Le même soir, vers dix-sept heures, à la préfecture, tandis que M. Ferval, directeur de la police judiciaire, avait, dans son bureau, un important entretien avec M. Lavergne et son adjoint, une vive animation régnait dans la salle réservée aux informateurs judiciaires… Inutile d’ajouter qu’elle était provoquée par la nouvelle du drame qui, la nuit précédente, s’était déroulé au Louvre.
Tout en attendant le communiqué officiel, les représentants de la presse parisienne, auxquels s’étaient joints ceux des grands quotidiens de province, se livraient aux commentaires les plus variés et les plus contradictoires.
De bruyantes discussions s’engageaient. Les voix prenaient un diapason auquel n’étaient guère habitués les murs au papier vert sombre de cette pièce austère et réfrigérante, et, à plusieurs reprises, le garçon de bureau de service avait dû prier poliment ces messieurs de parler un peu moins fort, observation dont il n’avait, d’ailleurs, été tenu aucun compte.
Assis un peu à l’écart, un jeune homme d’une trentaine d’années, au visage énergique, au regard intelligent et profond, aux allures sportives et élégantes, semblait ne prêter aucune attention au brouhaha qui l’environnait.
Jacques Bellegarde, le brillant rédacteur du Petit Parisien, que ses reportages en France et à l’étranger avaient rendu presque célèbre, appartenait, en effet, à cette race de journalistes qui parlent peu, agissent beaucoup et pensent davantage.
Se méfiant de son imagination, qu’il avait très vive, procédant beaucoup plus par analyse que par synthèse, très prudent dans ses déductions, et conservant toujours, dans l’exercice de ses délicates fonctions, un parfait bon sens, en même temps qu’une entière maîtrise de lui-même, il avait pour principe de ne jamais s’emballer et d’étudier à fond tous ses sujets.
Ayant une prédilection toute particulière pour tous les cas difficiles, le mystère du Louvre, bien qu’il n’en connût encore rien de plus que ses collègues, avait immédiatement éveillé son intérêt.
Aussitôt, et nous verrons par la suite combien il avait deviné juste, il s’était dit que cette affaire, qui débutait d’une façon si étrange, était appelée à un grand retentissement… et il s’était mis en tête d’élucider ce troublant mystère, en marge de la police.
Avant d’entrer en campagne, Bellegarde avait tenu à venir, lui aussi, aux renseignements, et il attendait patiemment les événements lorsqu’un de ses collègues, un gros gaillard à la figure rubiconde, mais au caractère grincheux, que ses camarades avaient surnommé l’« Amer Menthe », s’approcha de lui et, lui frappant cordialement sur l’épaule, fit :
– Eh bien ! L’as des as, qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?
– Rien encore.
– Allons donc !…
– Et toi ?
– Moi, ça m’embête ! déclarait le collègue de Bellegarde.
« Les crimes, ça me va guère… D’abord, ça me donne des idées noires ; et puis, ça me force à trotter à toute heure du jour et de la nuit dans des endroits impossibles, au risque d’attraper un rhume ou une congestion… Moi j’aime mieux un voyage présidentiel ou une exposition… C’est plus pépère !…
– Chacun son goût ! ponctua Bellegarde, avec un fin sourire.
– Ça te passionne, toi, ces machines-là ?
– Pourquoi pas ?
– Toi ! fit « Amer Menthe », avec une mine dédaigneuse, tu finiras dans la peau d’un romancier populaire.
Bellegarde allait répliquer ; mais une porte s’ouvrit, livrant passage à M. Lavergne et à M. Rabusson.
Tous se précipitèrent vers les deux fonctionnaires, les harcelant de questions.
– Messieurs, je vous en prie ! suppliait M. Lavergne, en cherchant à se dégager.
Et, désignant à ses assaillants un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, à la moustache taillée à l’américaine, aux yeux perçants, et qui, surgissant tout à coup du bureau du directeur de la police, considérait l’assistance d’un regard aigu, sous lequel perçait une sourde hostilité, il ajouta :
– Voici M. Ménardier, un de nos meilleurs inspecteurs, qui a précisément la mission de rechercher l’assassin de ce pauvre Sabarat… Sans doute pourra-t-il vous renseigner mieux que nous ?
