ACTE PREMIER

Un petit café d'habitués, qu'éclairent quelques becs de gaz.

Au fond, la porte, de chaque côté de laquelle, sur les vitres de la façade, des affiches qui tournent le dos.

À droite, vu de profil, le comptoir, où trône une pompeuse caissière ; puis une série de tables de marbre qui viennent jusqu'à l'avant-scène.

À gauche, longeant le mur, une égale quantité de tables.

Au centre, une table isolée, chargée de journaux et de brochures.

Au lever du rideau (outre quelques consommateurs qui s'en iront au cours de l'acte), un monsieur d'âge respectable, assis à une des tables de droite, devant une tasse de café, s'absorbe dans la lecture du Temps. À gauche, près de la rampe, Boubouroche joue la manille avec Potasse, contre MM. Roth et Fouettard, les reins dans la moleskine de la banquette. Grand amateur de bière blonde, il a déjà, devant lui, un beau petit échafaudage de soucoupes ; cependant que Fouettard et Roth, qui se sont attardés aux cartes et qui n'ont pas encore dîné, achèvent par petites gorgées l'absinthe restée en leurs verres.

Scène première

Boubouroche, Potasse, Roth, Fouettard, consommateurs.

Boubouroche.

Abattant une carte.

« C'est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des combats, je vis en liberté... »

Potasse.

Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?

Boubouroche.

Coupe, parbleu !

Potasse.

Avec quoi ?

Boubouroche.

Tu n'as pas de couteau ?

Potasse.

Je n'en ai jamais eu.

Boubouroche.

C'est trop fort ! Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ?

Potasse.

Malin.

Pour les renseigner, n'est-ce pas ?

Boubouroche.

Les renseigner !... Tu m'as l'air renseigné.

Potasse.

Mais...

Boubouroche.

Zut ! On ne joue pas la manille comme ça.

Potasse.

Je joue comme je peux.

Boubouroche.

Alors, laisse-moi conduire. C'est curieux, aussi, ce parti pris de vouloir, toujours et quand même, conduire la manille parlée !... Comme s'il était donné à tout le monde de conduire la manille parlée !

(Cependant Roth et Fouettard se font du bon sang en silence.)

Tiens, regarde Roth et Fouettard !... Ils se fichent de toi ; c'est flatteur !... Et ça nous coûte une levée.

Potasse.

Enfin, qu'est-ce que je fais ?

Boubouroche.

Des sottises !

Potasse.

Je te demande ce que je dois faire.

Boubouroche.

Me laisse conduire seul.

Potasse.

Agacé.

J'ai de la peine à me faire comprendre. Que dois-je mettre ?

Boubouroche.

Où ça ?

Potasse.

Sur le pli ?

Boubouroche.

Qui comprend enfin.

Ah, bon ! Mets une crotte de chien !

Potache met une carte.

Fouettard.

À Roth qu'il questionne.

Un cheval ?

Roth.

Un bœuf !... Un éléphant !

Fouettard joue, fait la levée, puis :

Fouettard.

Abattant sa dernière carte.

Et cœur !

Boubouroche.

Jouant.

Pour moi !

(Il ramasse ses levées et fait à demi-voix son compte.)

Quatre et quatre huit et cinq treize. Et cinq, dix-huit ; et un, dix-neuf ; et un, vingt. Et cinq, vingt-cinq ; et quatre, vingt-neuf ; et six, trente-cinq. Et un, trente-six ; et quatre, quarante... Et seize, cinquante-six. C'est bien cela. Vingt-deux pour nous ; marque, Potasse.

Potasse.

Marquant.

Vingt-deux pour les invités.

Roth.

À qui de faire ?

Boubouroche.

C'est à Fouettard. Où diable est mon tabac ?

Fouettard.

Qui l'avait mis dans sa poche l'en retire.

Le voici. Simple distraction.

Là-dessus il ramasse les cartes, les bat, et donne à couper.

Boubouroche.

Ramassant ses cartes au fur et à mesure qu'elles lui sont distribuées.

« C'est pour la paix que mon manteau travaille,
Loin des combats, je vis en liberté... »

Fouettard.

Agacé et s'arrêtant de donner.

Ah ! non, tu nous rases, tu sais, avec ton « Forgeron de la Paix » !

Roth.

Pour sûr, tu nous rases !... Sans blague, vieux, ça ne te serait pas égal de chanter autre chose ?

Boubouroche.

Je chante ce que je sais.

Fouettard.

Vrai alors, tu as un répertoire restreint.

(Il donne la retourne.)

La dame. Deux pour nous.

Il marque.

Boubouroche.

Qui a étudié son jeu.

Causons peu mais causons bien.

(À Potasse.)

Comment es-tu de la maison ?

Potasse.

Ma part.

Boubouroche.

Par le roi ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Des coupes ?

Potasse.

Deux mille deux cent vingt-deux.

Boubouroche.

Attends...

(Un temps)

Tu n'as pas de manille ?

Potasse.

Non ; mais j'ai les deux manillons noirs.

