La guerre a été déclarée hier. La nouvelle en est parvenue à Versailles dans la soirée.
M. Beaudrain, le professeur du lycée qui vient me donner des leçons tous les jours, de quatre heures et demie à six heures, m’a appris la chose dès son arrivée, en posant sa serviette sur la table.
Il a eu tort. Moi qui suis à l’affût de tous les prétextes qui peuvent me permettre de ne rien faire, j’ai saisi avec empressement celui qui m’était offert.
— Ah ! La guerre est déclarée ! Est-ce qu’on va se battre bientôt, monsieur ?
— Pas avant quelques jours, a répondu M. Beaudrain avec suffisance. Un de mes amis, capitaine d’artillerie, que j’ai rencontré en venant ici, m’a dit que nous ne passerions guère le Rhin avant une huitaine de jours.
— Alors, nous allons passer le Rhin ?
— Naturellement. Il est nécessaire de franchir ce fleuve pour envahir la Prusse.
— Alors, nous envahirons la Prusse ?
— Naturellement, puisque nous avons 1813 et 1815 à venger.
— Ah ! Oui, 1813 et 1815 ! Après Waterloo, n’est-ce pas, monsieur ? Quand Napoléon a été battu ?…
— Napoléon n’a pas été battu. Il a été trahi, a fait M. Beaudrain en hochant la tête d’un air sombre. Mais donnez-moi donc votre devoir ; c’est un chapitre des Commentaires, je crois ?
— Oui, monsieur… J’ai vu chez M. Pion…
— … Les Commentaires… Ah ! C’était un bien grand capitaine que César ! Eh ! Eh ! Nous suivons ses traces. Seulement nous n’aurons pas besoin de perdre trois jours, comme lui, à jeter un pont sur le Rhin ; nous irons un peu plus vite, eh ! Eh !… Qu’est-ce que vous avez vu, chez M. Pion ?
— Une gravure qui représente Napoléon partant pour Sainte-Hélène et prononçant ces mots : « Ô France… »
Le professeur m’a coupé la parole d’un geste brusque ; et, passant la main droite dans son gilet, la main gauche derrière le dos, il a murmuré d’une voix lugubre en levant les yeux au plafond :
— « Ô France, quelques traîtres de moins et tu serais encore la reine des nations ! »…
— C’est sur le Bellérophon, n’est-ce pas, monsieur, que l’Empereur était embarqué ?
— Je vous apprendrai cela plus tard, mon ami. Pour le moment, nous n’en sommes qu’à l’histoire grecque… à la Tyrannie des Trente… Mais donnez-moi votre devoir.
J’ai tendu sans peur la feuille de papier. M. Beaudrain me l’a rendue dix minutes après avec un trait de crayon bleu à la onzième ligne et une croix en marge :
— Un non-sens, mon ami, un non-sens. Hier, vous n’aviez qu’un contre-sens. Somme tout, ce n’est pas mal, car le passage n’est pas commode. Je m’étonne que vous vous en soyez si bien tiré.
Ça ne m’étonne pas, pour une bonne raison : je copie tout simplement mes versions, depuis deux mois, sur une traduction des Commentaires que j’ai achetée dix sous au bouquiniste de la rue Royale. Les jours pairs, je glisse traîtreusement un tout petit contre-sens dans le texte irréprochable ; les jours impairs, j’y introduis un non-sens. Hier, c’était le 17.
Mon père est entré.
— Bonjour, monsieur Beaudrain. Eh bien ! Votre élève ?…
— Ma foi, monsieur Barbier, j’en suis vraiment bien content, je lui faisais justement des éloges… À propos, dites donc, ça y est.
— Ça y est, a répété mon père, et ce n’est vraiment pas trop tôt. Ces canailles de Prussiens commençaient à nous échauffer les oreilles. Ça ne vaut jamais rien de se laisser marcher sur les pieds. Avant un mois nous serons à Berlin.
— Un mois environ, a fait M. Beaudrain. Il faut bien compter un mois. Un de mes amis, capitaine d’artillerie, que j’ai rencontré en venant ici, m’a dit que nous ne passerions guère le Rhin avant une huitaine de jours.
— Oui, oui, les préparatifs… les… les… les préparatifs. On n’a jamais pensé à tout…
— Oh ! Pardon, pardon, papa ! S’est écriée ma sœur Louise qui a ouvert la porte, un journal déplié à la main, le maréchal Le Bœuf a affirmé que tout était prêt et, dans quatre ou cinq jours…
— Eh ! Eh ! a ricané M. Beaudrain en saluant ma sœur, les dames sont toujours pressées. J’apprenais justement à monsieur votre père, mademoiselle, qu’un de mes amis, capitaine d’artillerie, que j’ai rencontré en venant ici, m’a dit…
Ce matin, à neuf heures, mon père m’a envoyé chercher le journal à la gare.
