« Considérations sommaires sur les prisons, les bagnes et la peine de mort » est un essai d’Eugène-François Vidocq, publié en 1844. Dans ce court essai, fort de son expérience du sujet, puisqu’il fut voleur, escroc, bagnard, délateur, policier, détective privé, et que peu d’hommes au Dix Neuvième siècle connaissent le sujet comme lui le connaît, Vidocq nous offre un témoignage étonnant de pragmatisme et d’humanisme. Texte visionnaire, il apporte la preuve de la supériorité de l’homme de terrain sur le théoricien dans les sujets sociaux.
Une longue tradition de visionnaires humanistes
Cet essai est en avance sur son époque. Alors, produit d’une intelligence rare qui cherche à corriger sa mémoire, ou simple manifestation d’une indignation justifiée par quelqu’un finalement peu en paix avec lui-même ?
« Considérations… » confirme l’une de nos théories, ébauchée pour la première fois dans l’article sur La peine de mort d’Elisée Reclus, à savoir qu’il existe plusieurs critères clé de civilisation, la peine de mort, le système de justice, et le système carcéral. Si depuis 1981, la peine de mort est abolie, le système de justice laisse encore à désirer, mais c’est surtout le système carcéral qui demeure une honte, et nous enseigne beaucoup sur notre société, car, comme nous le disons dans Biribi et dans Chez les fous, une société s’appréhende avant tout par sa périphérie.
Comme Hugo, quinze ans avant lui, dans Le dernier jour d’un condamné, Vidocq se prononce contre la peine de mort sans ambiguïté. Comme Kropotkine dans On ne peut pas améliorer les prisons, il s’intéresse et analyse avec la lucidité et la connaissance d’un vrai criminologiste les conditions carcérales. Comme Londres dans Au bagne ou Dante n’avait rien vu ou Darien dans Biribi, il s’offusque, s’indigne, se scandalise du traitement des prisonniers, quels qu’ils soient. Hugo, Vidocq, Darien, Kropotkine, Londres, une association et une lignée qui sembleront sûrement étonnantes à nos penseurs à tourner en rond.
Les prisons
Alors, que dit Vidocq ? A notre époque, cela semble presque évident. Cela ne l’était pas du tout alors. En gros, Vidocq pense que les hommes sont d’un naturel plutôt bon, « naissent bons », et que « les prisons et les bagnes, s’ils étaient conservés, fussent des lieux de correction plutôt que de châtiment », et il ajoute :« il faudrait que le repentir pût y naître plus facilement que la douleur ». Inutile de le préciser, mais presque deux cents ans plus tard, cet avis n’est pas partagé par tout le monde. En France, beaucoup de gens se diraient d’accord, et pourtant, ils refusent de voir que leur opinion molle est chaque jour niée par les faits ; aux Etats-Unis, la prison reste avant tout vue comme un lieu de châtiment, une sorte de petit enfer où le prisonnier doit souffrir ; voilà un pays où il est acceptable de rire en public du viol des prisonniers dans les prisons. Nous, aux Editions de Londres, en dépit du respect que nous portons à la société américaine, cette barbarie nous scandalise.
Vidocq s’emporte ensuite contre le traitement inacceptable des prisonniers : « il est sans doute permis de s’étonner qu’il y ait aussi peu de différence entre le régime des maisons de dépôt et celui des maisons d’exécution ; l’individu, quoique soupçonné, doit être cependant considéré comme innocent jusqu’à la preuve du contraire. » Doit-on parler de la fameuse détention préventive ? Ainsi, en 1997, 41% des prisonniers étaient en détention provisoire, donc en attente de jugement.
Vidocq distingue ensuite les maisons d’arrêt, de correction, et les prisons centrales, et surtout il s’insurge contre cette odieuse pratique de mélanger les prisonniers, sans se préoccuper de la nature ou de la gravité de leurs délits. Déjà, éternel pragmatique, il critique aussi l’idéologisation du débat entre ceux (nos angélistes actuels) qui « n’ont voulu voir dans les condamnés que les victimes d’un état social mal organisé » et ceux qui (nos bons français actuels) « ne veulent tenir aucun compte de la faiblesse de l’humanité et des circonstances qui pouvaient influer sur la destinée d’un homme… », reflétant déjà l’éternelle bipolarisation de la société française entre deux religions dogmatiques et mutuellement exclusives, fonçant vers l’obscurantisme, à l’opposé de l’esprit des Lumières dont se réclament farouchement Les Editions de Londres, deux églises donc, deux écoles de dogmatisme, les post-chrétiens se prétendant athées, et les post-païens romains se prétendant bons catholiques. Naturellement, Les Editions de Londres n’appartiennent à aucun des deux camps, et s’en portent bien mieux ainsi.
