« Dans la Russie des Soviets » est un récit d’Albert Londres, écrit suite à un reportage exceptionnel qu’il réalisa en Russie soviétique en 1920. Suite à son licenciement du Petit journal sur ordre de Clémenceau, afin de le punir de la façon dont il a couvert les conditions de vie en Italie suite au Traité de Versailles (annonçant ainsi probablement la montée du Fascisme en Italie), Albert Londres se rend en Russie pour le compte de l’Excelsior.
Albert Londres et le grand reportage
A l’époque, les journalistes ne sont pas embedded avec des beaux casques bien luisants, à la traîne de l’armée qui défend la cause du Bien, et qui filment bien là où on leur dit de filmer. Albert Londres incarne la grande tradition des correspondants de guerre. Pour entrer en Russie rouge, le petit bonhomme est seul. Et comme à chaque fois, il déploiera des trésors d’ingéniosité afin d’aller là où on lui dit de ne pas aller, d’entrer là où on lui dit qu’il ne faut pas qu’il entre.
Il faut dire qu’à l’époque, la Russie est non seulement rouge, mais en pleine guerre civile. Ce n’est pas encore l’époque de Staline, où les gouvernements d’Europe Occidentale craignent et anticipent la révolution internationale, ce qui poussera bien des soi-disant démocrates et patriotes à voir d’un œil myope ou bienveillant la montée du fascisme en Allemagne, en Italie, en Espagne et au Portugal.
Cinquante deux jours, c’est le temps qu’il faudra à Albert Londres pour arriver jusqu’à Petrograd. Il part pour Berlin afin de rencontrer un certain Monsieur Kopp, ambassadeur des Soviets. Kopp lui explique qu’il lui faut l’autorisation officielle de Lénine, mais que la demande doit venir de la mission militaire française à Berlin. Devant les protestations d’Albert Londres, Kopp lui donne sa carte de visite sur laquelle il écrit son nom, trois lignes en russe, puis République Socialiste Fédérative des Soviets Russes. Jamais découragé, Londres repart de Berlin en direction de Reval, que Jules Verne appelle Revel dans Un drame en Livonie et dans Michel Strogoff, c'est-à-dire Talinn, la capitale de l’Estonie. Il lui faut six jours de train, cinq heures de négociation dans un bourg nommé Walk par une température de moins vingt, avant d’arriver à Reval, ou Revel ou Talinn, dans laquelle il restera…« Ce bourg sur la Baltique gelée, avec ses traîneaux glissant en silence, vingt-sept jours durant, errer mon âme en peine. ».Il y rencontre l’ambassadeur des Soviets Goukosky, qui lui dit de voir Litvinoff, lequel se trouve à Copenhague, où Albert Londres arrive finalement, et auquel il montre son passeport fort de dix-sept visas…Puis il retourne à Helsingfors, se rend à la frontière finlandaise, puis à Terioki, d’où il voit Cronstadt, puis il passe enfin en Russie, difficilement, puis Chouvalovo, à trente-sept kilomètres de Petrograd.
Albert au pays des Soviets
En 1920, Albert Londres est le premier journaliste français à pénétrer en RSFSR, comme on l’appelle à l’époque. Mais en France, 1920, c’est aussi l’année du Congrès de Tours, qui verra la scission de la SFIO en PCF et PS, le grand moment structurant de la Gauche Française au Vingtième siècle. D’ailleurs, Frossard et Cachin sont à Moscou en Juin 1920, donc seulement deux mois après Albert Londres . Ce voyage à Moscou prépare en quelque sorte l’issue du futur Congrès. Enfin, nous ne nous souvenons pas des commentaires émis à l’occasion de la publication du reportage d’Albert Londres, mais nous supposons (et peut être nous trompons nous) qu’ils furent partisans, que Londres fut à l’époque catalogué comme journaliste de droite.
Alors, il est facile et abusif de comparer l’ouvrage avec Tintin au pays des Soviets de 1929. Mais si nous parlons bien de la même époque, les conditions qui conduisent à la naissance des deux œuvres sont presque antinomiques. Si Tintin au pays des Soviets est avant tout une BD anti-soviétique, « Dans la Russie des Soviets » est un reportage. Et puis, n’oublions pas, si la relation d’Hergé est loin d’être objective, les faits qu’il raconte, notamment l’épisode de la visite de communistes anglais dans les usines soviétiques, ne sont pas totalement idiots à la lumière de ce que l’on sait maintenant de l’époque stalinienne.