— Tu demanderas le Figaro.
J’ai demandé le Figaro.
— Vous ne préférez pas le Gaulois ou le Paris-Journal ? insinue la marchande qui est justement en train de lire, derrière sa table, le dernier numéro qui lui reste.
— Non, non, le Figaro.
Elle replie lentement la feuille et me la tend en soupirant. Comme ça doit être intéressant !
Au coin de la rue, je déplie à demi le journal. On me défend de le lire, à la maison ; mais tant pis, je risque un œil — un œil que tire un titre flamboyant : La Guerre.
Je dévore l’article. Non plus furtivement, comme je fais quelquefois, un œil déchiffrant les lignes aperçues dans l’entrebâillement du papier, un œil explorant les environs, mais sans gêne, tranquillement, coram populo, portant le journal tout déplié devant moi, à bras tendus, comme une affiche que je vais coller le long d’un mur. Et, quand je le ferme, à vingt pas de la maison, des phrases dansent encore devant moi, pesantes comme des massues, des lignes longues, droites comme des épées, les petites lignes des alinéas acérées comme des couteaux ; j’ai dans la tête comme un remuement d’armes, un cliquetis de ferrailles. Je réciterais l’article d’un bout à l’autre, j’indiquerais la place des virgules et même des points d’exclamation :
« Le tambour bat, le clairon sonne, — c’est la guerre ! Aux armes ! Aux armes !
« … Aux armes ! Sus à ces beaux fils de la sabretache, qui épient à l’horizon les baïonnettes de la France !…
« … Place au canon ! Et chapeau bas ! Il va faire la trouée à la civilisation ! À l’humanité !… C’est sa voix qui va chanter l’hosanna de la victoire !
« … La France, reculer ?… C’est le soleil qui s’arrête… Et quel est le nouveau Josué qui fera reculer le soleil de la France ?… Moltke, peut-être ?… !! ! — »
Je suis empoigné…
— Tu as l’air tout chose, Jean, me dit mon père à déjeuner.
— C’est probablement la déclaration de guerre qui le tracasse, répond ma sœur en ricanant.
Je ne réplique pas. À quoi bon ? Cette pimbêche de Louise se figure que je suis trop petit pour m’occuper de politique et, à deux ou trois questions, que je lui ai posées ce matin elle m’a fait des réponses moqueuses. Mais, attends un peu, ma belle, dans cinq ou six ans je m’en occuperai, de politique ; et tant que je voudrai, encore. Tandis que toi, tu n’es qu’une femme ; et les femmes… Quand j’en aurai une, je ne lui permettrai de lire que les faits-divers, dans mon journal. Et si Jules n’est pas un imbécile, il fera comme moi. Il faudra que je le lui dise, tout à l’heure.
Je le lui dis. Je le retiens dans un coin de sa maison de l’avenue de Villeneuve-l’Étang où nous avons été lui rendre visite, l’après-midi, et je lui explique mon système. Il m’écoute en souriant.
— Tu n’as peut-être pas tort, mon ami. Seulement, tu oublies une chose : c’est que je ne suis pas encore ton beau-frère et que…
— Oh ! C’est tout comme, Jules, car dans deux mois Louise et toi vous serez mariés.
— Et si la guerre tourne mal ?
Je répondrais bien que ce n’est pas possible, mais il faudrait avouer que j’ai lu le journal qui prédit la victoire, et j’aime mieux ne pas répondre, passer pour manquer d’informations.
Je suis Jules au jardin où Léon, le frère de Jules, un garçon de mon âge, et Mlle Gâteclair, leur tante, causent avec mon père et ma sœur. Ils parlent de certains changements à apporter à l’arrangement du terrain.
— Il faudrait avant tout, dit Louise, un massif d’arbres verts pour cacher le réservoir.
— Jules y a songé ce matin, répond Mlle Gâteclair.
— Et que penseriez-vous, fait mon père qui vient de réfléchir profondément, sa canne sous le bras, son menton dans la main, que penseriez-vous d’une jolie corbeille de verveines ou de géraniums au milieu de cette pelouse ?
— Ce serait gentil, dit Jules.
— Adorable, s’écrie Louise.
— Maintenant, continue mon père en se pourléchant les lèvres et en arrondissant les bras, on pourrait égayer un peu la façade en plaçant, par exemple, à droite une boule rouge, à gauche une boule verte et au milieu une boule dorée. Hein ? Ce serait-il gentil ?
— Charmant ! Charmant !
