2.
Que faisiez-vous dans la bande a Bonnot ?

Nous étions installés tous deux sur l’une des collines du grand port, à Santa Théréza, parce que, dans Rio, il faisait chaud déjà.

Cet endroit s’appelait l’hôtel Moderno. Là, descendent les Français. On y voyait des officiers de la mission militaire, des professeurs de Sorbonne en tournée de conférences, des ingénieurs de Polytechnique, Mme Vera Sergine et sa troupe, M. le Consul de France, les aviateurs de la future ligne Paris-Buenos-Aires en sept jours.

Le bagne venait d’y entrer.

Nous avions beau, l’évadé et moi, changer le sujet de notre conversation toujours le sujet était le plus fort. Nous en revenions à l’évasion.

— Alors, ce fut « assez réussi » ? lui demandai-je.

Il secoua la tête et, dans le silence de cette réponse, il y avait le prolongement sonore d’une inoubliable misère.

— Il ne vous restait que deux ans et neuf mois…

Il me coupa la parole :

— …Et vingt-trois jours !

— …De bagne à faire. C’était moins que la mort que vous alliez chercher à cinquante pour cent de chances dans l’évasion.

— Je n’en pouvais plus.

Il prit son masque amer, il réfléchit et :

— Ma foi ! Non, ce n’était plus possible. Voyez-vous, j’aurais pu vous en dire des choses, voilà quatre ans, quand je vous ai vu là-bas ! Ah ! là ! là ! là !

— Dites donc, avant de raconter l’histoire.

— L’histoire de mon évasion ? Personne ne la croira.

— Avant ça, je voudrais vous demander quelque chose. Que faisiez-vous, enfin, dans la bande à Bonnot ?

Là, je dois vous présenter Dieudonné. Il n’est pas très grand. Comme il a été engraissé au bagne, il est un peu maigre. Brun. Sa tête est carrée et ses yeux, qui sont noirs, prennent par moments une fixité inébranlable.

Ce sont ces yeux-là que, sous le coup de ma question, il tourna brusquement vers moi, mais, de même que pendant la guerre on sucrait son café avec de la saccharine, il adoucit son regard d’une profonde amertume.

— Vous aussi ? Vous qui connaissez mon affaire, vous me posez cette question ?

Il balançait la tête à coups francs, comme pour dire ; « Je ne l’aurais pas cru, je ne l’aurais pas cru... »

— Vous me posez cette question, vieille de quinze ans ? L’éternelle demande qui me fait bondir ?

Imaginez-vous un Caïn qui n’aurait pas tué Abel et qui, toute sa vie, entendrait derrière lui : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »

Il se défendra, il se démènera, il s’expliquera. On l’écoutera un moment d’une oreille sceptique, puis l’on s’en ira, alors qu’il continuera de se défendre dans le vide, tout seul.

Et l’homme qui lui jette un regard de mépris ? Et les timides qui détournent la tête ? Et ceux qui, dès qu’ils vous aperçoivent, passent sur le trottoir opposé ? Et tous les autres qui vous croisent sans vous voir ?

Et les meilleurs ? Les meilleurs qui restent indécis. Oh ! Cette prudence des meilleurs ! Cette hésitation ! Cette main qui se tend mollement et comme dans l’ombre ! Ce regard qu’ils promènent autour d’eux, comme si ce regard avait la puissance de vous faire disparaître, cette peur qu’on ne les voie avec le bagnard !

Quinze ans que cela dure, monsieur !

Ce que je faisais dans la bande à Bonnot ? Laissez-moi me rappeler…

Il passa sa main, lentement, sur son front.

— Je n’ai connu la « bande à Bonnot » que par les rumeurs, alors que j’étais déjà incarcéré à la Santé. Ceux que j’ai connus, moi, s’appelaient Callemin, Garnier, Bonnot, mais ils n’étaient pas en bande quand je les voyais. Des centaines les connaissaient comme moi ; c’étaient, à cette époque, de simples mortels qui fréquentaient les milieux anarchistes où l’on me trouvait parfois. Ils étaient comme tous les autres. On ne pouvait rien lire sur leur front...

— Et que faisiez-vous dans les milieux anarchistes ?

— Nous reconstruisions la société, pardi !

« Je l’ai dit et écrit : il y a quinze ans, je croyais à l’anarchie, c’était ma religion. Entre anarchistes, on s’entraidait. L’un était-il traqué ? Il avait droit à l’asile de notre maison, à l’argent de notre bourse.

