne voit pas la différence.

Puis regardant Larry :

— Les phacochères attaquent les gazelles…Tss tss…

Larry était contrarié que son patron l’humilie devant Tommy Lee Jones dont la performance dans Men in Black était à l’origine de sa vocation. Il n’oublierait jamais ce moment où l’agent K sort son désintégrateur et tire sur le gigantesque cafard extraterrestre sans ôter ses lunettes noires. Ce jour-là, sa vie avait été changée.

— Larry ?

Le vice-président venait de s’adresser à lui. L’homme du Secret Service continuait à regarder Tommy Lee Jones comme s’il avait vu le Messie. Tommy lui fit un clin d’œil en ajustant des lunettes noires imaginaires.

— Oui, Monsieur…

— Larry, tu rêves…

— Désolé, Sir, mais Mr Jones était en train de me distraire…

— Bon, ça suffit, interrompit Jones, il faut trouver une solution. Cet homme n’est pas Attenborough, d’accord. Mais s’il a été confondu par tes agents avec Attenborough, c’est que…

Il fit un geste à Larry, qui signifiait qu’il devait les laisser seuls avec l’individu dont l’identité n’avait pas été confirmée. Larry sortit en grommelant. Kerkadek attendait affalé dans son fauteuil d’époque. Gore et Jones continuèrent à parler comme s’il n’existait pas.

— Je te l’ai déjà dit, reprit Jones, Attenborough était trop vieux pour la mission. Il faut un homme jeune, entraîné au danger…

— Tommy, dit Gore, il me faut Attenborough !

— Mais pourquoi ? Il va clapoter dans la jungle, ton vioque !

— Pourquoi Attenborough ? Mais parce qu’il est connu ! J’ai besoin d’une célébrité pour sauver le monde.

— Al, écoute-moi : tu te trompes. Ce sont les inconnus qui sauvent le monde ! Regarde Luke Skywalker, John McLane, et la Française, là, Jeanne d’Arc…Une célébrité, c’est ringard, ça fait has-been. Tiens, c’est exactement ce que Clinton ferait !

Jones avait monté le ton. Gore était vexé qu’on le compare à l’homme dans l’ombre duquel il avait vécu pendant huit ans. Et dire qu’il avait fait campagne pour sa femme qu’il n’avait jamais pu supporter. Et elle n’avait pas même été fichue d’être élue ! Tout en gagnant le « vote populaire » comme lui…

Il s’approcha de sa bibliothèque en se grattant le menton. Jones se demanda s’il allait relire des passages de « De la Démocratie en Amérique » en l’ignorant comme la dernière fois, mais le vice-président posa l’index sur le volume Un des œuvres illustrées du Marquis de Sade.

La rangée de in-quarto se souleva dans un bruit électrique. Du compartiment secret il sortit deux verres et une carafe en cristal avec un bouchon carré et un bac à glaçons. Il jeta les glaçons dans les verres ; le liquide ambré se déversa de la carafe dans un glougloutement ; les glaçons craquèrent. Il songea à la banquise qui fond. Puis il tendit un whisky à Jones, et but le sien d’une traite.

— Continue, Tommy, continue…dit Gore en prenant un air un peu hypocrite comme il faisait lorsqu’il était agacé.

— Ce qui compte, dit Jones, c’est qu’on puisse...

Gore fit un geste pour arrêter Tommy. On venait de frapper à la porte.

— Entrez, qu’est-ce que c’est ?

Un homme du Secret Service, noir, avec oreillette blanche et lunettes sombres, fit son entrée, suivi de Larry. L’homme noir était plus jeune, plus grand et mince.

Larry chercha Kerkadek des yeux. Le Comte était à moitié assoupi dans son fauteuil.

— Walter, dit Larry au jeune agent noir en désignant Kerkadek, qui c’est ce type ?

— Qui ça, le type assis ?

— Non, ma conne de femme ! Bien sûr, le type assis, abruti. Qui c’est ? Vas-y, dis-moi.

Walter avait l’air de ne pas comprendre.

— Ben, c’est David Attenborough, le mec qu’on nous a dit d’aller chercher en Europe et de ramener ici.

— Alors, demande-lui.

— Quoi, vous voulez que je lui demande s’il est David Attenborough ?

— Oui.