Ça me paraît bête, tout simplement. On ferait bien mieux de conserver cette grande pelouse où l’on peut se rouler à son aise et faire de bonnes parties de quilles. Depuis un mois, chaque fois que nous venons chez Jules, c’est pour dresser des plans dont l’exécution doit révolutionner sa propriété. Il n’est question que de changement, de transformation, de dérangement. Et Jules qui trouve ça tout naturel ! Il renverserait sa maison pour les beaux yeux de Louise. Ah ! S’il la connaissait comme moi…
— Viens-tu arroser les fleurs avec moi ? me demande Léon.
— Mais non. Il fait encore trop chaud.
La vérité, c’est que je ne veux pas quitter les grandes personnes. Elles vont certainement parler de la guerre, des Prussiens, et je ne veux pas perdre un mot de ce qu’elles vont dire.
J’attends une bonne heure, prêtant l’oreille, tout en faisant semblant de m’intéresser aux fleurs, aux arbustes. Rien ; ils n’ont parlé de rien ; ça a joliment l’air de les occuper, la guerre ! Dieu de Dieu ! Comme je m’ennuie !
Nous nous en allons, quand mon père se tourne vers Jules.
— Croyez-vous ? Cette vieille canaille de Thiers qui ne trouvait pas de motif avouable de guerre ?
— Ah ! Gambetta a marché, lui, répond Jules. Décidément, c’est mon homme.
— Peuh ! Un drôle de pistolet !
Et mon père fait un geste de mépris pendant que ma sœur pince les lèvres.
— Oh ! Moi, vous savez, reprend vivement Jules tout rougissant, je m’occupe si peu de politique...
— C’est comme moi, dit Mlle Gâteclair.
J’ai demandé la permission de rester une heure de plus pour aider Léon à arroser les fleurs. Je l’entraîne dans un coin du jardin.
— Est-ce que Jules t’a parlé de la guerre ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Que c’était bien embêtant.
— Et ta tante t’en a-t-elle parlé ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Que c’était bien malheureux.
Ah ! Comme on voit qu’ils ne s’occupent pas de politique !
Le soir, après dîner, j’ai ma revanche. Les voisins font invasion chez nous. M. Pion, d’abord, le capitaine en retraite qui entre en criant :
— Hein ! Qu’est-ce que je vous disais, Barbier ? Ça finit-il par la guerre, oui ou non, cette question Hohenzollern ?
Et Mme Pion ajoute, en retirant son chapeau :
— Les Prussiens se figuraient, parce qu’ils ont été vainqueurs à Sadowa, qu’ils allaient nous avaler d’une bouchée ! On n’a pas idée d’une pareille insolence.
Et s’asseyant à côté de ma sœur, près de la fenêtre :
— Vous comprenez bien, mon enfant, qu’à Sadowa, comme le dit si bien mon mari, les Prussiens n’avaient aucun mérite à vaincre : ils avaient le fusil à aiguille. Nous, avec le Chassepot, je vous réponds…
Puis, c’est M. Legros, l’épicier, qui entre en riant aux éclats.
— Avez-vous vu comme le marquis de Piré a cloué le bec à Thiers, au Corps législatif ? Il lui a dit : « Vous êtes la trompette des désastres de la France. Allez à Coblentz ! » Il lui a dit : « Allez à Coblentz ! » Elle est bien bonne ?
— Savez-vous ce qu’on leur promet, là dedans, aux opposants ? demande M. Pion en frappant sur un numéro du Pays qu’il tire de sa poche : le bâillon à la bouche et les menottes au poignet. Si j’étais quelque chose dans le gouvernement, ce serait déjà fait, ajoute-t-il en caressant sa grosse moustache.
— Bah ! Laissez-les donc faire, dit Mme Arnal, qui fait son entrée à son tour. Tenez, j’arrive de Paris. Savez-vous ce qu’on fait dans les rues ? On crie : « À Berlin ! à Berlin !… » Près de la gare, je vois un rassemblement. J’approche. Savez-vous ce que c’était ? Un médaillé de Sainte-Hélène, messieurs, qui pleurait à chaudes larmes au milieu de la foule… Il pleurait de joie, le brave homme ! Vrai, j’ai eu envie de l’embrasser.
Ah ! Je comprends ça. Ça devait être beau. Mon enthousiasme augmente de minute en minute. Il est près de déborder. Je voudrais être assez grand pour crier : à Berlin ! Dans la rue. Oh ! Il faudra que je me paye ça un de ces jours.
Les idées guerrières tourbillonnent dans mon cerveau comme des papillons rouges enfermés dans une boîte. J’ai le sang à la tête, les oreilles qui tintent, il me semble percevoir le bruit du canon et des cymbales, de la fusillade et de la grosse caisse ; ce n’est que peu à peu que j’arrive à comprendre M. Pion qui donne des détails.
