Sommaire.
Celle lettre est adressée par Abélard, du monastère de Saint-Gildas, situé en Bretagne qu’il dirigeait alors, à un ami, dont le morceau, bien que fort étendu, ne fait pas connaître le nom, et qu’Héloïse, en s’y référant, ne désigne pas non plus dans le morceau suivant. Elle est rédigée sous forme de récit. Abélard y raconte tout en long l’histoire de sa vie depuis son enfance. Toutefois, il ne fait aucune mention de Jean Rosselin, le savant philosophe dont l’évêque Othon de Freisingen, écrivain d’une autorité considérable et son contemporain affirme qu’il suivit les leçons. Mais il expose en détail les sentiments qui ont inspiré sa conduite ou ses écrits, les persécutions dont il a été l’objet, les fureurs de l’envie qui a animé ses rivaux contre lui, et il en prend occasion pour adresser, en passant, un mot de vive réponse à ses ennemis. Enfin, il paraît avoir écrit cette lettre comme un soulagement pour lui-même plutôt que comme une consolation pour autrui, c’est-à-dire en vue de rendre plus léger le poids de ses infortunes présentes par le souvenir de ses malheurs passés, et d’effacer de son cœur la crainte des périls qui le menacent. Nulle part, en effet, il n’établit entre les chagrins de son ami et les siens aucun rapprochement de nature à en faire sentir la gravité relative.
Souvent, l’exemple a plus d’effet que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. Aussi, après vous avoir fait entendre de vive voix quelques consolations, je veux retracer à vos yeux le tableau de mes propres infortunes : j’espère qu’en comparant mes malheurs et les vôtres, vous reconnaîtrez que vos épreuves ne sont rien ou qu’elles sont peu de choses, et que vous aurez moins de peine à les supporter.
Je suis originaire d’un bourg situé à l’entrée de la Bretagne, à huit milles environ de Nantes, vers l’est, et appelé le Palais. Si je dois à la vertu du sol natal ou au sang qui coule dans mes veines la légèreté de mon caractère, je reçus en même temps de la nature une grande facilité pour la science. Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait reçu quelque teinture des lettres ; et plus tard, il s’éprit pour elles d’une telle passion, qu’il voulut faire donner à tous ses fils une éducation littéraire, avant de les former au métier des armes. Et ainsi fut-il réalisé. J’étais son premier-né ; plus je lui étais cher, plus il s’occupa de mon instruction. De mon côté, plus j’avançais avec rapidité dans l’étude, plus je m’y attachais avec ardeur et tel fut bientôt le charme qu’elle exerça sur mon esprit, que renonçant à l’éclat de la gloire militaire, à ma part d’héritage, à mes privilèges de droit d’aînesse, j’abandonnai définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de Minerve. Préférant entre tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j’échangeai les armes de la guerre contre celles de la logique et sacrifiai les triomphes des batailles aux assauts de la discussion. Je me mis à parcourir les provinces, allant partout où j’entendais dire que cet art était en honneur, et toujours disputant, en digne émule des péripatéticiens.