Aussitôt les informateurs, abandonnant M. Lavergne, entouraient Ménardier… Déjà plusieurs d’entre eux, sortant leurs carnets de leur poche, s’apprêtaient à prendre des notes. Mais, d’un ton incisif, M. Ménardier déclarait, au milieu d’un silence qui s’était établi comme par enchantement :
– Messieurs, je n’ai rien à vous dire !
Un murmure de protestation s’éleva, dominé aussitôt par la voix tranchante de l’inspecteur qui, se retournant vers le conservateur et son adjoint, ajoutait :
–… et je serai reconnaissant à ces messieurs de bien vouloir adopter la même attitude.
De nouveaux murmures éclatèrent… Mais Jacques Bellegarde s’avançant vers le limier lui disait d’un ton de courtois reproche :
– Vous n’êtes guère aimable pour la presse, monsieur Ménardier…
L’inspecteur répliquait nerveusement :
– Dans cette affaire plus qu’en toute autre, une discrétion absolue est nécessaire.
– Cependant…
– Excusez-moi, messieurs, je fais mon métier.
Avec un sourire plein de finesse, Bellegarde répliqua :
– Et moi, je vais tâcher de faire aussi le mien.
Sans insister, Ménardier s’esquiva, entraînant avec lui M. Lavergne et son adjoint. Le reporter du Petit Parisien, laissant ses confrères manifester bruyamment le mécontentement que leur causait l’attitude du policier, gagna aussitôt le dehors.
Il se heurta presque à l’inspecteur, qui arrêté sur le trottoir avec les deux fonctionnaires, leur recommandait une dernière fois d’observer la plus prudente réserve.
À la vue du journaliste, Ménardier fronça le sourcil.
– Rassurez-vous, mon cher, lança Bellegarde, je n’ai nullement l’intention de vous suivre !
Et il ajouta avec une légère pointe d’ironie :
– Je crois même pouvoir vous affirmer que je vais prendre une route tout à fait différente de la vôtre.
Il s’éloigna, après avoir poliment soulevé son chapeau.
– Ce lascar-là, grommela le limier, avec un accent de mauvaise humeur, j’aimerais mieux le savoir aux cinq cents diables !
– Sans doute, reprenait M. Lavergne, redoutez-vous qu’il n’en raconte trop long et ne donne ainsi l’éveil au coupable ?
– Ce n’est pas cela ! fit Ménardier, avec un accent de franchise spontanée.
Et il ajouta d’un ton inquiet :
– J’ai surtout peur qu’il me grille !
Après avoir en vain tenté de pénétrer au Louvre, dont une consigne formelle fermait, jusqu’à nouvel ordre, les portes au public, Jacques Bellegarde s’était décidé à regagner à pied Le Petit Parisien.
Il avait pour principe, lorsqu’il se trouvait en face d’un cas embarrassant, non point de s’isoler dans le calme de son bureau, mais de marcher à travers les artères les plus animées de la capitale. Contrairement à tant d’autres, le mouvement, le bruit de la rue, loin de le distraire, rendaient plus apte son cerveau à saisir au vol et à classer les pensées qui s’y entrecroisaient dans le premier tumulte des discussions qu’il se livrait à lui-même.
Après avoir longé la rue de Rivoli et s’être engagé sur le boulevard Sébastopol, il se disait, tout en cheminant :
– Je me fais l’effet d’un romancier qui se trouverait en face d’une page blanche, avec un unique point de départ, fort captivant, certes, mais dont il ignorerait encore le développement et la fin.