Ah ! Les Prussiens peuvent venir. Nous les attendons. Nous sommes prêts : jamais le service de l’intendance n’a été organisé comme il l’est, nos arsenaux regorgent d’approvisionnements de tout genre ; nous pouvons armer cinq cent mille hommes en moins de dix jours et notre artillerie est formidable.
— Et puis, s’écrie M. Legros, nous avons la Marseillaise !
— Bravo ! Bravo ! s’écrient Mme Arnal et ma sœur.
Et elles se précipitent vers le piano.
— Non, non, je vous en prie, murmure Mme Pion qui se pâme. Pas de musique ce soir, je vous en prie. Je suis tellement énervée ! Tout ce qui touche à l’armée, à la guerre, voyez-vous, ça me remue au delà de toute expression. Ah ! L’on n’est pas pour rien la femme d’un militaire…
— Vive l’Empereur ! crie M. Pion.
— Tiens ! J’ai une idée, fait mon père qui disparaît et revient au bout de cinq minutes avec un grand carton à la main et plusieurs boîtes sous le bras.
— Qu’est-ce que c’est, papa ?
— Tu vas voir, curieux. Louise, va donc dire à Catherine de tendre un drap blanc, le long du mur.
Je hausse les épaules dédaigneusement. C’est la lanterne magique qu’on veut nous montrer.
— À notre âge, dis-je tout bas à Léon qui vient d’entrer.
— C’est rudement bête, mais ça ne fait rien. Pendant qu’il fera noir, je pincerai ta sœur.
— Pince-la fort.
Il ne la pince pas du tout. Il n’y pense pas, moi non plus ; le spectacle est trop intéressant. Ah ! Mon père est un malin. Ce ne sont pas les verres représentant l’histoire du Chaperon Rouge ou du Chat Botté qu’il glisse dans la lanterne ; ceux qu’il a choisis peignent en couleurs vives les épisodes divers des campagnes de Crimée et d’Italie, de bons vieux verres que j’avais oubliés, qui m’ont amusé autrefois, qui aujourd’hui m’émeuvent.
Et puis, décidément, mon père a le chic pour montrer la lanterne magique. Il ne vous place pas le verre, bêtement, entre les rainures du fer-blanc, pour le laisser là, immobile, jusqu’à ce que le spectateur lui crie : Assez ! — Il a un système à lui. Les premiers tableaux — le départ des régiments, — il les pousse lentement, peu à peu, dans la lanterne, et l’on croit voir défiler, au pas accéléré, le long du drap, les lignards à l’allure ferme et les lourds grenadiers ; pour les chasseurs à pied, le verre va un peu plus vite : du pas gymnastique. Quand nous arrivons aux escarmouches, aux combats précurseurs des grandes rencontres, le verre prend une allure fantaisiste, il court avec les bersagliers, rampe avec les highlanders et bondit avec les zouaves. Pour les batailles, c’est terrible. C’est à peine si, dans le va-et-vient rapide des personnages qui s’égorgent sur le drap blanc, on arrive à distinguer les formes humaines, à voir autre chose qu’une effrayante mêlée, une masse informe et bariolée éclaboussée de boue rouge. Comme ça donne l’idée d’une bataille ! J’en tremble. Et je n’ai même pas la force de hurler comme les autres spectateurs qui, dans l’ombre, poussent des cris de cannibales, des hurlements d’anthropophages.
Heureusement, pour me calmer, des tableaux moins chargés apparaissent. Trois ou quatre personnages tout au plus : des turcos hideusement noirs et des zouaves effrayants, aux longues moustaches en croc, embrochant des Russes qui joignent les mains et des Autrichiens tombés à terre.
— Pas de pitié pour les Autrichemards ! crie M. Legros. Et il faudra en faire autant aux Prussiens.
— Tiens ! Sale Prussien, crie M. Pion, absolument emballé, et dont je perçois dans l’obscurité la longue silhouette tendant le poing vers l’orbe où un soldat blessé agonise, un coup de baïonnette au ventre.
Mon père glisse le dernier verre dans la lanterne et se croise les mains derrière le dos. Il sait que ce tableau-là n’a pas besoin d’être agité comme les autres, que tous les artifices sont inutiles cette fois-ci. Il est sûr de son effet : on a peint sur le verre l’incendie d’un bateau où des malheureux se tordent dans les flammes.
C’est épouvantable.
— Magnifique ! crie Mme Arnal. Ah ! Ces brigands de Prussiens, si l’on pouvait les faire griller tous comme ça !