J’arrivai enfin à Paris, où depuis longtemps la dialectique était particulièrement florissante, auprès de Guillaume de Champeaux, considéré à juste titre, comme le premier des maîtres dans ce genre d’enseignement et je séjournai quelque temps à son école. Mais, bien accueilli d’abord, je ne tardai pas à lui devenir incommode, parce que je m’attachais à réfuter certaines de ses idées, et que, ne craignant pas d’engager la bataille, j’avais parfois l’avantage. Cette hardiesse excitait aussi la colère de ceux de mes condisciples qui étaient regardés comme les premiers, colère d’autant plus grande que j’étais le plus jeune et le dernier venu. Ainsi commença la série de mes malheurs, qui durent encore. Ma renommée grandissant chaque jour, l’envie s’alluma contre moi. Enfin, présumant de mon esprit au-delà des forces de mon âge, j’osai, tout jeune encore, aspirer à devenir chef d’école et déjà j’avais marqué dans ma pensée le théâtre de mon action : c’était Melun, ville importante alors et résidence royale. Mon maître soupçonna ce dessein et mit sourdement en œuvre tous les moyens dont il disposait pour éloigner ma chaire de la sienne, cherchant, avant que je quittasse son école, à m’empêcher de former la mienne et à m’enlever le lieu que j’avais choisi. Mais il avait des jaloux parmi les puissants du pays. Avec leur concours, j’arrivai à mes fins ; la manifestation de son envie me valut même nombre de sympathies. Dès mes premières leçons, ma réputation de dialecticien prit une extension telle, que la renommée de mes condisciples, celle de Guillaume lui-même, peu à peu resserrée, en lui comme étouffée. Le succès augmentant ma confiance, je m’empressai de transporter mon école à Corbeil, ville voisine de Paris, afin de pouvoir plus à l’aise multiplier les assauts. Mais peu après, atteint d’une maladie de langueur causée par un excès de travail, je dus retourner dans mon pays natal ; et pendant quelque temps, je fus, pour ainsi dire, séquestré de la France. J’étais ardemment regretté par tous ceux que tourmentait le goût de la dialectique. Quelques années s’étaient écoulées, depuis longtemps déjà j’étais rétabli quand mon illustre maître, Guillaume, archidiacre de Paris, quitta son habit pour entrer dans l’ordre des clercs réguliers, avec la pensée disait-on, que cette manifestation de zèle le pousserait, dans la voie des dignités ; ce qui, en effet, ne tarda pas à arriver : car il fut fait évêque de Châlons. Ce changement de profession toutefois ne lui fit abandonner ni le séjour de Paris ni ses études de philosophie, et dans le monastère même où il s’était retiré par esprit de piété, il rouvrit aussitôt un cours public d’enseignement. Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres controverses, j’arrivai, par une argumentation irréfutable, à lui faire amender, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur les universaux, sa doctrine consistait à affirmer l’identité parfaite de l’essence dans tous les individus du même genre, en telle sorte que, selon lui, il n’y avait point de différence dans l’essence, mais seulement dans l’infinie variété des accidents individuels. Il en vint alors à modifier cette doctrine, c’est-à-dire qu’il affirmait toujours l’essence dans un même genre, mais non plus sans différence. Et comme cette question des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que Porphyre, la touchant dans ses Préliminaires, n’osait prendre sur lui de la trancher et disait : « c’est un point très-grave, » Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d’y renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu’on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si la dialectique eût consisté tout entière dans la question des universaux. Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d’autorité, que les partisans les plus passionnés de ce grand docteur et mes adversaires les plus violents l’abandonnèrent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Champeaux lui-même vint m’offrir sa chaire et se ranger, avec la foule, parmi mes auditeurs, dans l’enceinte où avait jadis brillé d’un si vif éclat son maître et le mien.
Au bout de peu de temps, je régnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique. Quel sentiment d’envie desséchait Guillaume, quel levain d’amertume fermentait dans son cœur, il ne serait point facile de le dire. Il ne put, pas longtemps contenir les bouillonnements de son ressentiment, et il chercha encore une fois à m’écarter par la ruse. N’ayant point de motif pour me faire une guerre ouverte, il fit destituer, sur une accusation infamante, celui qui m’avait cédé sa chaire, et en mit un autre à sa place pour me faire échec. Alors, revenant moi-même à Melun, je rétablis mon école, et plus j’étais manifestement poursuivi par l’envie, plus je gagnais en considération, suivant le mot du poète[Note_1] : « La grandeur est en butte à l’envie ; c’est contre les cimes élevées que se déchaînent les tempêtes. » Peu de temps après, sentant que la sincérité de sa piété était suspecte à la plupart de ses disciples et qu’on murmurait tout haut au sujet de sa conversion qui ne lui avait pas fait un moment quitter Paris, il se transporta, lui, sa petite confrérie et son école, dans une campagne, à quelque distance de la capitale. Aussitôt, je revins de Melun à Paris, avec l’espérance qu’il me laisserait la paix. Mais voyant qu’il avait fait occuper ma chaire par un rival, j’allai établir mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte-Geneviève, comme pour faire le siège de celui qui avait usurpé ma place. À cette nouvelle, Guillaume, perdant toute pudeur, revint à Paris, ramenant ce qu’il pouvait avoir de disciples et sa petite confrérie dans un ancien cloître, comme pour délivrer le lieutenant qu’il y avait laissé. Mais, en le voulant servir, il le perdit. En effet, le malheureux avait encore quelques disciples tels quels, à cause de ses leçons sur Priscieu qui lui avaient valu quelque réputation. Le maître, à peine de retour, il les perdit tous, dut renoncer à son école, et peu après, désespérant de la gloire de ce monde, il se convertit, lui aussi, à la vie monastique. Les discussions que mes élèves soutinrent avec Guillaume et ses disciples après sa rentrée à Paris, les succès que la fortune nous donna dans ces rencontres, la part qui m’en revint, sont des faits que vous connaissez depuis longtemps. Ce que je puis dire avec un sentiment plus modeste qu’Ajax, mais hardiment, c’est que[Note_2] : « si vous demandez quelle a été l’issue de ce combat, je n’ai point été vaincu par mon ennemi. » Je voudrais n’en rien dire, que les faits parleraient d’eux-mêmes, et l’événement le ferait assez connaître.