« En effet, le problème se pose ainsi : « Une nuit, au Louvre, un gardien, en faisant sa ronde, croit apercevoir un fantôme qui s’enfuit à sa vue. Il s’élance à sa poursuite, tire sur lui plusieurs coups de revolver… Et le fantôme s’évanouit dans les ténèbres. »
« Ce n’est déjà pas trop mal, et ce n’est pas tout !…
« Le lendemain, un autre gardien, qui s’est offert la fantaisie de passer la nuit tout seul dans la salle où est apparu le fantôme, est trouvé assommé au pied de la statue renversée du dieu Belphégor, dont le socle porte, d’après le peu que j’ai pu savoir, des traces d’éraflures…
« Quel est ce mystérieux et terrible assassin ?… Comment et dans quel dessein s’est-il introduit dans le musée ? Pourquoi s’est-il attaqué à la statue de ce brave Belphégor, qui, sans aucun doute, ne lui avait fait aucun mal ?… Pour l’emporter ?… Heu ! Cela me paraît à la fois bien difficile et fort peu vraisemblable… Alors ?…
« Alors, allumons une cigarette.
Bellegarde tirait de la poche de son veston un étui en argent, dont il allait extirper une savoureuse abdullah, lorsqu’il se vit tout à coup environné par une bande de camelots qui criaient la troisième édition d’un journal du soir… La foule s’en arrachait les exemplaires et en attaquait aussitôt la lecture avec un intérêt qui se lisait sur tous les visages. Il était évident que l’affaire du Louvre passionnait le public.
Le reporter s’empressa, lui aussi, d’acheter un numéro… Il le parcourut rapidement. Il ne lui apprit rien qu’il ne sût lui-même. Et, aussitôt, il reprit sa route tout en continuant son monologue mental, lorsqu’un peu avant d’arriver aux grands boulevards, il se heurta à un rassemblement assez nombreux de badauds arrêtés devant la terrasse d’un café et écoutant les vociférations d’un haut-parleur de T. S. F. qui, placé au-dessus de la porte d’entrée de l’établissement, commentait, sur un ton tragique, l’assassinat du gardien Sabarat.
Tout à coup, une commère qui, un filet de provisions à la main et le visage congestionné d’émotion, absorbait, le nez en l’air, ce récit sensationnel, poussa un hurlement d’effroi, et, désignant du doigt le pavillon d’où s’échappait le récit de ce crime épouvantable, elle s’écria :
– Le fantôme… je l’ai vu là, dans le truc !
Des rires fusèrent… Jacques Bellegarde, qui s’était approché, partageait l’hilarité générale, lorsque son attention fut attirée par une délicieuse jeune fille dont la sobre et gentille élégance, le profil charmant, la blondeur dorée et le visage tout de grâce spirituelle et de malicieuse gaieté, en faisait le type de la vraie Parisienne.
Autour d’eux, des colloques s’engageaient :
– Moi ! clamait un petit trottin, je vous dis que c’est un fantôme.
– Moi ! répliquait un vieux monsieur, l’air indigné, je vous dis que c’est un voleur.
Un voleur !… un fantôme !… Un fantôme !… un voleur !… ces deux mots se croisaient en un choc de dispute qui commence.
Alors, s’adressant à la jeune fille que, depuis qu’il l’avait remarquée, il n’avait pas quittée des yeux, le reporter fit, d’une voix aimable :
– Et vous, mademoiselle, qu’est-ce que vous en pensez ?
– Vous êtes trop curieux, monsieur Bellegarde, répondit la jolie inconnue.
Le journaliste demeura tout interloqué. En effet, bien qu’il pût se vanter, à juste titre, d’avoir une infaillible mémoire des physionomies, il ne se souvenait pas d’avoir jamais rencontré cette ravissante personne.
Alors, comment le connaissait-elle ?
Le désir de savoir l’engagea même à emboîter le pas à son exquise interlocutrice… Bien qu’elle eût pris sur lui une certaine avance, il ne tarda pas à la rejoindre… Et, tout en soulevant son chapeau, il allait lui adresser la parole, lorsqu’elle se retourna… Son joli visage n’exprimait aucune indignation, aucun courroux, mais il révélait une si pudique réserve, et son regard exprimait une invitation au respect si éloquente, que Bellegarde eut l’intuition qu’en lui adressant la parole, il se rendrait coupable d’un manque de tact impardonnable… Et après s’être contenté d’accentuer la déférence de son salut, il laissa s’éloigner la jolie Parisienne, tout en suivant des yeux son exquise silhouette, qui se perdit bientôt dans le tohu-bohu des grands boulevards.