Comme le dit Pierre Assouline, « A Petrograd, à Moscou comme ailleurs, il procède de la même manière. Avant d’essayer de comprendre le système et d’interroger les responsables, Londres se promène, traîne, observe. ».
Et sa condamnation est terrible.
Sur Petrograd : « D’abord, on ne marche pas dans Petrograd, on erre. Trois cent mille personnes y ont trépassé cet hiver, ce ne sont pas les voitures qui les ont écrasées : il n’y en a pas. »… « Petrograd n’est plus qu’une sinistre cour des miracles… »
Sur les fameux sacs à provisions : « Personne dans la rue, hommes ou femmes, vieux ou jeunes, qui n’ait à la main un récipient ou, sur le dos, une besace. »
Sur la faim : « Ce n’est pas une rareté d’en rencontrer appuyés contre un mur, le temps de laisser passer un étourdissement. »
Sur le régime politique : « C’est le dernier degré de la dégradation, ce sont des étables pour hommes. C’est la troisième Internationale. A la quatrième, on marchera à quatre pattes. A la cinquième, on aboiera. »
« Le régime ne répond pas au nom dont il est baptisé, République socialiste fédérative des soviets russes, cela c’est son petit nom. Son nom de famille est : dictature du prolétariat. » … « L’acte fondamental de leur doctrine est l’antiparlementarisme. »
Sur le bolchévisme : « Le bolchévisme n’est pas l’anarchie, c’est la monarchie, la monarchie absolue, seulement le monarque, au lieu de s’appeler Louis XIV ou Nicolas II, se nomme Prolétariat I »…« Ce n’est pas un parti politique, c’est un ordre monacal. »… « L’homme ne doit plus exister en tant qu’homme, mais en tant qu’atome de la communauté. »
Sur la politique extérieure russe : « L’idée d’un impérialisme quelconque est si éloignée de notre nouvelle conception de rapports entre Etats que nous ne comprenons même plus ce que ce mot veut dire. »
Et surtout, laissant ainsi présager la venue de Staline, Mao, Pol Pot et toutes ces idéologies messianiques, « Ce qu’ils veulent établir, ce ne sont pas de nouveaux cadres pour parquer la société, c’est le paradis sur terre. »
Et inlassablement, il raconte ses conversations, explique comment Lénine s’est attiré les foudres de la paysannerie en confisquant leurs terres, conduisant le pays à la ruine et à la famine, il évoque déjà le manque de lucidité de ses camarades français communistes qui entrevoient dans la réalisation soviétique l’intention et non pas la réalité. Il explique le système des soviets, la relation entre bolchéviques et socialistes, rencontre Gorki, analyse les relations entre Lénine et Trotsky, étudie le rôle de l’Armée rouge dans le régime, et émet constamment des doutes non seulement sur le présent, mais surtout sur le futur de la société idéale communiste qui se construit devant ses yeux.
Un document rare, exceptionnel !
Situation de la Russie en 1920
La période qui s’étend de 1917 à 1921 est celle dite du Communisme de guerre. C’est l’effondrement économique, militaire humain, du d’une part aux conditions extérieures et intérieures qui prévalent (première guerre mondiale, suivie de la guerre civile…), mais aussi aux décisions catastrophiques du régime, mené par Lénine et Trotsky qui conduira à la NEP et au sauvetage économique in extremis de la Russie. La période du Communisme de guerre devrait être une leçon d’histoire obligatoire, puisqu’elle est la démonstration précise de tout ce qu’il ne faut pas faire. En cela, à ceux qui diront que Londres exagère, que la Russie de 1920 ne peut pas être si terrible, nous dirons qu’il n’exagère sûrement pas, mais que cette année n’est pas nécessairement du meilleur cru. Voyons les résultats en 1921 : la production agricole est à environ 60% de celle de 1913, la production industrielle est de l’ordre de 15% de celle d’avant la guerre. Une terrible famine fait cinq millions de morts en 1921. Le total de victimes de la faim est de sept millions et demi sur quelques années, la population de Moscou passe de deux millions à un million deux cent mille, celle de Petrograd de deux millions deux cent mille à sept cent mille ! Guerre civile, dictature absolue, main mise totale des moyens de production industriels et agricoles par l’Etat, propriété, organisation, direction. Et comme on dit, voilà le travail !
Au congrès de Mars 1921, consternés par l’état de déliquescence effroyable dans lequel se trouve la Russie, impressionnés par la révolte des marins de Cronstadt, Lénine et les autres apparatchiks lancent la NEP, c'est-à-dire le retour à la propriété privée, qui constituera l’acte de sauvetage de la république Soviétique.
Alors, exagéré, le reportage de Londres ?
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