Prologue 1

STREPSIADÈS

Iou ! Iou ! O souverain Zeus, quelle chose à n’en pas finir que les nuits ! Le jour ne viendra donc pas ? Et il y a déjà longtemps que j’ai entendu le coq ; et mes esclaves dorment encore. Cela ne serait pas arrivé autrefois. Maudite sois-tu, ô guerre, pour toutes sortes de raisons, mais surtout parce qu’il ne m’est pas permis de châtier mes esclaves ! Et ce bon jeune homme, qui ne se réveille pas de la nuit ! Non, il pète, empaqueté dans ses cinq couvertures. Eh bien, si bon nous semble, ronflons dans notre enveloppe. Mais je ne puis dormir, malheureux, rongé par la dépense, l’écurie et les dettes de ce fils qui est là. Ce bien peigné monte à cheval, conduit un char et ne rêve que chevaux. Et moi, je ne vis pas, quand je vois la lune ramener les vingt jours ; car les échéances approchent. Enfant, allume la lampe, et apporte mon registre, pour que, l’ayant en main, je lise à combien de gens je dois, et que je suppute les intérêts. Voyons, que dois-je ? Douze mines à Pasias. Pourquoi douze mines à Pasias ? Pourquoi ai-je fait cet emprunt ? Parce que j’ai acheté Coppatias. Malheureux que je suis, pourquoi n’ai-je pas eu plutôt l’œil fendu par une pierre !

PHILIPPIDE

(rêvant)

Philon, tu triches : fournis ta course toi-même.

STREPSIADÈS

Voilà, voilà le mal qui me tue ; même en dormant, il rêve chevaux.

PHILIPPIDE

(rêvant)

Combien de courses doivent fournir ces chars de guerre ?

STREPSIADÈS

C’est à moi, ton père, que tu en fais fournir de nombreuses courses ! Voyons quelle dette me vient après Pasias. Trois mines à Amynias pour un char et des roues.

PHILIPPIDÈS

(rêvant)

Emmène le cheval à la maison, après l’avoir roulé.

STREPSIADÈS

Mais, malheureux, tu as déjà fait rouler mes fonds ! Les uns ont des jugements contre moi, et les autres disent qu’ils vont prendre des sûretés pour leurs intérêts.

PHILIPPIDÈS

(éveillé)

Eh ! mon père, qu’est-ce qui te tourmente et te fait te retourner toute la nuit ?

STREPSIADÈS

Je suis mordu par un dèmarque sous mes couvertures.

PHILIPPIDÈS

Laisse-moi, mon bon père, dormir un peu.

STREPSIADÈS

Dors donc ; mais sache que toutes ces dettes retomberont sur ta tête. Hélas ! Périsse misérablement l’agence matrimoniale qui me fit épouser ta mère ! Moi, je menais aux champs une vie des plus douces, inculte, négligé, et couché au hasard, riche en abeilles, en brebis, en marc d’olives. Alors je me suis marié, moi paysan, à une personne de la ville, à la nièce de Mégaclès, fils de Mégaclès, femme altière, luxueuse, fastueuse comme Coesyra. Lorsque je l’épousai, je me mis au lit, sentant le vin doux, les figues sèches, la tonte des laines, elle tout parfum, safran, tendres baisers, dépense, gourmandise, Colias, Génétyllis. Je ne dis pas qu’elle fût oisive ; non, elle tissait. Et moi, lui montrant ce vêtement, je prenais occasion de lui dire : "Femme, tu serres trop les fils."

UN SERVITEUR

Nous n’avons plus d’huile dans la lampe.

STREPSIADÈS

Malheur ! Pourquoi m’avoir allumé une lampe buveuse ? Viens ici, que je te fasse crier !

LE SERVITEUR

Et pourquoi crierai-je ?

