Robert Johnson est né le 8 mai 1911 à Hazelhurst dans le Mississippi. À l’époque, l’État du Mississippi est le plus pauvre des États-Unis. Son économie, fondée sur la culture du coton et le travail des esclaves, a été profondément bouleversée par la guerre de Sécession. Si les esclaves noirs recouvrent la liberté en 1865, la vie n’est pas simple dans le Mississippi ségrégationniste. Toute occasion est bonne pour rappeler au noir qui est le véritable maître : arrestations arbitraires, lynchages arbitraires, jugements arbitraires, pauvreté généralisée.
Sa maman, Julia Major Dodds, aime avoir des enfants avec différents hommes, plus jeunes qu’elle de préférence. Elle est mariée à Charles Dodds, un homme relativement prospère mais qu’une dispute avec des propriétaires terriens blancs a forcé à quitter la belle ville d’Hazelhurst de façon précipitée afin d’éviter une punition arbitraire. Julia a dix enfants. Apparemment le père naturel de Robert Johnson n’est pas Charles Dodds, c’est un homme dix ans plus jeune que Julia, un certain Noah Johnson, dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il n’hésita pas à coucher avec une honnête femme mariée. À l’âge de deux ans, Julia envoie Robert vivre à Memphis avec son père Charles Dodds. Quand il a huit ans, Robert quitte Memphis et rejoint sa mère qui habite à l’époque (nous sommes en 1919) dans le Mississippi Delta (delta du Mississippi, qui n’a rien à voir avec le delta du Mississippi, situé au sud de la Louisiane) vers Tunica et Robinsonville, où elle vit remariée avec un homme du nom de Dusty Willis. Elle a quarante-cinq ans à l’époque ; Dusty Willis est un beau mâle de vingt et un ans.
Selon le témoignage d’un de ses camarades de classe, Robert est souvent absent, ce qui laisse à penser que Robert a pu partager sa vie entre Tunica, dans le nord du Delta, et Memphis, dans le Tennessee. Selon le témoignage du même camarade de classe, Robert jouait bien de l’harmonica. En revanche, il n’est fait aucune mention de ses aptitudes à la guitare.
D’après Son House, célèbre musicien de Blues, Robert Johnson était un très bon joueur d’harmonica mais un très mauvais joueur de guitare.
Dans les années dix et vingt, le Blues c’est la vie. Et si l’harmonica, c’est beau, il n’y a pas de Blues sans guitare.
Robert adopte le nom de son père naturel et devient Robert Johnson. En février 1929, à l’âge de dix-huit ans, Robert épouse une jeune fille de seize ans, Virginia Travis, qui meurt en couches quelques mois plus tard. À l’époque, la rumeur veut qu’il s’agisse d’un châtiment divin : Robert est puni pour ses chansons mécréantes.
Chanter des chansons mécréantes, passer des chœurs des Églises baptistes à la vie errante de joueur de Blues, c’est « vendre son âme au Diable », « selling your soul to the Devil ».
On retrouve Robert Johnson à Martinsville. Il a fait un enfant à une jeune femme du nom de Vergie Mae Smith. Il épouse une autre femme en mai 1931, Caletta Craft. Robert et Caletta s’établissent à Clarksdale dans le Mississippi en 1932. Comme Virginia Travis, Caletta meurt en couches, et Robert Johnson disparaît sur la route une fois pour toutes. Il sera musicien, vagabond, chanteur itinérant.
Toujours selon le témoignage de Son House, témoignage ambigu mais que recoupent d’autres témoignages, Robert Johnson revint un jour de 1931 complètement transformé. Non seulement Robert joue de la guitare merveilleusement, mais sa technique est si extraordinaire qu’elle est jugée miraculeuse.
De nos jours, nombreux sont les musiciens qui considèrent Robert Johnson comme le plus grand Bluesman de tous les temps. Tous le voient comme l’un des plus grands guitaristes, voire le plus grand guitariste qui ait jamais vécu.
Eric Clapton l’adule. Il a composé un album entier consacré à sa mémoire. Certains disent qu’il est la plus grande influence musicale du vingtième siècle. La première fois que Keith Richards écouta un disque de Robert Johnson, il fut persuadé qu’il y avait deux guitares, et pas une. Personne n’a jamais entendu une technique aussi extraordinaire. Or, ce que l’humanité ne comprend pas est miraculeux.
* * *
Une nuit d’hiver 1931, une silhouette avance sur la route. En s’approchant, on aperçoit un homme avec un chapeau sur la tête qui tient une guitare de la main droite. Les contours s’estompent en raison de l’obscurité. Puis les nuages s’écartent et la lune éclaire son visage. Il est jeune et beau. Dans ses yeux, on lit une immense lassitude.
Il n’y a pas beaucoup de vent dans le delta du Mississippi. Le jour, les méandres du fleuve se rident avec une langueur qui semble communicative à tous les habitants des plaines cotonnières.
Comme il n’y a pas beaucoup de vent dans le delta, les nuages qui survolent les centaines de méandres du Mississippi évoquent un temps immobile, ce qui donne tout loisir aux habitants du delta de s’occuper des choses importantes : le banjo, l’harmonica, la guitare, le Blues, l’église, la famille, le poulet grillé et le whisky. Si ce n’est qu’à cette heure-ci, les habitants du delta dorment, et qu’un homme seul marche sur la route éclairée (ou pas) par la lune.