Sur ces entrefaites, Lucie, ma tendre mère, me pressa de revenir en Bretagne. Bérenger, mon père, avait pris l’habit ; elle se préparait à faire de même. La cérémonie accomplie, je revins en France, particulièrement dans l’intention d’étudier la théologie. Guillaume, qui l’enseignait depuis quelque temps, avait commencé à s’y faire un nom dans son évêché de Chalon : il avait reçu les leçons d’Anselme de Laon, le maître le plus autorisé de ce temps.
J’allai donc entendre ce vieillard. C’était à la routine, il est vrai, plutôt qu’à l’intelligence et à la mémoire qu’il devait sa réputation. Allait-on frapper à sa porte et le consulter sur quelque difficulté, on remportait plus de doutes qu’on n’en avait apportés. Admirable aux yeux d’un auditoire, dans une entrevue de consultation il était nul. Il avait une merveilleuse facilité de langage, mais le fond était misérable et vide de raison. Le feu qu’il allumait remplissait la maison de fumée et n’éclairait point. C’était un arbre tout en feuilles qui, de loin, présentait un aspect imposant : de près, et quand on l’examinait avec attention, on trouvait un bois stérile. Je m’en étais approché pour recueillir quelque fruit ; je reconnus que c’était le figuier maudit par le Seigneur, ou le vieux chêne auquel Lucain compare Pompée dans ces vers[Note_3] : « Ce n’est plus que l’ombre d’un grand nom : tel le chêne altier dans une campagne féconde. »
La chose reconnue, je ne demeurai pas longtemps oisif sous son ombre. Je me montrai de moins en moins assidu à ses leçons. Quelques-uns de ses disciples les plus distingués en étaient blessés, comme d’une marque de mépris pour un tel docteur. L’excitant donc sourdement contre moi, ils parvinrent, par leurs suggestions perfides, à l’émouvoir de jalousie. Un jour, après la séance de controverse, nous devisions familièrement entre camarades : l’un d’eux, m’ayant demandé insidieusement ce que je pensais de la lecture des livres saints, moi qui n’avais encore étudié que la physique, je répondis que c’était la plus salutaire des lectures, puisqu’elle nous éclairait sur le salut de notre âme, mais que j’étais extrêmement étonné que des gens instruits ne se contentassent point, pour expliquer la Bible, du texte même et de la glose, et qu’il leur fallût un commentaire. Cette réponse fut accueillie par un rire général. On me demanda si je me sentais la force et la hardiesse d’entreprendre une pareille tâche. Je répondis que j’étais prêt à en faire l’épreuve, si l’on voulait. Se récriant alors, et riant de plus belle : « Assurément, dirent-ils, nous y consentons de grand cœur. » — « Eh bien ! repris-je, qu’on cherche et qu’on me donne un texte qui ne soit pas usé avec une seule glose, et je soutiendrai le défi, »
D’un commun accord, ils choisirent une obscure prophétie d’Ézéchiel. Je pris la glose, et je les invitai à venir, dès le lendemain, entendre mon commentaire. Me prodiguant alors des conseils que je ne voulais pas entendre, ils m’engageaient à ne point précipiter une telle épreuve, à prendre plus de temps, dans mon inexpérience, pour trouver et arrêter mon interprétation. Piqué au vif, je répondis que j’avais l’habitude de compter non sur le temps, mais sur mon intelligence ; j’ajoutai que je renonçais à l’épreuve, s’ils ne venaient pas m’entendre sans autre délai. Ma première leçon réunit, il est vrai, peu de monde : il paraissait ridicule qu’un jeune homme, qui n’avait fait aucune étude des livres saints, les abordât si légèrement. Cependant, ceux qui m’entendirent furent tellement ravis de cette séance, qu’ils en firent un éloge éclatant, et m’engagèrent à donner suite à mon commentaire suivant la même méthode. La chose ébruitée, ceux qui n’avaient pas assisté à la première leçon s’empressèrent à la seconde et à la troisième, tous jaloux de prendre en note mes explications, surtout celles de la première séance.