Walter haussa les épaules, l’air de ne pas comprendre ce qui piquait son supérieur hiérarchique, lequel avait un peu trop tendance à le confondre avec Will Smith. Il ne disait rien, mais ça l’agaçait qu’on lui refile toujours des petits automatiques quand son chef se promenait avec un gros Sig Sauer.

— Est-ce que vous êtes David Attenborough ? dit-il en s’adressant au Breton.

— Non, répondit Kerkadek.

— Chef, dit Walter en se tournant vers Larry, laissez-moi seul avec ce mec, je vous assure qu’il va s’appeler David Attenborough.

— Abruti, tu l’as fouillé ?

— C’était la bonne adresse, et oui, on a regardé dans son portefeuille, même que…il avait plein de photos d’animaux sur lui !

— Quoi ?!

C’était la voix de Tommy Lee Jones, reconnaissable entre toutes, qui venait de s’élever dans la pièce.

— Vous dites qu’il avait des photos d’animaux dans son portefeuille ?!

Larry se tourna vers Tommy Lee Jones, tout surpris que son idole s’adresse à lui. Walter se dit que ce vieux ressemblait pas mal au type qui se fait avaler par le cafard géant dans ce vieux film avec Will Smith, pas Independance Day, pas Hancock, non l’autre…

— Euh…oui.

— Combien de photos ? dit Tommy Lee Jones. Et quels animaux ?

Larry fit les poches de Kerkadek et en retira un portefeuille.

Du portefeuille, il sortit les photos suivantes : une famille d’éléphants, un bébé rhinocéros, des chimpanzés, des lamantins, des dauphins, un lama, un tigre de Sibérie, des chats, et même un golden retriever.

— Qu’est-ce qu’il a dans son portefeuille ? demanda Jones.

— Putain, dit Larry, j’ai jamais vu ça ! Ce mec a pas de papiers, pas de cartes de crédit, pas de photos de famille, de petite amie, mais il a plein de photos d’animaux…Putain, ce mec, c’est Ace Ventura[Note_1] ou quoi ?!

Ace Ventura ? dit Walter.

— Le mec qui retrouve Dan Marino[Note_2], le quarterback des Dolphins.

— Mais c’est pas Dan Marino, le quarterback des Dolphins, chef !

— Tais-toi, Walter, tais-toi…

Gore secouait son whisky de droite à gauche et de gauche à droite. Le tintement des glaçons contre les parois lui rappela les nuits d’attente pendant le recomptage de Floride.

Jones approcha sa tête du Breton jusqu’à ce que ses yeux soient à vingt centimètres des siens.

— Écoute-moi bien, mec, dit-il, tu vas me répondre, une fois pour toutes. Alors, fais bien attention…

Kerkadek le regarda sans dire un mot. Il était hypnotisé.

De toute son existence, il n’aurait jamais imaginé être interrogé par Sam Gerard[Note_3].

— ES-TU L’ASSISTANT DE DAVID ATTENBOROUGH ?

Dans la vie, certaines décisions semblent anodines. De ces décisions, il faudrait se méfier comme de la peste.

Un tournant pris au hasard, un baiser entre deux portes, une queue de poisson, peuvent transformer une vie de manière irréversible.

— Euh…Ou…oui, répondit Kerkadek.

— Quoi ?! Répète !

— Oui, je suis l’assistant de David Attenborough.

Si ce livre avait été un film des années trente, on aurait entendu un grand coup de gong.

— Tu vois, dit Jones, souriant, en se tournant vers Gore qui remuait son whiskey d’un air mélancolique, il a dit « Oui » ! Ce mec est l’assistant d’Attenborough, Al ! C’est peut-être le type qu’il nous faut.

— Peut-être, dit Gore d’une voix éteinte.

— Écoute Al, on n’a plus beaucoup le choix, il faut lancer la mission, sinon il sera trop tard.

— Je sais, dit Gore. Larry, Walter, occupez-vous de l’assistant de David Attenborough, vérifiez ses dires dans les moindres détails.

Les moindres détails, Sir ? répondirent Larry et Walter avec un sourire.

— Oui, les moindres détails.

Les deux hommes du Secret Service sortirent en poussant Kerkadek devant eux.

