2. LE FOU À DOMICILE

On frappa à ma porte quelques coups vigoureux et mal comptés.

— Entrez !

C'était à la fin d'un après-midi, vers six heures.

La porte s'entrouvrit, un homme passa la tête. Je ne vis que la tête d'abord.

— Eh bien ! Entrez.

L'homme me tendit une enveloppe où mon nom était écrit :

— C'est bien vous ?

— Parfaitement.

L’homme manifesta une joie sauvage. Il tenait, sous le bras, une monumentale serviette, il la posa sur le plancher. Ne voyant rien pour accrocher son chapeau, il le lança d'un geste sûr, au-dessus d'une armoire.

— Je suis heureux ! dit-il. Vous ne me demandez pas comment j'ai trouvé votre adresse ? Elle n'est pas dans les bottins, vous savez. C'est une lacune. Faites-vous inscrire dans les bottins pour l'année prochaine. Cela économisera de l'argent à des bougres comme moi. J'ai dépensé depuis avant-hier trente-sept francs pour vous dénicher. Je ne compte pas mes souliers. Je viens de Nice à pied, pour vous voir. Salut !

II déboutonna son pardessus. L'homme était nu jusqu'au nombril.

— Avez-vous un peu d'eau de Cologne ? Rien qu'un peu ?

Et il réunit ses deux mains comme une coupe.

Je lui versai de l'eau de Cologne. II s'en frottait le visage et la poitrine.

— Encore ! disait-il, encore !

Soudain, il avisa un vague canapé dans un coin.

— Ah ! fit-il, vous permettez ?

Il se coucha. Des livres et de vieux journaux lui bourraient les côtes, en dessous. Cela ne le dérangea pas. II ferma les yeux et me dit :

— Je suis épuisé. On m'a inoculé onze maladies. Je puis mourir ici subitement. C'est pourquoi je vous demande un quart d'heure de repos. Après, je vous donnerai l'affaire la plus formidable de l'époque. N'ayez pas peur, vous ne perdrez pas votre temps.

Il ouvrit les yeux.

— Où est ma serviette ? Bon. Si vous sortez pendant que je dors, enfermez-la dans votre coffre-fort. La police de Londres paierait cette serviette vingt mille livres sterling et ne serait pas volée. Au revoir. Ne me réveillez pas, mais vous pouvez fumer. Votre eau de Cologne ne sent pas mauvais.

Il referma les yeux et ronfla.

L'homme accusait quarante-six ans et n'était point gras.

Voici ce que disait la lettre qu'il m'avait remise : « Mon cher confrère, je vous adresse M. Manikoff. Je l'ai entendu pendant six heures. Je crois que l'histoire importante qu'il m'a racontée vous intéressera particulièrement, etc., etc. G. A., de I’Éclaireur de Nice. »

Ce n'était pas une mauvaise plaisanterie ! Le dit Manikoff, lui, ronflait toujours.

À sept heures, je lui pinçai l'épaule.

— Quoi ? Ah ! Oui ! Je suis à vous. Avez-vous un peu d'eau de Cologne ?

— Faut décamper, mon vieux, je pars.

— Sept heures ? Bien. Si vous m'écoutez sans me taquiner, j'aurai fini mon récit à quatre heures du matin.

— Aujourd'hui, mes bureaux sont fermés. Il faut vous en aller.

Vexé, il se leva, reboutonna son pardessus sur sa peau.

— Et le chapeau ? demanda-t-il.

Le chapeau était sur l'armoire. Je le fis dégringoler du bout de ma canne. Manikoff se coiffa, ramassa sa serviette.

— Au fait, dit-il, j'ai rendez-vous à huit heures avec le chef de la police de Londres. Au revoir !

— Au revoir !

— Donnez-moi seulement dix francs comme acompte sur ce que j'ai dépensé pour trouver votre adresse. Merci. Au revoir.

Le lendemain, il était assis sur la septième marche de mon escalier.

— J'ai réduit, dit-il, quatre heures me suffiront... la plus grosse affaire de l'époque. Vous allez comprendre pourquoi certains bateaux coulent au port, pourquoi des religieuses de Constantinople ont injecté la peste noire à ma

petite fille blonde, pourquoi ma splendide épouse, belle comme la Vierge de Kazan, fut enlevée à Sofia au son de l'accordéon...

— Au revoir !

— Au revoir ! Donnez-moi dix francs, vous ne m'en devrez plus que dix-sept.