Cet homme avec son chapeau sur la tête n’a pas l’air d’un vagabond. Sa situation de joueur itinérant contraste avec sa tenue de dandy élégant, les couleurs chatoyantes de son costume disparaissant dans un temps révolu qui n’existe aujourd’hui qu’en noir et blanc.
La couleur ne sera inventée dans le Vieux Sud qu’en 1939 avec « Autant en emporte le vent », premier film fait avec une technique révolutionnaire à l’époque, le technicolor, et film qui s’intéresse au sort des gens de couleur.
Si l’on s’éloigne, la silhouette de l’homme s’estompe avant de réapparaître brièvement car un nuage libère la lune. Il est blafard, mais ses traits ne trahissent aucune angoisse. Il vient de perdre sa femme quelques mois plus tôt. Il n’a que vingt ans même s’il en fait facilement cinq de plus. Son visage est longiligne, fin, très beau, on aurait pu dire d’une jolie coloration caramel si la couleur avait été inventée. Mais nous sommes en 1931, huit ans avant la sortie de « Autant en emporte le vent » en technicolor, et seulement quelques mois après la grande crise de 1929, qui aurait ruiné la population noire du Mississippi s’ils n’avaient été déjà si pauvres.
Ce qui étonne, rayon de lune permettant, c’est la forme et la longueur des doigts de l’homme qui s’avance sur la route. Ils sont fins et longs. Et d’une souplesse qui surprend l’œil, des doigts arachnéens, dira-t-on.
Robert Johnson a un gros problème. S’il joue bien de l’harmonica, c’est un piètre joueur de guitare.
La guitare, héritière du banjo, est l’instrument roi du Blues. Il sait qu’il doit maîtriser la guitare s’il veut devenir plus qu’un simple Bluesman des routes. Il a demandé à Isaiah Zinnerman[Note_1] : « Uncle Ike, c’est mieux, non ? ». La réponse muette, cet œil qui fait trois tours sur lui-même… À ces moments, il voudrait mourir.
Personne ne prend Robert au sérieux. À l’époque, il ignore qu’il deviendra celui que les mélomanes blancs du Blues revival appelleront la plus grande influence musicale du vingtième siècle.
Robert ne se fait pas à son sort. Être Bluesman, c’est sa destinée. Il en rêve toutes les nuits. Rien ni personne ne peut se mettre en travers de sa route.
Le voici qui approche de l’intersection de la Route 49 et de la Route 61. Il n’est pas loin de Clarksdale. Les deux routes se coupent à angle droit au milieu de la vallée. Robert regarde vers l’Ouest, il regarde vers l’Est. Puis il tombe à genoux, se prend la tête entre les mains. On entend des sanglots. Robert pleure :
— Ayez pitié, Seigneur, maintenant sauvez le pauvre Bob, s’il vous plaît.
Robert reste à genoux. Il répète, mais d’une voix plus plaintive, presque résignée :
— Ayez pitié, Seigneur, sauvez le pauvre Bob…S’il vous plaît.
Une voiture noire passe sur la Route 61, ralentit à peine et le dépasse sans même le voir.
Encore vingt minutes et Robert aperçoit au loin une silhouette qui avance. Et plus la silhouette s’approche, plus Robert se rend compte que l’individu était en réalité plus loin qu’il ne l’avait d’abord cru. Mais alors, comment est-ce possible ? se dit Robert. Cet individu est énorme, et très noir. Robert aime bien les femmes à la peau plus claire, et il ne juge pas les hommes en fonction de la couleur de leur peau, mais pourtant, même par nuit noire, même dans un monde d’un passé révolu en noir et blanc, cet homme se distingue par sa peau couleur d’ébène.
Dans la nuit noire (car les nuages viennent une nouvelle fois de se glisser entre Robert et la lune et les étoiles), il ne voit rien. Il sait qu’il est encore vivant en sentant la fraîcheur du vent et le bruissement des plants de coton tout autour de lui.
Arrivé à hauteur de Robert, l’homme s’immobilise. Il le regarde sans un mot. Robert hésite à engager la conversation, mais ce silence devient de plus en plus oppressant. Enfin, c’est Robert qui se lance :
— Qui…qui êtes-vous ?
— À ton avis ?
— Je…Je ne sais pas.
— Tu trembles. Tu as peur ?
— Ou…Oui.
— Que veux-tu ?
— Je…Je ne sais pas.
— Si, tu sais. Tu n’es pas là par hasard. Qui es-tu ?
— Je…Je.
— Tu es un Bluesman qui ne sait pas jouer le Blues.
— Mais…
— Ne réponds pas. Tu as le choix. Maintenant, écoute…
Il se tourne et baisse le ton. Nous sommes trop loin et ne pouvons rien entendre, si ce n’est la voix de l’homme immense, mélodieuse, et douce, presque féminine.
Les deux hommes parlent pendant une minute ou deux. Puis l’homme énorme se saisit de la guitare que Robert tient toujours de la main droite, et il se met à jouer quelques notes. Il sort une septième corde, la tend le long du manche entre les frettes. Après quoi il accorde la guitare, lui tend et s’en va.
Cette nuit-là une légende est née.