Ce succès alluma l’envie du vieil Anselme. Déjà excité contre moi, comme je l’ai dit, par des instigations malveillantes, il commença à me persécuter pour mes leçons théologiques, comme avait fait Guillaume pour la philosophie.
Il y avait alors, dans son école, deux disciples qui passaient pour être supérieurs à tous les autres : c’étaient Albéric de Reims et Lotulphe de Lombardie. Ils étaient d’autant plus animés contre moi, qu’ils avaient d’eux-mêmes une plus haute idée. L’esprit troublé par leurs insinuations, ainsi que j’en eus plus tard la preuve, le vieillard m’interdit brutalement de continuer dans sa chaire le commentaire que j’avais commencé, sous le prétexte que les opinions erronées que je pourrais émettre, dans mon inexpérience de la matière, seraient mises à sa charge.
La nouvelle de cette interdiction répandue dans l’école, l’indignation fut grande : jamais l’envie n’avait si ouvertement frappé ses coups. Mais plus l’attaque était manifeste, plus elle tournait à mon honneur, et les persécutions ne firent qu’accroître ma renommée.
Je revins donc peu après à Paris ; je remontai dans la chaire qui m’était depuis longtemps destinée, de laquelle j’avais été expulsé : je l’occupai tranquillement pendant quelques années. Dès l’ouverture du cours, reprenant les textes d’Ézéchiel dont j’avais commencé l’explication à Laon, je pris à tâche d’en terminer l’étude. Ces leçons furent si bien accueillies, que bientôt le crédit du théologien ne parut pas moins grand que n’avait été jadis celui du philosophe. L’enthousiasme multipliait le nombre des auditeurs de mes deux cours ; quels bénéfices ils me rapportaient et quelle gloire, la renommée a dû vous l’apprendre. Mais la prospérité enfle toujours les sots ; la sécurité de ce monde énerve la vigueur de l’âme et la brise aisément par les attraits de la chair. Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, ne voyant plus d’attaques à redouter, je commençai, moi qui avais toujours vécu dans la plus grande continence, à lâcher la bride à mes passions ; et plus j’avançais dans la voie de la philosophie et de la théologie, plus je m’éloignais, par l’impureté de ma vie, des philosophes et des saints. Car il est certain que les philosophes, à plus forte raison, les saints, je veux dire ceux qui appliquent leur cœur aux leçons de l’Écriture, ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté. J’étais donc dévoré par la fièvre de l’orgueil et de la luxure ; la grâce divine vint me guérir malgré moi de ces deux maladies ; de la luxure d’abord, puis de l’orgueil : de la luxure, en me privant des moyens de la satisfaire ; de l’orgueil que la science avait fait naître en moi, — suivant cette parole de l’Apôtre : « la science enfle le cœur », — en m’humiliant par la destruction de ce livre fameux dont je tirais particulièrement vanité et qui fut brûlé.
Je veux vous initier à cette double histoire ; l’exposition des faits vous la fera mieux connaître que tous les bruits qui en ont couru ; je suivrai l’ordre des événements.
J’avais de l’aversion pour les impurs commerces de la débauche ; la préparation laborieuse de mes leçons ne me permettait guère de fréquenter la société des femmes de noble naissance ; j’étais aussi presque sans relation avec celles de la bourgeoisie. La fortune me caressant, comme on dit, pour me trahir, trouva un moyen plus facile pour me précipiter du faîte de ces grandeurs, et ramener, par l’humiliation, au sentiment du devoir envers Dieu le cœur superbe qui avait méconnu les bienfaits de sa grâce.
