Comment on entre dans la Russie rouge

I

Il est possible que tout voyage à Moscou ne débute pas par Le Caire. Pour celui-là, il en fut comme je vous le dis.

En ce mois de janvier de ce temps-là, j'étais fort sérieusement occupé à contempler, dans cette Basse-Égypte, les soldats de SM britannique qui défonçaient sur le coup de cinq heures — le five 0 'clock —, du bout de leur manche à pelle, le crâne des fellahs en révolte, quand la Compagnie de l'Eastern Telegraph fit à mon domicile déposer un message.

« Rentrez à Paris », disait-il. Yeya el Watam ! Yeya el Watam ! continuaient cependant de crier les Égyptiens, ce qui signifiait : « Vive la patrie ! »

Tandis que, se dirigeant vers le Mousky, passait la procession quotidienne, tenace et sanglante des fils résolus de Cléopâtre, je relisais le télégramme : « Rentrez à Paris. »

C'était une idée de mon journal. Chacun sait que les journaux ayant des idées sur tout, il faut se garder de discuter les idées de son journal, principalement quand elles sont accompagnées d'un chèque en bonne forme.

Paris.

— Voilà ! me dit-on. Nous avons pensé que vous aviez trop chaud au Caire. Voulez-vous goûter de Moscou ?

— Bien ! dis-je.

— Dans combien de temps y serez-vous ?

— Huit jours ! Dix jours ! Sait-on ?

— Bon voyage !

Oui. Sait-on ? Dix jours, avais-je dit ? Ah ! Ma folle tête, tu n'auras jamais le don des chiffres.

À ce moment, j'étais tout à fait un type dans le genre de M. Noulens, ambassadeur de France. Je me figurais qu'on gagnait Moscou comme on atteint Pékin — tout droit. Cependant, où prendre le passeport, puisqu'en cet âge infernal de liberté, un pauvre voyageur sans passeport équivaut sur les routes à un naufragé sans radeau juste au centre du Pacifique ?

— Va toujours ! Approche-toi du but, chanta à mes oreilles la vieille expérience du coureur de grand chemin ; le hasard fera le reste.

Berlin.

— Oui, parfaitement, me dit-on, Berlin possède un ambassadeur des soviets. Son adresse ? Inconnue. Son nom ? Kopp, croyons-nous, Victor Kopp.

Kopp ? Personne ne connaissait cet animal-là.

— Enfin, dis-je, quoiqu'il représente le paradis sur la terre, ce n'est tout de même pas un corps glorieux. Il mange, ce Kopp, boit, dort. Où fait-il tout cela ?

Deux jours se passèrent : puis un Allemand que j'avais lâché sur la piste, à cause de son grand nez, entrouvrit au matin la porte de ma chambre d'hôtel, le sourire frappant son visage comme un rayon.

— Fasenenstrasse ! susurra-t-il. Kopp habite Fasenenstrasse !

Mais il ignorait le numéro.

C'était dans ce quartier de Berlin appelé Wilhemsdorff. Ainsi que le commande la méchanceté des choses humaines, une maison dont on ne sait pas le numéro nous fait, en général, la malice de s'être fait bâtir dans une rue longue d'un kilomètre. C'était le cas.

— Ce rouge, dis-je, me frappant le front, doit loger à droite.

Je tirai les sonnettes de ce trottoir. Kopp n'avait pas donné de démenti à ses convictions : il habitait à gauche. Je le découvris. Ah ! Qu'il est doux d'admirer la tête d'un homme que l'on recherche depuis quarante-huit heures et qu'en tout état de cause il vous semble beau !

— Monsieur, lui dis-je, voici l'affaire, je veux aller à Moscou.

— …

— Ou c'est l'idéal, le paradis, comme vous le proclamez, et vous n'avez aucun motif de le cacher ; ou...

— Revenez demain, fit Kopp Victor, impeccable gentleman.

Le lendemain :

— Je vais vous aider, dit Kopp. Mais il faut la permission de Lénine. La mission militaire française à Berlin possède un sans-fil. Priez-la de transmettre de ma part votre demande à Moscou. Moscou répondra.

— Oh ! Monsieur, répondis-je. Comment voulez-vous que je demande à un général français d'échanger des ondes avec Lénine ?

— Essayez, dit-il.

— Que nenni ! fis-je.

— Alors, reprit Kopp, voilà tout ce que je puis faire pour vous.

Il prit sa carte de visite, mit deux mots dessus, me la donna.

— Tant mieux si elle vous sert, fit-il.

Tournant la carte entre mes doigts, je sortis. Dessus, il y avait, en petits caractères : « Victor Kopp », puis trois lignes écrites en russe, puis, en grosses lettres, en guise de signature, cinq initiales : RSFSR.

