– Il y a un fantôme au Louvre !
Telle était l’étrange rumeur qui, le matin du 17 mai 1925, circulait dans notre musée national.
Partout, dans les vestibules, dans les couloirs, dans les escaliers, on ne voyait que des gens qui s’abordaient, les uns effrayés, les autres incrédules, et s’empressaient de commenter l’étrange et fantastique nouvelle.
Dans la salle dite des « David », devant le célèbre tableau, le Sacre de Napoléon, deux gardiens discutaient avec animation.
Bientôt, les balayeuses et les frotteurs qui, ce jour-là, n’accomplissaient que fort distraitement leur besogne, s’approchaient d’eux, afin d’écouter leur conversation, qui ne pouvait manquer d’être fort intéressante.
– Moi, je te dis que c’est un fantôme ! scandait l’un des gardiens.
Et tandis que son collègue éclatait de rire et haussait les épaules, il martelait avec un accent de conviction sous lequel perçait un certain émoi :
– Gautrais l’a vu !… Et c’est pas un blagueur ni un poltron !… Même qu’il est en train de faire son rapport à M. le conservateur !
C’était exact.
Dans le bureau de ce haut fonctionnaire, Pierre Gautrais, un grand gaillard solide, robuste, aux épaules carrées, à la figure franche et un peu naïve, déclarait à son supérieur, M. Lavergne, qui, assis devant sa table de travail et flanqué de son adjoint et de son secrétaire, l’écoutait d’un air bienveillant mais plutôt sceptique :
– Je l’ai vu comme je vous vois !… Je me laisserais plutôt couper la tête que de dire le contraire.
– Dites-moi, Gautrais… Vous n’aviez pas bu un petit coup de trop ? observait M. Lavergne.
– Oh ! Monsieur le conservateur sait bien que je ne me grise jamais ! protestait Pierre Gautrais.
– Alors, vous avez eu une hallucination.
– Oh ! Non, monsieur… J’étais bien réveillé, bien maître de moi. Je suis un ancien soldat… et je puis dire, sans me vanter, que je n’ai jamais eu peur, même lorsque, à Verdun, les marmites me tombaient sur la tête dru comme grêle… Eh bien ! je n’hésite pas à vous avouer que, rien que de penser à ce que j’ai vu la nuit dernière, dans la salle des Dieux barbares… cela me fait courir un frisson dans le dos et dresser mes cheveux sur ma tête !
– Quelle heure était-il quand ce phénomène s’est produit ? interrogeait le conservateur-adjoint.
– Une heure du matin, monsieur Rabusson, répliquait le gardien. J’étais en train de faire ma ronde dans les salles du rez-de-chaussée qui donnent sur le bord de l’eau, lorsque, tout à coup, en arrivant dans la salle des Dieux barbares, j’aperçois une forme humaine qui, enveloppée d’un suaire noir et coiffée d’une sorte de capuchon, me tournait le dos et se tenait debout auprès de la statue de Belphégor…
« Tout en dirigeant vers elle la lumière de mon falot, je m’écrie : « Qui est là ?… » Mais le fantôme, d’un bond prodigieux, se jette hors de la lumière de ma lanterne… À la clarté de la lune qui passait à travers les fenêtres, je le vois se faufiler entre deux rangées de statues et s’engouffrer dans la galerie qui conduit à l’escalier de la Victoire de Samothrace… Empoignant mon revolver, je m’élance à sa poursuite… Je le rejoins au moment où, après avoir grimpé les marches, il atteignait le palier, et braquant sur lui mon arme, je lui ordonne : « Halte ! ou je tire ! » Mais à peine avais-je mis le doigt sur la détente que le fantôme faisait un bond de côté et disparaissait comme s’il s’était fondu dans les ténèbres… Affolé, je monte les degrés quatre à quatre, tout en déchargeant mon revolver… J’atteins le palier… Je cherche, avec mon falot, où pouvait bien se cacher mon lascar… Mais je ne découvre rien… J’examine le sol… Je palpe les murs qui portent les marques de mes balles… Toujours rien !… C’est à croire que le fantôme s’est volatilisé à travers les murs du palais… Voilà, monsieur, la vérité, toute la vérité, je vous le jure ! »
Visiblement impressionné par la manifeste sincérité du gardien, excellent serviteur dont la bonne foi et le courage étaient au-dessus de tout soupçon, M. Lavergne regarda tour à tour ses deux collaborateurs qui ne semblaient guère moins troublés que lui par le récit qu’ils venaient d’entendre.
Puis, se levant, il fit :
– Eh bien ! Nous allons voir… Suivez-nous, Gautrais.
Ils gagnèrent aussitôt la salle des Dieux barbares, où un groupe d’employés et d’hommes de service péroraient devant la statue de Belphégor.
Dès qu’ils virent apparaître les nouveaux arrivants, tous s’empressèrent de déguerpir, à l’exception du gardien en chef, Jean Sabarat, sorte d’hercule aux proportions athlétiques, qui respirait à la fois la force, le calme et la bravoure.
Tout en relevant respectueusement sa casquette, Sabarat se dirigea vers son chef.
– Monsieur le conservateur, annonça-t-il, on vient de découvrir ici des traces suspectes…
Et il désigna le socle de la statue de Belphégor, dieu des Moabites, dont le masque grimaçant, déconcertant, énigmatique, semblait contempler en ricanant les humains qui l’entouraient.