Il existait à Paris une jeune fille, nommée Héloïse. Elle était nièce d’un chanoine appelé Fulbert, lequel, par tendresse, n’avait rien négligé pour pousser l’éducation de sa pupille. Physiquement, elle n’était pas mal ; par l’étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Ces avantages de l’instruction si rares chez les femmes, ajoutaient à ses attraits : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de toutes les séductions, je pensai à entrer en rapport avec elle, et je m’assurai que rien ne serait plus facile que de réussir. J’avais une telle réputation, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je croyais n’avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j’honorasse de mon amour. Je me persuadai d’ailleurs que la jeune fille se rendrait à mes désirs d’autant plus aisément, qu’elle était instruite et aimait l’instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l’un à l’autre par un échange de lettres : la plume est plus hardie que la bouche ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.
Tout enflammé de passion, je cherchai donc l’occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui familiariseraient celle jeune fille avec moi et l’amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j’entrai en relation avec son oncle par l’intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l’engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très voisine de mon école moyennant une pension dont il fixerait le prix. J’alléguais pour motif que les soins d’un ménage nuisaient à mes études et m’étaient trop onéreux. Fulbert aimait l’argent. Ajoutez qu’il était jaloux de faciliter à sa nièce tous les moyens de progrès dans la carrière des belles-lettres. En flattant ces deux passions, j’obtins sans peine son consentement, et j’arrivai à ce que je souhaitais : le vieillard céda à la cupidité qui le dévorait, en même temps qu’à l’espoir que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes vœux sur ce point au-delà de toute espérance, et servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m’invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l’école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute à ne pas craindre de la châtier. J’admirais sa naïveté, et ne pouvais revenir de mon étonnement : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non seulement à instruire, mais à contraindre, à châtier, était-ce autre chose que d’offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût-ce contre mon gré, l’occasion de fléchir par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l’esprit de Fulbert tout soupçon injurieux : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence.
Bref, nous fûmes d’abord réunis par le même toit, puis par le cœur. Sous prétexte d’étudier, nous étions tout entier à l’amour ; ces mystérieux entretiens, que l’amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageaient l’occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait, dans les leçons plus de paroles d’amour que de philosophie, plus de baisers que d’explications ; mes mains revenaient plus souvent à son sein qu’à nos livres ; l’amour se réfléchissait dans nos yeux plus souvent que la lecture ne les dirigeait sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j’allais parfois jusqu’à la frapper : coups donnés par l’amour, non par la colère, par la tendresse, non par la haine, et plus doux que tous les baumes. Que vous dirais-je ? Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l’amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement, nous l’avons épuisé ! Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec délire : nous ne pouvions nous en lasser. Cependant, à mesure que la passion du plaisir m’envahissait, je pensais de moins en moins à l’étude et à mon école. C’était pour moi un violent ennui d’y aller ou d’y rester ; c’était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l’amour, mes journées au travail. Je ne faisais plus mes leçons qu’avec indifférence et tiédeur ; je ne parlais plus d’inspiration, mais de mémoire ; je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j’avais assez de liberté d’esprit pour composer quelques pièces de vers, c’était l’amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés par ceux qui se trouvent sous le charme du même sentiment.
Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes disciples, quand ils s’aperçurent de la préoccupation, que dis-je ? du trouble de mon esprit ; on peut à peine s’en faire une idée. Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu’à celui dont l’honneur y était particulièrement intéressé, je veux dire à l’oncle d’Héloïse. On avait essayé de lui donner des inquiétudes ; il n’y pouvait ajouter foi, d’abord, ainsi que je l’ai dit, à cause de l’affection sans bornes qu’il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l’infamie de ceux qu’on aime, et, dans un cœur rempli d’une tendresse profonde, il n’y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que saint Jérôme écrit dans sa lettre à Sabinien[Note_4] : « Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses quand déjà ils sont publiquement la risée de la foule. » Mais ce qu’on apprend après les autres, on finit toujours par l’apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva.