STREPSIADÈS

Parce que tu as mis une trop grosse mèche… Après cela, lorsque nous arriva ce fils qui est là, nous nous disputâmes, moi et mon excellente femme, au sujet du nom qu’il porterait. Elle voulait qu’il y eût du cheval dans son nom : "Xanthippos, Chaerippos, Callippidès". Enfin, au bout de quelque temps, nous fîmes un arrangement, et nous le nommâmes "Philippide. Elle, embrassant son fils, le caressait : "Quand tu seras grand, tu conduiras un char à travers la ville, comme Mégaclès, et vêtu d’une belle robe." Moi, je disais : « Quand donc feras-tu descendre tes chèvres du mont Phelleus, comme ton père, vêtu d’une peau de bique ? " » Mais il n’écoutait pas mes discours, et sa passion pour le cheval a coulé mon avoir. Maintenant, durant cette nuit, à force d’y songer, j’ai trouvé un expédient merveilleux qui, si je puis le convaincre, sera pour moi le salut. Mais je veux d’abord l’éveiller. Seulement, comment l’éveiller le plus doucement possible ? Comment ? Philippide, mon petit Philippide !

PHILIPPIDÈS

Quoi, mon père ?

STREPSIADÈS

Un baiser, et donne-moi la main.

PHILIPPIDÈS

Voici. Qu’y a-t-il ?

STREPSIADÈS

Dis-moi, m’aimes-tu ?

PHILIPPIDÈS

J’en jure par Poséidon, dieu des chevaux !

STREPSIADÈS

Non, non, pas de ce dieu des chevaux ! C’est lui qui est la cause de mes malheurs. Mais si tu m’aimes réellement et de tout cœur, ô mon enfant, suis mon conseil.

PHILIPPIDÈS

Et en quoi faut-il que je suive ton conseil ?

STREPSIADÈS

Change au plus tôt de conduite, et va prendre des leçons où je t’indiquerai.

PHILIPPIDÈS

Parle, qu’ordonnes-tu ?

STREPSIADÈS

Et tu obéiras ?

PHILIPPIDÈS

J’obéirai, j’en jure par Dionysos.

STREPSIADÈS

Regarde de ce côté. Vois-tu cette petite porte et cette petite maison ?

PHILIPPIDÈS

Je les vois ; mais, mon père, qu’est-ce que cela veut dire ?

STREPSIADÈS

C’est le philosophoir des âmes sages. Là sont logés des hommes qui disent et démontrent que le ciel est un étouffoir, dont nous sommes entourés, et nous, des charbons. Ils enseignent, si on leur donne de l’argent, à gagner les causes justes ou injustes.

PHILIPPIDÈS

Qui sont-ils ?

STREPSIADÈS

Je ne sais pas exactement leur nom. Ce sont de profonds penseurs, beaux et bons.

PHILIPPIDÈS

Ah ! oui, les misérables, je les connais. Ce sont des charlatans, des hommes pâles, des va-nu-pieds, que tu veux dire, et, parmi eux, ce maudit Sokratès et Chéréphon.

STREPSIADÈS

Hé ! hé ! tais-toi ! ne dis pas de bêtises. Si tu as souci des orges paternelles, deviens l’un d’eux, et lâche-moi l’équitation.

PHILIPPIDÈS

Oh ! non, par Dionysos ! quand tu me donnerais les faisans que nourrit Léogoras.

STREPSIADÈS

Vas-y, je t’en supplie, ô toi, l’homme le plus cher à mon cœur. Entre à leur école.

PHILIPPIDÈS

Et qu’est-ce que je t’y apprendrai ?

STREPSIADÈS

Ils disent qu’il y a deux raisonnements : le supérieur et l’inférieur. Ils prétendent que, par le moyen de l’un de ces deux raisonnements, c’est-à-dire de l’inférieur, on gagne les causes injustes. Si donc tu m’y apprenais ce raisonnement injuste, de toutes les dettes que j’ai contractées pour toi, je ne paierais une obole à personne.

PHILIPPIDÈS

Je n’y saurais consentir : je n’oserais pas regarder les cavaliers avec ma face jaune et maigre.

STREPSIADÈS

Alors, par Déméter, vous ne mangerez plus mon bien, ni toi, ni ton attelage, ni ton cheval. Je te chasse de ma maison et je t’envoie aux corbeaux marqué au S.

PHILIPPIDÈS

Mon oncle Mégaclès ne me laissera pas sans monture. Je vais chez lui, et je me moque de toi.

STREPSIADÈS

Eh bien, moi, pour une chute, je ne reste point par terre. Mais j’invoquerai les dieux et j’irai moi-même au philosophoir. Seulement, vieux comme je suis, sans mémoire et l’esprit lent, comment apprendrai-je les broutilles de leurs raisonnements raffinés ? Il faut y aller. Pourquoi hésiter encore et ne pas frapper à la porte ?… Enfant, petit enfant !