Pendant une semaine, on ne vit que lui dans l'hôtel. Il jetait la panique à tous les étages. On ne l'appelait plus que mon fou. Le portier me dit : « Rendez-lui ses dix-sept francs et qu'on ne le revoie plus ! » Sous ma porte, je trouvais des mots ainsi conçus : « Vous refusez de faire votre fortune et celle de votre journal, les Français seront toujours les Français. Un escroc génial, fort comme Napoléon met en coupe l'Occident et le Proche-Orient. J'ai son nom. » Il apporta, une fois, une peau de lapin à la bonne d'étage « pour qu'elle organise ses chaussons pour I'hiver », puis il disparut.

Un jour, les journaux publièrent cette note : « Un nommé Manikoff, interné à l'asile de Bourg, a fait des révélations au procureur de la République au sujet de l'assassinat de l'ingénieur Dufloy, sur la ligne Paris-Versailles. »

Mon Russe, arrivant de Moscou par Constantinople-Sofia-Nice et Paris, était allé se faire enfermer à Bourg !

Et je partis à travers la France voir les fous.

— Tiens, dis-je, alors que, dans la région de Lyon, je naviguais tous feux éteints (pour ne pas être torpillé par l'Administration), si j'allais rendre visite au vieux frère Manikoff ? Et je mis le cap sur Bourg-en-Bresse.

J'arrive. Je file à Saint-Georges (l'asile). Je demande à parler à Manikoff. On me répond : « Comment donc !» Le docteur me précède, un gardien ouvre des portes. Manikoff est à l'infirmerie.

Voilà la salle. Ils sont deux douzaines, tous au lit, et remarquablement sages. Je cherche mon Manikoff. Je ne vois pas sa tête intéressante.

— Bonjour ! crie-t-on.

C'est lui qui me reconnaît ! Il avait une barbe et un bonnet de coton. De sa barbe ou de son bonnet, on n'aurait pu dire quoi était le plus gris et le plus long.

— Manikoff, que vous êtes vilain !

— Moi ! Que ma superbe femme appelait son mari admirable, oui, tel je suis, en ce jour.

— Vous savez, dit le docteur, qu'il a voulu s'évader, qu'il a fomenté un complot. Ah ! C'est un lapin !

— À qui le dites-vous ?

— Vous voulez parler à votre ami ? fit le docteur.

— Oui, à lui seul.

Le docteur n'y vit pas d'inconvénient et sortit avec le gardien.

— Eh bien ! Mon vieux, lui dis-je, triomphant, je vous avais prévenu que vous étiez « piqué ».

— Libre, j'étais agité ; enfermé, je suis calme, ne jugez donc pas sur l'apparence.

— Mais comment êtes-vous à Bourg-en-Bresse ?

— Par Saint-Crépin, patron du cuir ! c'est à conter. Un jour, pensant à vous, je me dis : « Il faut que je le laisse se reposer. » J'avais l'adresse d'un Anglais. Je vais chez l'Anglais. Il m'écoute cinq minutes, tire sa montre et me dit, magistral : « Repassez donc à six heures. » Je ramasse ma serviette de vingt mille livres sterling et je pars. Je reviens à six heures. À peine avais-je franchi la grille de son jardin que deux hommes jaillissant de la nuit se jettent sur moi et me ceinturent. Une main me bâillonne. L'un dit : « Il n'est pas lourd. » J'étais résigné. On m'avait déjà fait le coup à Sofia. La Mafia, la grande Mafia dont vous n'avez pas voulu entendre l'histoire se réveillait. Elle avait empoisonné la fille, débauché la mère, elle ligotait le père... Ainsi soit-il. On me jette dans un taxi. Messieurs, dis-je aux deux cosaques de la Seine, si je ne suis point lourd ainsi que vous avez pu le constater c'est que je ne suis point gras ; aussi je vous serais fort obligé de ne pas me serrer de la sorte, car vous froissez mes muscles que rien ne protège. On m'a emmené à l'infirmerie spéciale du dépôt. Je suis resté deux jours dans une cellule qui sentait le chat séquestré...

— Cela, c'est vrai, Manikoff.

— Puis ce fut Sainte-Anne. Et Sainte-Anne expédia six pensionnaires à Bourg-en-Bresse. J'en étais. C'est ainsi que j'effectuai le voyage avec cinq insensés qui faisaient pipi par la portière !

Les deux douzaines de malades se dressaient sur leurs lits. Leurs yeux s'allumaient d'un désir. L'un se leva. En chemise, il traversa la salle sur ses pieds malpropres et s'approcha de moi :

— Quand est-ce que je vais sortir ? me demanda-t-il tout bas.

Un autre, la chemise nouée au-dessus du nombril, se mit debout sur son matelas et cria :

FIN DE L’EXTRAIT

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