« Criton » est un dialogue de Platon écrit au début du Quatrième siècle avant Jésus-Christ et qui décrit le moment où Criton tente de convaincre Socrate de s’enfuir de sa prison pour échapper à sa condamnation à mort. Socrate écoute les arguments de son ami mais refuse. Dans la chronologie des dialogues de Platon qui traitent de la condamnation, du procès et de la mort de Socrate, « Criton » se situe entre Apologie de Socrate et Phédon.
Le sujet
Dans l’Apologie de Socrate, Socrate est arrêté, jugé et condamné à mort pour corruption de la jeunesse. Dans Phédon, on assiste à ses derniers moments auprès de ses amis, à une vraie réflexion sur la mort et à sa mort. « Criton » est un dialogue entre Criton et Socrate. Criton est riche et a les moyens de faire évader Socrate si celui-ci accepte. Mais il n’accepte pas. Souvent appelé « Criton ou le devoir du citoyen », pour nous « Criton » n’est pas un dialogue sur le devoir. Le devoir ne mérite pas d’être discuté. Le devoir ne se questionne pas. Ici, Socrate fait un choix, dans la plus pure tradition existentialiste. Il y a d’ailleurs quelque chose de Sartre dans le Socrate dépeint dans « Criton ». Ce qui ressort, ce qui nous semble fondamental, c’est la cohérence. Que l’on aime ou que l’on souffre de la contrainte sociale, on est libre de choisir. En revanche, on ne peut pas prétendre respecter les lois quand elles nous arrangent et les rejeter quand elles ne nous arrangent pas. L’attitude de Socrate présuppose le Contrat social. Si la condamnation de Socrate peut paraître injuste, elle reste l’exécution d’une décision de justice. Et c’est ça, la position de Socrate ; aucun des arguments de Criton n’y fera, Socrate n’en démordra pas : comme le dit Michel Galabru, alias commissaire Grimaud : « Mon truc, c’est la loi. Pas toi ? ».
Le thème central
« Criton » est finalement un dialogue assez simple que l’on pourrait résumer avec les propres mots de Socrate : « Les principes que j’ai professés toute ma vie, je ne puis les abandonner parce qu’un malheur m’arrive : je les vois toujours du même œil ; ils me paraissent aussi puissants, aussi respectables qu’auparavant ; et si tu n’en as pas de meilleurs à leur substituer, sache bien que tu ne m’ébranleras pas, quand la multitude irritée, pour m’épouvanter comme un enfant, me présenterait des images plus affreuses encore que celles dont elle m’environne, les fers, la misère, la mort.».
Le peuple et les élites
Dans « Criton », outre les mots toujours mesurés de Socrate, on retrouve un grand mépris pour l’opinion du peuple, compréhensible au vu des errances de la soi-disant « démocratie » athénienne à l’époque de Platon, mais aussi annonciatrice de la « fin » d’Athènes, dont Platon est contemporain. A l’origine de la fin des valeurs qui constituent les fondations de la société démocratique, il y a ce mépris du peuple et cette idée que l’on n’est jamais mieux gouvernés que par ceux qui savent gouverner, mieux guéris que par ceux qui sont médecins. C’est ainsi la vision d’une société fondée sur une organisation drastique des compétences et guidée par des élites, qui est à l’origine de nombreux totalitarismes, celui des sociétés d’inspiration marxiste-léniniste et socialiste, mais aussi les sociétés soi-disant libérales, surorganisées, bureaucratiques et hiérarchiques où la démocratie devient un spectacle bien répété mais en rupture avec les bases d’origine de la société démocratique telle que les Athéniens la pensèrent. De l’autre côté du spectre politique, on trouve des sociétés totalitaires centrées non pas sur l’accomplissement d’un monde idéal et égalitaire, mas un mélange curieux entre une nostalgie du passé et une quête mystique d’un passé idéalisé et complètement fictif, les sociétés fascistes, qui, elles, n’ont pas grand-chose à voir avec l’héritage de Platon.
La rupture du contrat social
Si Socrate considère que son devoir est d’accepter la condamnation du tribunal d’Athènes, qu’elle soit injuste ou non, c’est bien parce qu’il tient ces propos : « Conviens donc, Socrate, continueraient-elles (les lois) peut-être, que si nous disons la vérité, ce que tu entreprends contre nous est injuste. Nous t’avons fait naître, nous t’avons nourri et élevé ; nous t’avons fait, comme aux autres citoyens, tout le bien dont nous avons été capables ; et cependant, après tout cela, nous ne laissons pas de publier que tout Athénien, après nous avoir examinées et reconnu comment on est dans cette cité, peut, s’il n’est pas content, se retirer où il lui plaît, avec tout son bien… ». Or, demandons à chaque Français, à chaque Européen, aujourd’hui, s’ils souscriraient à cette vision de la loi et du devoir : cet équilibre nécessaire entre donner et recevoir de la communauté, et la réponse serait : non. Si c’est non, c’est qu’il y a rupture du contrat social. Et tout s’explique : le soi-disant individualisme, les tensions, les « incivilités » etc. Nous continuons à vouloir imaginer une société qui n’existe plus puisque ses règles sont maintenant de facto caduques. Admettons cette simple réalité : la plupart des citoyens contesteraient la prévalence de liberté, d’égalité ou de fraternité dans notre société. Au lieu de passer notre vie à chercher des causes ponctuelles, dégagées d’une vision systémique, au lieu de chercher des coupables, cassons une fois pour toutes ce décor afin de voir clair, et redéfinissons des règles qui nous unissent tous. C’est la base de la démocratie. Il n’y aura jamais qu’une nostalgie de démocratie, une démocratie rêvée, et pas de futur démocratique tant que les bases sapées n’auront pas été refondées. Comme nous le disons souvent, prétendre que l’on peut réparer l’économie, la changer, réconcilier les communautés fragmentées est un simple mensonge. Il faut commencer par redéfinir l’espace politique et les règles d’engagement de chaque citoyen vis-à-vis de ses égaux.
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