Un peu pensif, et sous le charme presque inconscient de cette première rencontre, aussi brève qu’inattendue, Bellegarde s’engagea dans le boulevard de Strasbourg, obliqua rue d’Enghien, et regagna Le Petit Parisien.
D’un pas rapide, il escalada l’escalier à rampe en fer forgé, traversa le hall monumental, prit place dans l’ascenseur, s’arrêta à l’étage de la rédaction et pénétra dans son bureau.
Après avoir pris connaissance de son courrier, il s’installa à sa table, réfléchit quelques instants, puis, s’armant de son stylo, il rédigea avec une facilité surprenante et sans la moindre rature, d’une haute écriture large, un peu gothique, et aussi lisible que des caractères d’imprimerie, un article qui se terminait ainsi :
S’agit-il d’un criminel isolé ou bien est-ce un nouvel exploit de cette bande internationale qui a déjà opéré dans un musée d’Italie ?… Nous ne tarderons pas à le préciser… En tout cas, nous pouvons affirmer qu’il n’y a pas eu de fantôme au Louvre, mais un voleur doublé d’un assassin…
Et il allait apposer sa signature au bas de ces lignes, lorsqu’on frappa à sa porte… C’était un garçon de bureau qui lui apportait un pneumatique que Bellegarde s’empressa de décacheter.
Comme il le parcourait, il ne put retenir un cri de surprise.
Voici en effet, ce que contenait le petit bleu :
Je vous préviens que si vous continuez de vous occuper de l’affaire du Louvre, je n’hésiterai pas à vous envoyer rejoindre le gardien Sabarat.
Belphégor.
– Belphégor ! fit Jacques, surpris… Ah ça ! Qu’est-ce que cela signifie ?
À peine avait-il prononcé ces mots, que la sonnerie de son téléphone faisait entendre un appel strident et répété. Bellegarde s’empara du récepteur… Une voix vibrait dans l’appareil… Une voix de femme impatiente, nerveuse :
– C’est toi, mon Jacques ?… Allô… c’est moi, Simone.
– Tu vas bien, mon petit ? répliquait le reporter sans enthousiasme.
– Allô ! Tu m’entends ?… Je te rappelle que je réunis ce soir quelques amis… Je compte absolument sur toi !
Visiblement agacé, Bellegarde répliquait :
– C’est que je suis très pris… Cette affaire du Louvre…
– Quelle affaire ?
– Ah ! Tu n’es pas au courant ?… Eh bien ! Lis demain Le Petit Parisien.
– Alors, tu viens ?… suppliait presque la voix inquiète.
– Si je peux… je te le promets…, répliquait le reporter.
– Tu le pourras, si tu le veux…
– De toute façon, je ne serai chez toi qu’assez tard.
– Entendu… pourvu que tu sois là !… Alors à tout à l’heure, mon chéri.
– À tout à l’heure.
Bellegarde raccrocha l’appareil. Ce coup de téléphone l’avait rendu soucieux. Une grande lassitude morale semblait s’être emparée de lui. Il eut un bref mouvement d’épaules, comme s’il voulait, d’instinct, se débarrasser d’un poids qui lui pèserait trop lourdement… Puis, d’un geste nerveux, il s’empara de l’étrange message qu’il venait de recevoir et se mit à le relire attentivement… répétant tout haut ces derniers mots : Je n’hésiterai pas à vous envoyer rejoindre le gardien Sabarat… Belphégor.
Alors, tandis qu’une flamme d’audace illuminait ses yeux, le jeune journaliste s’écria :
– Eh bien ! Seigneur Belphégor, j’accepte le défi, et nous verrons bien lequel de nous deux sera le plus fort !