— Qu'est-ce que cela ? me demandai-je.

Cela, malheureux ! C'était le cachet au fer rouge que, troupeaux affamés, portent maintenant des millions de misérables. Cela, c'était : République socialiste fédérative des soviets russes.

Reboucle ta valise, cher vieux correspondant, et, les mains vides, continue de monter vers le nord. Le hasard n'a pas encore dit son dernier bon mot.

Vers Reval, je roulai. Justement, Reval, qui était la capitale d'un pays qu'on appelle Estonie (quel pays !), possédait depuis peu, m'apprenaient les gazettes, un représentant officiel de la République des soviets, vu que l'Estonie venait de faire la paix avec ladite République. Je fus pris subitement de peur à la pensée que j'avais certainement tué mon père et ma mère, comme l'on dit, pour partir ainsi, par la Lituanie et la Lettonie, à la conquête de l'Estonie. Quels pays que ces pays ! Six jours de chemin de fer de Berlin à Reval. Mes pauvres et chères côtes, laissez-moi, aujourd'hui, vous demander pardon, vous ne méritiez pas de tant souffrir. Quant aux passeports, je me souviens d'un certain visa qui reproduisait un cheval, et parce que l'une des jambes de derrière de ce cheval était insuffisamment dessinée à l'encre bleue, cinq heures, vous entendez, cinq heures, une nuit, de la neige jusqu'aux genoux, sous vingt degrés au-dessous, dans un patelin auquel je penserai jusqu'à ma mort, qui s'appelait Walk, cinq heures, je discutai ! Il est vrai que la Société des Nations vient d'ouvrir son palais à ces intéressantes républiques et que, par conséquent, c'est moi qui suis un blasphémateur. Bref, Reval !

Ce burg sur la Baltique gelée, avec ses traîneaux glissant en silence, devait voir, vingt-sept jours durant, errer mon âme en peine.

Trois sujets s'imposaient à Reval à votre méditation.

Le premier, c'est que, lorsque vous faisiez signe au cocher qui attendait, le long de l'hôtel, c'est le père du généralissime de l'armée estonienne qui, sur son siège, s'avançait. Il vous crachait des morceaux de chique dans la figure et réclamait d'avance un bon pourboire.

Le second, c'était l'ambassadeur des soviets, Goukosky lui-même, ex-commissaire aux finances. Vous frappiez à sa porte. Il venait en personne vous ouvrir et vous répondait qu'il n'était pas là.

— Alors, reprenais-je, l'ayant parfaitement reconnu, voulez-vous lui transmettre une prière de ma part ?

— Si je le vois, répliquait-il avec sincérité.

Le troisième, c'étaient les hommes et les femmes échappés de la sainte Russie, agrippés à Reval comme des naufragés à leur ponton, tous misérables et déchus, ne possédant plus rien qui ne fût pas à vendre, mais illuminés de joie à la pensée « qu'ils s'en étaient tirés ». Ah ! La poignante signification de leur main devant leurs yeux, quand ils prononçaient : « Petrograd ! »

Les bolcheviques habitaient un hôtel meublé, que leurs silhouettes avaient fini par rendre borgne. C'est là que, pendant quatre semaines, on pouvait me rencontrer, matin et soir. J'attendais la réponse de Lénine. Un courrier diplomatique avait emporté ma demande.

— Camarade ! me répondait-on, vous n'êtes pas patient !

Un jour, un de ces êtres noirs et curieux qui composaient cette mission de fanatiques, constatant que la France n'était pas encore bolchevique, me demanda, d'une voix supérieure :

— N'avez-vous pas honte d'être Français ?

Il ne faut jamais se frapper. Pour la première fois, je le tutoyai.

— Et ta sœur ? lui répondis-je.

Le vingt-sixième matin, de bonne heure, on cogne à ma porte.

— Quoi ? fis-je.

— La réponse vous concernant est arrivée de Moscou. Passez le plus tôt à l'hôtel.

La voici :

« L'entrée dans la Russie des soviets regarde Litvinoff », signé : Tchitcherine.

Litvinoff ? Celui qui est à Copenhague ? Lui-même.

Vous avez du vice ! fis-je.

Vous n'êtes pas patient, camarade.

J'irai à Copenhague. Je serais allé dans la planète Mars chercher ce passeport. Mais, pour l'heure, j'étais prisonnier à Reval : d'un côté, la mer était gelée, impossible de gagner la Finlande ; de l'autre, les Lettons, justement à cause de cette chère vieille ville de Walk, que je n'oublierai pas jusqu'à ma mort, craignant l'arrivée d'un d'Annunzio estonien, avaient déboulonné leurs rails. Bref, la mer dégela avant que les rails ne fussent refixés. Et je piquai sur la Finlande. Et d'Helsingfors, sur la Suède, et de Stockholm, sans souffler, sur le Danemark. Copenhague !