Boubouroche.

Qui est-ce qui te demande ça ?

Potasse.

Qui se justifie.

Tu me questionnes.

Boubouroche.

Ce n'est pas vrai.

Potasse.

Comment, ce n'est pas vrai !

Boubouroche.

Non.

Potasse.

Si.

Boubouroche.

Non. A-t-on idée d'un entêtement pareil ?

(Mouvement de Potasse.)

Tu ne sais pas la conduire, je te dis ; tu ne sais pas la conduire, la manille parlée !... Tu la conduis comme une charrette à bras, comme une soupière, comme un tire-botte ! Depuis des années, je te le répète ! Seulement, voilà ; l'orgueil, l'éternel orgueil, le besoin de briller et d'étonner le monde par des mérites que l'on n'a pas !... Faire le malin et l'entendu...

Potasse.

Oh ! mais pardon ! En voilà assez !

(Il se lève.)

Amédée !

Amédée.

Monsieur ?

Boubouroche.

Effaré.

Hein ! quoi ?

Potasse.

À Amédée.

Mon paletot, mon chapeau !

Roth.

Qui s'interpose.

Voyons !...

Potasse.

Fiche-moi la paix, toi.

Boubouroche.

Est-il bête !

Fouettard.

Conciliant.

Potasse !

Roth.

Tu ne vas pas te fâcher ?

Potasse.

Qui commence à mettre son pardessus.

Ça suffit !

Roth.

T'es là que tu t'emballes !...

Fouettard.

Viens donc jouer !

Potasse.

Je ne joue plus !

Boubouroche.

Pourquoi ?

Potasse.

Je passe ma vie à me faire engueuler ; j'en ai plein le dos, à la fin.

Fouettard.

Désolé.

Potasse !

Roth.

Navré.

Potasse !

Boubouroche.

Repentant et contrit.

Potasse !

Potasse.

Intraitable.

Non !

Boubouroche.

Reprends donc tes cartes, Potasse. Si je t'ai fait de la peine, je t'en demande pardon.

Roth.

Là !...

Boubouroche.

Je te fais des excuses.

Roth.

T'entends ?

Boubouroche.

Tu sais bien que, pas un instant, l'idée ne m'est venue de te blesser par des paroles désobligeantes ! Nous sommes des amis, que diable ! Oublie donc un moment d'erreur, et reprends tes cartes, Potasse. Que veux-tu, c'est plus fort que moi ; quand je joue la manille, je ne me connais plus.

Tandis que Boubouroche a ainsi discouru, Potasse, sa rancune désarmée, a rendu à Amédée son chapeau et son pardessus. À la fin il a repris, à la table de jeu, la place qu'il y occupait au lever de rideau. Il reprend son jeu laissé là, et chacun des autres joueurs ayant également repris le sien, la séance continue.

Un temps puis :

Boubouroche.

Très humble.

Donc, tu as deux carreaux, deux cœurs, le manillon de trèfle deuxième, et deux piques par le manillon. C'est bien ton jeu ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Bon ! Cache-le ! Joue atout.

(Étonnement de Potasse.)

Joue atout ; crois-moi... du plus gros.

(Potasse convaincu abat le roi d'atout.)

Si le manillon est chez Roth...

Roth.

Qui met l'as.

Il y est.

Boubouroche.

Qui triomphe.

Tu vois ?... Je lui fais un sort !

(Lui-même, du dix d'atout, a pris.)

Nous allons essayer le dix-sept. Atout !

Fouettard.

Amer.

Ça réussit.

Boubouroche.

Au comble de la gloire.

Ah !... Maintenant, attention au mouvement.

Long silence, puis :

Boubouroche.

À demi-voix.

« C'est pour la paix que mon manteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté... »

Les trois joueurs.

Agacés.

Boubouroche !...

Boubouroche.

Laissez, laissez... vous gênez mon inspiration.

(À lui-même.)

Ils font la manille de trèfle ; on ne peut pas les en empêcher. Ça ne fait rien ; ils perdent quand même.

(À Potasse :)

Écoute, je vais jouer pique pour toi.

Potasse.

Bon.

Boubouroche.

Tu prendras de ton manillon, et tu renverras petit pique.

Potasse.

Compris.

Boubouroche.

Jouant.

Pique !

Fouettard.

À son partenaire :

Au point.

Roth.

Tu parles !...

Potasse prend de son as.

Boubouroche.

Joue pique !

(Potasse obéit. Boubouroche fait la levée et rejoue.)

Pique maître !

Potasse.

Je me défonce ?

Boubouroche.

D'un cheval !... Fais voir ton jeu.

(Potasse renverse les cartes qui lui restent encore en main.)

Mets ton manillon de trèfle.

Potasse.

Voilà.

Boubouroche.

Jouant à mesure qu'il annonce.

Trèfle pour toi !... Trèfle pour moi !... Et cœur. Vingt-sept pour nous, et vingt-deux à la marque : quarante-neuf... Vous êtes dans le lac.

FIN DE L’EXTRAIT

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