Vidocq note déjà le manque de connaissance de la situation de ceux qui font les lois…et recommande que « l’on pût étudier l’intérieur des établissements destinés à ceux qui les ont violées (les lois) en vivant au milieu des prisonniers qui ne devraient pas se douter de cette captivité volontaire. » Proposons-le au prochain Ministre de la Justice, et nous vous garantissons un rapide changement des lois régissant le milieu carcéral. Vidocq s’attriste ensuite du sort réservé aux prisonniers, et rappelle « ou l’autorité se contente de punir les coupables sans s’inquiéter de leur sort à venir » (la réalité actuelle, mais bien sûr pas le discours), « ou plutôt elle veut les ramener au bien. » Il suggère de procurer aux criminels, une fois leur peine purgée, « un travail convenablement rétribué ».
Les voleurs et les mâtons
Il distingue parmi les criminels et analyse les voleurs de profession, analyse dans laquelle on retrouve un portrait assez familier de la pègre, voire même le portrait des films de gangsters dépeignant le milieu maffieux, avec des remarques savoureuses comme « les voleurs aiment beaucoup les mélodrames » ce qui nous évoque aussitôt les larmes de Robert de Niro à l’Opéra dans "Les incorruptibles"…Il explique que ceux-ci vivent une vie finalement assez établie, se vantent de leurs états de service, et que « Si personne n’est plus superstitieux qu’un voleur de profession, personne n’est non plus imprévoyant ; il marche toujours sans s’inquiéter de l’avenir, et jamais il ne lui vient à l’idée qu’il peut être arrêté »
On sait que Vidocq a toujours gardé un chien de sa chienne envers les argousins du bagne, et il s’indigne encore : « Les employés subalternes de ces établissements, choisis ordinairement dans la dernière classe du peuple, et qui souvent ne valent pas mieux que ceux qu’ils sont chargés de garder, maltraitent les prisonniers sans que ceux-ci aient donné le moindre sujet de plainte, et ne craignent pas de leur adresser les plus sales injures. »
Pour mieux traiter les prisonniers, il faut changer l’attitude de la société vis-à-vis du crime « la société, être moral, ne peut avoir de passions, elle ne peut donc pas demander vengeance. » Il critique aussi « l’habitude de la pédérastie », générale dans les bagnes et les maisons centrales, sujet peu abordé à l’époque. Il s’oppose à l’isolement continuel, promeut l’éducation des prisonniers, recommande le travail, critique une ordonnance de Charles X, qui ne permet pas de commuer la peine avant que la moitié ait été purgée, encore une loi générale décrétée par ceux qui n’y connaissent rien, alors que chaque cas de prisonnier est évidemment un drame humain, et un drame pour la société puisqu’elle a pris la grave responsabilité de priver d’un des leurs de cette chose sacrée, la liberté. Il suggère aussi la localisation de la détention, « si les condamnés subissaient leur peine dans la prison du chef-lieu de leur arrondissement, ils recevraient des secours de leur famille… »
Les bagnes
Vidocq déclare, quatre-vingts ans avant Albert Londres : « les bagnes devraient être supprimés ». Il explique que les bagnes coûtent cher au gouvernement, et qu’ils n’offrent aucune chance aux détenus de retrouver le chemin de la société.
La peine de mort
Là aussi, aucune ambiguïté : « je devrais peut être me borner à unir ma voix à celles de tous ceux qui réclament son abolition. » Puis ces mots, simples et solides comme du granit : « La peine de mort est une peine immorale, ou du moins inutile, parce qu’elle habitue le peuple au spectacle des supplices, et parce qu’elle ne répare rien ; car malheureusement la mort du meurtrier ne rend point la vie à la victime. » En 1844.
Au final, un essai admirable, incontournable pour tout humaniste. Le grand moment de Vidocq.
© 2012- Les Editions de Londres