Le camarade ambassadeur Litvinoff avait installé ses dieux lares, hôtel du Prince-Frédéric. C'était bien. Litvinoff était un camarade qui savait vivre.

Je bondis chez lui. On me dit :

— Il va vous recevoir.

J'attends. On m'appelle. Je me trouve en face d'une dame à cheveux rouges.

— Madame, dis-je, je désire voir M. Litvinoff.

— Le camarade Litvinoff, c'est moi, dit-elle.

Je compris, au bout d'un temps, qu'elle voulait dire que lui ou elle, c'était la même chose.

Pendant cinq jours, on ne vit que moi, hôtel du Prince-Frédéric. Je changeais chaque jour de cravate, croyant ainsi séduire la dame rouge. Mais sa vertu était d'acier chromé. De son côté, le duo d'amour ne comportait qu'une phrase :

— Le camarade Litvinoff n'est pas visible.

Le sixième jour, ma cravate devait être de couleur plus tendre que les précédentes, la cruelle, à mon approche, ouvrit une porte. Devant moi, en chair, en tignasse frisée et en binocle, c'était Litvinoff, ce vieux cher camarade Litvinoff !

Il écouta mon discours. Je fus chaleureux, lui de glace.

— Enfin, dis-je, si ce qui se passe chez vous ne peut pas se voir, si c'est une vaste salle d'opérations chirurgicales, refusez-moi le passeport, je comprendrai.

— Je vous téléphonerai, fit l'ambassadeur.

Six jours, j'attendis le coup de téléphone, le temps qu'il fallut à Dieu pour créer le monde, quand, au soir de ce sixième jour, un événement mémorable descendit sur ma destinée et la fixa : M. Barthou venait de prononcer, à la Chambre française, un discours sur le bolchevisme. Rebondissant sur le monde, ce discours passa par Copenhague. Les journaux danois l'étalaient. Je sautai chez un traducteur. Ainsi, j'appris que l'honorable M. Barthou (qu'il soit béni !) avait tenu au Palais-Bourbon le même langage qu'inlassablement, je faisais entendre à la dame rouge autant qu'à Litvinoff. Il se résumait en ceci :

— Si nous nous sommes trompés sur les soviets, qu'on nous le dise.

Bref, je revis Litvinoff.

— Eh bien ! fis-je triomphalement, tendant le discours, vous mentais-je ? Voilà l'état d'esprit en France. M. Barthou est un considérable personnage, un académicien, quoi !...

— Vous avez votre passeport ? fit Litvinoff.

— Voilà, fis-je, dépliant quatre-vingt-cinq centimètres d'un papier bariolé, composé de morceaux rajoutés bout à bout.

— Il est déjà bien long, fit-il.

— Dix-sept visas pour arriver jusqu'à vous, répondis-je orgueilleusement.

Il ouvrit un tiroir.

— Ça fera dix-huit ! fit-il.

Il sortit un tampon, le colla au-dessous des autres, prit sa plume, et d'une encre rouge vif parafa : « RSFSR. »

Que la vague d'enthousiasme qui enveloppa le cœur de Christophe Colomb quand il entendit crier : « Terre ! » fut d'une aussi belle venue que celle qui, à cette minute, de haut en bas, bouleversa le mien, je défends au navigateur de le prétendre. Flèche lancée, je filai sur Helsingfors.

C'était la guerre entre les Soviets et la Finlande, par conséquent il y avait un front. Vous allez prétendre que je n'avais qu'à franchir une seconde fois le golfe pour pénétrer en Russie par l'Estonie. Non ! Si l'Estonie avait vu poindre le bout de mon nez, elle aurait commencé par me mettre en prison. Cela, parce que je n'étais pas un ami des peuples jeunes. Et je n'étais pas un ami des peuples jeunes parce que j'avais écrit que donner l'indépendance à des pays de cette maturité, c'était la même chose que de dire à un enfant de trois mois : « Maintenant, lâche ta nourrice, tu es libre, vis ta vie ! »

Ayant tangué pendant cinq jours dans la bonne ville d'Helsingfors, du ministre des Affaires étrangères au généralissime, et de généraux en colonels, j'obtins le papier magique.

« Ordre au commandant du secteur de Terioki, disait-il, de faire passer, dans un moment favorable, le porteur de cette lettre sur le territoire de la Russie. »

En selle pour le dernier obstacle.