UN DISCIPLE

Va-t’en aux corbeaux ! Qui frappe à la porte ?

STREPSIADÈS

Le fils de Phidon, Strepsiade du dême de Cicynna.

LE DISCIPLE

De par Zeus ! tu dois être un grossier personnage, toi qui donnes à la porte un coup de pied si brutal, et qui fais avorter la conception de ma pensée.

STREPSIADÈS

Pardonne-moi, car j’habite loin dans la campagne ; mais dis-moi la chose avortée.

LE DISCIPLE

Il n’est permis de la dire qu’aux disciples.

STREPSIADÈS

Dis-la-moi donc sans crainte, car je viens comme disciple au philosophoir.

LE DISCIPLE

Je la dirai ; mais songe donc que ce sont des mystères. Sokratès demandait tout à l’heure à Chéréphon combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes. Elle avait piqué Chéréphon au sourcil, et de là elle était sautée sur la tête de Sokratès.

STREPSIADÈS

Et comment a-t-il mesuré cela ?

LE DISCIPLE

Très adroitement. Il a fait fondre de la cire, puis il a pris la puce, et il lui a trempé les pattes dedans. La cire refroidie a fait à la puce des souliers persiques ; en les déchaussant, il a mesuré l’espace.

STREPSIADÈS

O Zeus souverain, quelle finesse d’esprit !

LE DISCIPLE

Que serait-ce, si tu apprenais une autre invention de Sokratès ?

STREPSIADÈS

Laquelle ? Je t’en prie, dis-la-moi ?

LE DISCIPLE

Chéréphon, du dème de Sphattos, lui demandait s’il pensait que le bourdonnement des cousins vînt de la trompe ou du derrière.

STREPSIADÈS

Et qu’a-t-il dit au sujet du cousin ?

LE DISCIPLE

Il a dit que l’intestin du cousin est étroit ; et que, à cause de cette étroitesse, l’air est poussé tout de suite avec force vers le derrière ; ensuite, l’ouverture de derrière communiquant avec l’intestin, le derrière résonne par la force de l’air.

STREPSIADÈS

Ainsi le derrière des cousins est une trompette. Trois fois heureux l’auteur de cette découverte ! Il doit être facile d’échapper à une poursuite en justice, quand on connaît à fond l’intestin du cousin.

LE DISCIPLE

Dernièrement il fut détourné d’une haute pensée par un lézard.

STREPSIADÈS

De quelle manière ? Dis-moi.

LE DISCIPLE

Il observait le cours de la lune et ses révolutions, la tête en l’air, la bouche ouverte ; un lézard, du haut du toit, pendant la nuit, lui envoya sa fiente.

STREPSIADÈS

Il est amusant ce lézard, qui fait dans la bouche de Sokratès !

LE DISCIPLE

Hier, nous n’avions pas à souper pour le soir.

STREPSIADÈS

Eh bien ! qu’imagina-t-il pour avoir des vivres ?

LE DISCIPLE

Il étend sur la table une légère couche de cendre, courbe une tige de fer, prend un fil à plomb, et de la palestre il enlève un manteau.

STREPSIADÈS

Et nous admirons le célèbre Thalès ! Ouvre-moi, ouvre vite le philosophoir ; et fais-moi voir au plus tôt Sokratès. J’ai hâte d’être son disciple. Mais ouvre donc la porte. O Héraclès ! de quels pays sont ces animaux ?

LE DISCIPLE

Qu’est-ce qui t’étonne ? A quoi trouves-tu qu’ils ressemblent ?

STREPSIADÈS

Aux prisonniers de Pylos, aux Laconiens. Mais pour quoi regardent-ils ainsi la terre ?

LE DISCIPLE

Ils cherchent ce qui est sous la terre.

STREPSIADÈS

Ils cherchent donc des oignons. Ne vous donnez pas maintenant tant de peine ; je sais, moi, où il y en a de gros et de beaux. Mais que font ceux-ci tellement courbés ?

LE DISCIPLE

Ils sondent les abîmes du Tartare.

FIN DE L’EXTRAIT

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ISBN : 978-1-909053-49-6