Aux Editions de Londres, on ne s’en cache pas, nous aimons publier et faire découvrir les œuvres d’Albert Londres. Londres est un génie méconnu. Mais avant tout, c’est un homme exceptionnel, un exemple d’humanisme. « Adieu Cayenne ! », c’est son chef d’œuvre. Version légèrement remaniée de « L’homme qui s’évada », écrit par Albert Londres et publié en 1928, le livre campe deux interlocuteurs, Dieudonné, qui raconte son évasion du bagne de Cayenne, et Londres qui cherche à le faire gracier.
Comme le premier et le second titre l’indiquent, c’est d’abord le roman d’une évasion. Albert Londres commence à la première personne. Dieudonné prend la relève après quelques pages. Et quand Dieudonné parle, le style change radicalement. C’est du vécu, du vrai, du dur. Le « behaviorisme » romanesque des années trente, à côté, c’est du papier mâché, du décor hollywoodien.
Nous sommes au bagne, il s’évade, puis c’est la mer, les courants, les sables mouvants, et les récifs, les passeurs, le Brésil, la jungle, les traîtres, les camarades de chaîne, puis c’est l’installation à Belém, et c’est le retournement de situation, jusqu’à la chute…Après Dieudonné, Roudière prend la relève, et la première personne devient celle de Roudière qui aide Dieudonné, puis à la fin, Londres reprend la parole et Dieudonné redevient « il ». Aux Editions de Londres, nous ne nous étonnons pas d’apprendre que Londres ait d’abord voulu être poète ou écrivain. Il a tout compris à la langue, au rythme, aux dialogues et aux ambiances.
Il veut raconter l’histoire telle qu’il l’entendit de la bouche de Dieudonné, d’abord au bagne de Cayenne, puis à l’hôtel Moderno de Santa Thereza, sur les collines de Rio, Londres est fidèle, il s’en tient aux faits. Il abandonne ses inimitables formules, son découpage narratif en « mosaïque ». « Adieu Cayenne ! » est très différent de ses autres ouvrages, c’est un travail de journaliste, mais c’est aussi celui d’un romancier, qui s’en tient (un peu comme Georges Arnaud dans "Le salaire de la peur") à utiliser les mots pour véhiculer l’action.
Les mots sont porteurs d’images comme d’autres sont porteurs d’eau. La simplicité devient notre adrénaline et notre euphorisant. Au final, il fait d’une histoire vraie, absurde, kafkaïenne, un roman d’aventure qui nous rend plus humains.
L’affaire Dreyfus des anarchistes
Rappelons les faits. Camille-Eugène-Marie Dieudonné est un ouvrier ébéniste qui fréquente les milieux anarchistes et lit Millerand, Le bon, Briand, Gohier, Stirner et Nietzsche. Le problème, ce ne sont pas ses lectures mais ses fréquentations. C’est au journal « L’anarchie », et dans des réunions qu’Eugène rencontre Bonnot et sa bande. Alors, lorsque la bande à Bonnot tire sur le garçon de recettes Caby qui passe rue Ordener, c’est lui qui est arrêté le 29 février 1912. Pourtant, au départ, Caby désigne Garnier, membre de la bande à Bonnot, comme son agresseur, mais Garnier meurt, suite à une fusillade avec la police. Caby change plusieurs fois sa version puis finit par reconnaître Dieudonné. La bande à Bonnot terrorise la société du début du siècle. Alors, il faut des coupables.
Que les témoignages aient été obtenus de façon un peu légère, que le garçon de courses Caby s’y reprenne à trois fois pour reconnaître Dieudonné, que Garnier le meurtrier présumé ait reconnu être l’assassin en mourant, que Callemin ait innocenté Dieudonné avant de mourir, que Bonnot lui-même l’ait écrit, rien n’y fait. Ce château de cartes de preuves, ces témoignages contradictoires, cs faisceaux de présomptions sans queue ni tête, la justice de l’époque ne s’en préoccupe guère. Dieudonné doit mourir ! Ainsi le décide la République. En 1913, dix-neuf ans après le vote des lois scélérates, Dieudonné est condamné à la guillotine. Raymond Poincaré a la « bonne » idée de commuer la peine en travaux forcés à perpétuité. Dieudonné est envoyé au bagne de Guyane. D’abord les Îles du Salut, puis Cayenne. C’est aux Îles du Salut qu’Albert Londres fait sa connaissance en 1923. A l’époque, pour l’auteur, Dieudonné est « de la bande à Bonnot ». Cette rencontre, Londres la raconte une première fois dans Au bagne, puis une deuxième fois dans « Adieu Cayenne ! ».