Ils avancèrent dans un long couloir, et tous trois entrèrent dans un ascenseur sombre éclairé de lueurs rouges. Les oreilles du marin bourdonnèrent avec l’accélération.

* * *

Larry et Walter conduisirent le Breton dans une salle souterraine. Si ce n’avait été la pâle lumière bleue acier qui venait de petits disques de verre incrustés dans le plancher, et les instruments de torture qui pendaient sur les murs, on aurait dit une chambre d’hôpital.

Ils commencèrent par le test du polygraphe. Le Breton dut expliquer pourquoi il avait mouillé son lit jusqu’à un âge tardif, les raisons de sa frénésie onaniste à l’adolescence, les détails de sa première expérience bucco-génitale, ainsi que les activités illicites de sa jeunesse, notamment son trafic de cigarettes vers la Corée du Nord (voir Le pays invisible), pays soumis à l’embargo américain.

Il passa un examen physique détaillé, suivi d’une batterie de tests d’effort. Hormis une légère myopie, et une tendance à vomir au cours du test de la centrifugeuse, il semblait en pleine forme. En revanche, quand les deux agents apprirent son passé de consommation de whisky breton et d’héroïne, il eut droit à une dizaine de prises de sang. Le test cardiaque les rassura. Et ils passèrent aux prochaines étapes.

Ils lui enfoncèrent des tubes un peu partout. Dans l’urètre pour vérifier le flux urinaire pendant qu’on lui versait des litres d’eau dans la bouche par le biais d’un entonnoir. Dans l’anus pour une petite coloscopie sans sédation le long de trente mètres d’intestins. Dans l’œsophage pour vérifier l’état de son estomac. Puis ils firent venir une séduisante infirmière afin de récupérer des échantillons de sperme.

Ensuite, ils lui firent des tests de QI, de QE, de logique, ils invitèrent un psychiatre qui le fit parler pendant deux heures, puis ils récoltèrent d’autres échantillons d’urine, de sang, de sperme. Après quoi un hypnotiseur lui demanda ce qu’il pensait de sa mère, de son père, et du président des États-Unis.

On lui fixa des électrodes au niveau du cortex et du cervelet, et on lui diffusa des images d’éléphants, de rhinocéros, de phacochères, de girafes, de crocodiles, d’antilopes…Outre une peur bleue des crocodiles et des piranhas, et une stimulation sexuelle inattendue devant la photo d’une infirmière qui donnait le biberon à un bébé éléphant, tout semblait normal. Le patient avait une empathie surdéveloppée vis-à-vis de la faune et de la flore, beaucoup plus qu’envers les humains, à l’exception des infirmières aux belles poitrines.

Des questions subsistaient sur le passé trouble de Kerkadek, notamment sa période passée au sein d’une tribu mélanésienne, quand il était parti à la recherche des épaves de l’expédition La Pérouse. On ne s’expliquait pas le nombre d’enfants aux yeux bleus qui couraient sur les plages de l’île depuis son passage.

L’infirmière revint avec un boulier pour lui faire un nouveau comptage de spermatozoïdes. Puis elle lui posa des électrodes sur les testicules, et suivit de son doigt manucuré le tensiomètre sur un petit moniteur portatif.

Il apprécia moins la séance de waterboarding. L’objectif était d’éclairer des zones obscures de sa vie et de clarifier certaines contradictions relevées dans son interrogatoire.

Au bout de trente-six heures, le médecin superviseur apposait un gros tampon sur le dossier.

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* * *

— Que diriez-vous d’un petit film ?

Kerkadek était de retour dans le bureau de Al Gore. Jones et le vice-président étaient assis devant lui. Jones poussait des petits cris de satisfaction en parcourant son dossier. Gore se frottait les mains en souriant. Le marin grimaça en s’asseyant.

An inconvenient truth ?[Note_4] dit Kerkadek d’un ton las. Je l’ai déjà vu.

— Non, un film que je viens de terminer…

Sans attendre la réponse, Gore se leva et tourna la base d’une lampe murale. Il y eut un cliquètement, suivi par un grincement, celui d’une bibliothèque qui coulisse sur ses rainures, découvrant un mur circulaire. Précédés par la lueur crue d’un bâton phosphorescent, les trois hommes descendirent un escalier en colimaçon qui aboutissait à un décor d’amphithéâtre.

FIN DE L’EXTRAIT

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