Quel déchirement pour l’oncle à celle découverte ! Quelle douleur pour les amants, contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel cœur brisé je déplorais l’affliction de la pauvre enfant ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Chacun de nous gémissait, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l’autre ; chacun de nous déplorait l’infortune de l’autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer l’étreinte des cœurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s’enflammait davantage ; la pensée du scandale subi nous rendait insensibles au scandale et le sentiment de la honte nous devenait d’autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus surpris ensemble. Peu après Héloïse sentit qu’elle était mère, et elle me l’écrivit avec des transports d’allégresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire. Une nuit, pendant l’absence de Fulbert, je l’enlevai furtivement, ainsi que nous en étions convenus et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma sœur jusqu’au jour où elle donna naissance à un fils qu’elle nomma Astralabe.
Celle fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa confusion, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait pas. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d’appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me réduire en chartre privée était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu’il était homme à oser tout ce qu’il pourrait, tout ce qu’il croirait pouvoir faire. Enfin touché de compassion pour l’excès de sa douleur et m’accusant moi-même du vol que lui avait fait mon amour, comme de la dernière des trahisons, j’allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu’il lui plairait d’exiger ; je protestai que ce que j’avais fait ne surprendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l’amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l’apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu’il avait pu espérer ; je lui proposai d’épouser celle que j’avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m’engagea sa parole et celle de ses amis, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C’était pour me mieux trahir.
J’allai aussitôt en Bretagne, afin d’en ramener mon amante et d’en faire ma femme. Mais elle n’approuva pas le parti que j’avais pris ; bien plus elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le péril d’abord, puis le déshonneur auquel j’allais m’exposer. Elle jurait qu’aucune satisfaction n’apaiserait son oncle ; et l’événement le prouva. Elle demandait quelle gloire elle pouvait tirer d’un mariage qui ruinerait ma gloire, et la dégraderait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait-il pas en droit d’exiger d’elle, si elle lui ravissait un tel flambeau ! Quelles malédictions elle appellerait sur sa tête ! Quel préjudice ce mariage porterait à l’Église ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Combien ne serait-il pas inconvenant et déplorable de voir un homme, que la nature avait créé pour le monde entier, asservi à une femme, et courbé sous un joug honteux ! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi. Elle me représentait à la fois l’avilissement et les difficultés du mariage, difficultés que l’Apôtre nous exhorte à éviter quand il dit[Note_5] : « Es-tu délivré de femme ? ne cherche point femme. Se marier, pour l’homme, n’est point pécher ; ce n’est point pécher non plus pour la femme. Cependant, ils seront soumis aux tribulations de la chair, et je veux vous épargner. » Et plus bas : « Je veux que vous soyez sans inquiétude. » Que si je ne me rendais ni au conseil de l’Apôtre, ni aux exhortations des Saints sur les entraves du mariage, je devais au moins, disait-elle, écouter les philosophes et prendre en considération ce qui avait été écrit, à ce sujet, soit par eux, soit pour eux, ainsi que le plus souvent les Saints le faisaient avec soin pour nous gourmander. Témoin, disait-elle, ce passage de saint Jérôme, (contre Jovinien, livre I) où il rappelle que Théophraste, après avoir retracé en détail les intolérables ennuis du mariage et ses perpétuelles inquiétudes, prouve, par les arguments les plus convaincants, que le sage ne doit pas se marier, et couronne ces conseils de la philosophie par cette observation : « Quel est le chrétien qui ne serait pas confondu de trouver une telle argumentation chez Théophraste ? » Dans le même livre, continuait-elle, saint Jérôme cite encore l’exemple de Cicéron, qui, sollicité par Hirtius d’épouser sa sœur après la répudiation de Terentia, s’y refusa formellement, disant qu’il ne pouvait donner à la fois ses soins à une femme et à la philosophie. Il ne dit pas « donner ses soins, » mais il ajoute, ce qui revient au même, « qu’il ne voulait rien faire qui pût balancer pour lui l’étude de la philosophie. »
FIN DE L’EXTRAIT
______________________________________
Published by Les Éditions de Londres
© 2015 — Les Éditions de Londres
ISBN : 978-1-910628-13-3