D’ailleurs, citons le : dans Au bagne, "Ce qu’il y a de terrible au bagne, ce ne sont pas les chefs, ce sont les règlements…", et dans « Adieu Cayenne ! », "Ce sont les règlements qui nous accablent. Ils trahissent certainement dans leur application l’idée des hommes qui les ont faits. C’est comme un objet qui tombe de haut et qui arrive à terre, son poids multiplié. Aucun ne peut se relever ; nous sommes tous écrasés.".
Quand Londres le rencontre, Dieudonné en est déjà à sa deuxième évasion. Mais c’est un prisonnier modèle qui clame son innocence. En 1926, le Gouverneur de la Guyane, des avocats, les chefs de bagne demandent sa grâce. Sa grâce est refusée, et Dieudonné s’évade pour la troisième fois, en 1926…Suit un roman d’évasion à la Papillon, puis de nouveau une indignation à la Zola ou à la Voltaire dans J’accuse ou le Traité sur la tolérance,de la part de notre maître libre-penseur, Albert Londres.
De l’inconvénient du bagne et de la peine de mort
Car si c’est avant tout un formidable roman humaniste, il y est aussi question de bagne, de peine de mort, et d’innocence. Bon, admettons que le comportement de Raymond Poincaré est exemplaire. Comme le rappelle l’auteur, "Poincaré ne gracia pas Dieudonné parce qu’il lui accordait des circonstances atténuantes, il le gracia parce qu’il ne trouvait pas dans le procès la preuve de sa culpabilité.". De là à dire que Les Editions de Londres font de la retape pour le bagne, même ses détracteurs hésiteront à proférer de telles imbécilités, mais cette affaire met bien en lumière les trois questions clé de la civilisation tels que nous les définissions : les conditions de justice, les conditions carcérales, l’existence ou non de la peine de mort. Sur ces trois points, la France de l’époque d’Albert Londres est recalée.
L’amour du Brésil
Pour ceux qui connaissent bien le Brésil, les endroits mentionnés dans l’évasion de Dieudonné, et Bélem, et le Para, et Recife, et le Pernambouc, et Rio…, à tous ceux là, nous adressons un hommage.
D’ailleurs, « Adieu Cayenne ! », c’est un moment euphorique, de cette euphorie que tout homme qui a échappé à l’enfer ou à la mort a sûrement ressenti. Un détachement nouveau vis-à-vis de certaines choses de la vie qui fait soudain apprécier la vie sans fards, sans attendre, sans peur du lendemain. Pour nous, l’euphorie, c’est ce moment où Dieudonné vit à Belém ; nous l’imaginons, attablé au Café da Paz, qui se repose sous un soleil printanier, entre l’Océan et l’Amazone. Et c’est l’illustration que nous avons choisie comme couverture de cet ouvrage qui nous tient tout particulièrement à cœur. On peut imaginer Dieudonné heureux. Et cela, il le doit en partie au Brésil, au comportement humaniste de la police, des avocats, du préfet, du Ministre de la Justice…de l’Etat de Para.
Alors, on peut imaginer Dieudonné heureux. Et nous, lecteur, éditeur, nous le sommes avec lui, pourquoi ? Parce qu’il y est question d’hommes qui rêvent de changer le monde, d’innocents injustement condamnés, de gardiens de bagne débonnaires, d’un journaliste plus grand que tous, de forçats évadés, de passeurs noirs, de truands chinois, de gredins arabes, de villageois brésiliens, qu’au final les hommes qu’on y rencontre y sont bons, et que c’est une histoire qui finit bien. C’est un roman de pardon, de rédemption, de renaissance. On peut imaginer Dieudonné heureux.
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