— Alors, vous avez caché Bonnot ?

— Moi ? J’ai caché Bonnot ?

— Je vous demande.

— Mais non ! Je veux dire qu’en serrant la main à Callemin, à Garnier ou à Bonnot, je ne savais pas plus que vous ce qu’ils feraient ou ce qu’ils avaient fait déjà. On n’exige ni papiers ni confidences de quelqu’un à qui l’on tend une chaise ou un morceau de pain.

Voilà mon crime. Il m’a conduit devant la guillotine.

Dieudonné baissa la voix ; nous étions sur une terrasse de l’hôtel, et des gens qui sortaient de table passaient derrière nous.

Alors, vous vous rendez compte de ce que je ressentis quand je fus accusé de l’assassinat de la rue Ordener. Je me rappelle nettement cette seconde-là. Tout ce que j’avais en moi s’effondra, tout ! Il me sembla que, seule, mon enveloppe de peau restait debout.

Le premier choc passé, je nourris un peu d’espoir. Je me disais : « Caby a reconnu Garnier pour son assassin, ensuite il en a désigné un second. Moi, je suis le troisième, dans quelques jours il en reconnaîtra un quatrième ; alors, le juge comprendra que cet homme n’est pas solidement équilibré. »

Bref, les déclarations de Garnier, de Bonnot m’innocentant, à l’heure de leur mort, celles de Callemin après le verdict, mes protestations angoissées, mes témoins, la défense passionnée de Moro-Giafferri, toute ma vie honnête, le cri de Me Michon : « Mais, messieurs les jurés, sa concierge même est pour lui ! » rien n’y fit : « Dieudonné aura la tête tranchée sur une place publique. »

J’ai encore les mots dans l’oreille. Tenez : je l’avoue, je n’ai pas le courage de la guillotine. Étre décapité comme une bête de boucherie, mourir par sentence pour un crime que l’on n’a pas commis. Léguer à son fils le nom d’un misérable. Ah ! Laissez-moi respirer…

— Et que pensez-vous de Caby ?

— Je pense qu’un homme doit avoir une haute conscience ou une belle intelligence pour oser déclarer : « Je me suis trompé ».

— Il l’a déclaré, puisqu’il s’est démenti lui-même deux fois.

— Justement ! Il faut savoir s’arrêter ! Mais qu’il vive en paix, je ne veux plus penser à lui.

Dieudonné reprend :

— J’ai connu des heures effrayantes dans ma cellule de condamné à mort. Moro-Giafierri me réconfortait. Sans lui, je me serais suicidé. Ce n’est pas la mort qui me faisait peur, c’est le genre de mort.

Le 21 avril 1913, à 4 heures du matin, on ouvrit cette cellule. On ouvrait en même temps celles de Callemin, de Monnier et de Soudy. A moi, in extremis, on annonça la grâce. J’entendais les autres qui se hâtaient pour aller à la mort. J’avais vécu si longtemps en pensant à cette minute que, sur le mur de mon cachot, j’aperçus comme sur un écran, leurs têtes qui tombaient.

Les gardiens revinrent de l’exécution. Quelques-uns pleuraient. Dehors, il pleuvait. J’entrevis le bagne. Une faiblesse me prit. Un inspecteur me soutint. J’étais forçat pour la vie.

Voilà ce que j’ai fait dans la bande à Bonnot. J’ai été condamné à mort pour un crime commis par Garnier. C’est toujours un immense malheur d’être condamné sans motif ; c’en est un plus grand de l’avoir été dans le procès dit des « bandits tragiques ». Depuis quinze ans, je l’expérimente. Vous pourrez l’écrire autant que vous le voudrez, le doute demeurera toujours dans les esprits. Les quarante-trois ans de ma vie honnête et souffrante n’effaceront pas la honte de la fausse condamnation. Les regards timides me fuiront toujours, les portes se fermeront.

Demain, un autre homme que vous me demandera : « Que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ? »

Qu’il aille au diable !

Un aviateur sortant de table vint me rejoindre sur la terrasse. Je lui présentai Dieudonné. On parla de l’histoire, bien entendu. Un moment plus tard, l’aviateur se pencha vers l’évadé :

— Enfin, lui demanda-t-il, que faisiez-vous dans la bande à Bonnot ?