M. Lavergne s’approcha et examina avec attention le piédestal. Il portait des éraflures toutes fraîches, assez profondes, qui semblaient avoir été faites à l’aide d’un ciseau à froid.
Troublé par cette découverte, le conservateur en chef reprenait :
– Voilà qui n’est pas ordinaire ; et c’est à se demander si un cambrioleur ne s’est pas introduit dans le musée.
– Depuis le vol de La Joconde, observait M. Rabusson, de telles précautions ont été prises qu’il est impossible de pénétrer la nuit dans le Louvre.
Le secrétaire ajoutait :
– Et même de s’y cacher avant la fermeture.
Grave, pensif, M. Lavergne décidait :
– Je vais prévenir la police.
Déjà il s’éloignait avec ses collaborateurs. Mais Sabarat, saisi d’une idée subite, le rejoignit en disant :
– Monsieur le conservateur, si nous mêlons la police à cette histoire, le fantôme, si tant est que ce soit un fantôme, se gardera bien de reparaître.
– Très juste…
– Aussi, je vous demande la permission de me cacher ce soir dans cette salle… et je vous garantis que si notre gaillard revient, je me charge de lui régler son compte.
– Qu’en pensez-vous, messieurs ? demandait M. Lavergne.
– Sabarat a raison… approuvait M. Rabusson.
– Avec lui, on peut être tranquille, affirmait le secrétaire.
– Eh bien ! C’est entendu, mon cher Sabarat… La nuit prochaine, c’est vous qui serez de garde !
Tous trois quittèrent la salle.
Dès qu’ils eurent disparu, Gautrais s’approcha de Sabarat et lui demanda :
– Brigadier, voulez-vous que, cette nuit, je reste avec vous ?
– Je te remercie, mon vieux… mais ce n’est pas la peine !
– Pourtant, il me semble que je pourrais vous être utile.
– J’aime mieux être seul.
Gautrais connaissait l’entêtement de son collègue, un Basque, qui, par sa mère, avait du sang breton dans les veines… Il n’insista pas.
– Alors, bonne chance, brigadier, fit-il en lui serrant la main.
Et encore sous l’impression des événements auxquels il avait été mêlé, la nuit précédente, il s’en fut rejoindre sa femme, une bonne grosse commère, au visage un peu empâté, mais naturellement réjoui, et qui, anxieuse de savoir, l’attendait dans la grande cour du Louvre.
– Quoi de nouveau ? interrogea-t-elle.
L’air sombre, le brave Gautrais répliquait :
– Rien !… Marie-Jeanne !… C’est-à-dire que si !… Sabarat a demandé à passer la nuit prochaine tout seul dans la salle des Dieux barbares. Je voulais veiller avec lui… mais il m’a envoyé promener…
– Il a bien fait.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai idée qu’il arrivera malheur à tous ceux qui s’occuperont de cette affaire.
– Allons donc ! Tu dis des bêtises…
– On verra bien ! Moi, mes pressentiments ne me trompent jamais.
Mme Gautrais avait raison… La comédie de la veille allait se transformer en un des drames les plus mystérieux et les plus effrayants qui eussent jamais bouleversé l’opinion publique.
Lorsque le lendemain, dès la première heure, Gautrais, qui n’avait pas fermé l’œil, pénétra, le premier de tous, dans la salle des Dieux barbares, quel ne fut pas son effroi en découvrant, près de la statue de Belphégor, renversée de son socle sur les dalles, le corps inanimé de Sabarat.
Étouffant un cri d’angoisse et cherchant à surmonter la terreur qui s’était emparée de lui, Gautrais se pencha vers le malheureux… Bien qu’il ne portât aucune blessure apparente, le gardien en chef ne donnait plus signe de vie. Son revolver gisait près de lui, à portée de sa main crispée en un geste de suprême menace.
Au comble de l’affolement, Gautrais se précipita dans la galerie voisine, appelant d’une voix de tonnerre :
– Au secours ! Au secours !
Deux gardiens qui, eux aussi, venaient aux nouvelles, accouraient et s’empressaient autour de Sabarat, qui, les yeux clos, exhala une faible plainte.
– Vivant !… Il est vivant ! s’exclama Gautrais.
Un de ses collègues, qui venait de soulever le blessé, s’écriait, en montrant du doigt le derrière de sa tête :
– Regardez… là !
Sabarat portait à la base du crâne une forte contusion qui avait dû être produite par un violent coup de marteau ou de massue.
Gautrais, qui avait ramassé le revolver, en ouvrait le barillet… Les six cartouches étaient intactes. Tout en montrant l’arme à ses compagnons, il fit :
– Il a dû être surpris… Il n’a même pas eu le temps de se défendre !
À peine avait-il prononcé ces mots que Sabarat entrouvrait les paupières. On eût dit que ses yeux, déjà voilés par la mort, cherchaient à percer les ténèbres qui l’environnaient de leur implacable linceul.
Sa main, qui semblait avoir retrouvé un vestige de force, s’accrocha au bras de l’homme qui le soutenait. Ses lèvres s’agitèrent… Un soupir rauque et prolongé gonfla sa poitrine… Et d’une voix à demi éteinte, mais où tremblait encore un écho d’épouvante, il râla :
– Le fantôme !… Le fantôme !…
Un spasme suprême lui tordit les membres… Sa tête ballotta sur ses épaules… Une écume rougeâtre frangea sa bouche entrouverte…
Le gardien Sabarat était mort !