II

Ici, découvrons-nous, comme on le fait à l'entrée des cimetières. Nous ne sommes pas encore dans la Russie des soviets, mais dans sa banlieue. Pour tout dire, nous pénétrons dans l'allée de pins qui, d'ordinaire, précède les nécropoles : nous arrivons à Terioki, dont le nom chante comme un rossignol. C'est la nuit : six heures. De l'autre côté de la Baltique, quelques points de feu : Cronstadt.

Je devais passer la ligne le lendemain matin. Une datcha (maison de campagne) tenait lieu d'auberge. Elle était comble. On ne voulait pas me recevoir. Il y avait là, les uns sur les autres, des rescapés, des « veinards », qui avaient réussi l'évasion. Ils me confondirent avec l'un d'eux et me demandèrent comment j'avais fait, et depuis combien de temps j'avais quitté Petrograd.

— Mais, dis-je, je n'en reviens pas, j'y vais.

Ils me prièrent de ne pas plaisanter. Je leur expliquai mon cas. Alors, ils se turent et me regardèrent.

Tous, subitement, s'empressèrent. Il n'y avait plus de lit, ils m'en trouvèrent un. Ils remettaient des bûches dans la cheminée et me disaient : « Chauffez-vous ! » comme s'ils me voyaient déjà de « l'autre côté ».

— Vous avez bien réfléchi, au moins, à ce que vous entreprenez ? me disaient-ils.

Ils cherchaient des soins dont ils pourraient m'entourer. L'un, qui, pensant sans doute et déjà à ma tombe, apporta des fleurs. Ils voulurent savoir combien j'emportais de provision.

— Aucune ! dis-je.

Alors, sans me consulter, ils donnèrent des ordres aux servantes. Les servantes revenaient, les bras chargés de pain, de beurre, de sucre, de jambon, de quartiers de lard. Chacun collaborait à la confection du paquet.

— Des bougies ! cria une dame ; on a oublié les bougies !

— Le sel, disait un autre. Deux kilos ! jetait-il à la servante, qui repartait, courant.

— J'ai deux valises ! Je n'aime pas les charges. Ce colis est trop gros, je ne l'emporterai pas, fis-je.

— Dans quinze jours, vous nous bénirez, répondaient-ils. Le lendemain matin, le paquet, augmenté, pesait lourd.

— Comment voulez-vous que je passe les lignes avec ça ? Je le laisse.

Ils me le mirent eux-mêmes de force sur le dos, répétant :

— Vous nous bénirez !

J'étais aux portes. De Terioki à Raïaïoki, la frontière, vingt minutes de chemin de fer. Dans le train, une dame se rendait à Raïaïoki. Quand elle apprit que j'appareillais pour Petrograd, elle poussa une exclamation de pitié. Après, je vis qu'elle me prenait pour un monstre ou un fou.

Raïaïoki ! Un sous-officier finlandais m'attend.

Deux soldats chargent mes bagages. En route ! Notre petite troupe avance, précédée d'un drapeau blanc. Halte ! Un ruisseau : la frontière ! Le sous-officier agite son fanion de parlementaire. De l'autre côté du ruisseau, fusil en main, apparition du monde bolchevique, un soldat rouge nous regarde. Il se baisse, ramasse un objet. C'est un drapeau blanc. Il répond.

Le Finlandais prend mon passeport. D'une voix de sentence, il lit le visa de Litvinoff. Le soldat rouge, qui s'en moque bien, fait un geste las qui signifie :

— Qu'il avance !

Des planches forment passerelle. Adieu, Finlande ! Salut, Lénine !

Il est gentil, ce soldat rouge. Il voudrait porter mes valises, mais il n'est pas fort. Nous nous en chargeons ensemble. Nous allons. Nous ne sommes plus que tous les deux dans cette campagne ravagée. Nous enjambons des tranchées, nous écrasons les fils de fer barbelés. Autant dire que me voici revenu correspondant de guerre.

Nous faisons cinq cents mètres, un kilomètre, toujours tous les deux seuls. Nous avons coupé plusieurs fois ce chemin par des repos. Il ne parlait pas ma langue. Je n'entendais rien à la sienne. Je tirai du sac un pain blanc de Finlande. Un pain blanc ! Mange ! Mon ennemi, mange-le tout !

Il me conduisait vers une maison de bois. Là, cinq rouges tenaient l'avant-poste. Le chef était une de ces grandes brutes du Nord qui s'imaginent que, si la nature leur a donné de longs bras, c'est pour assommer le voisin. Ma présence, en ce lieu sacré, lui paraissait étonnante !

— Litvinoff, lui criai-je, en plein dans le nez. Litvinoff ! Mais il n'avait pas plus entendu parler de Litvinoff que de Jules César ou de Mme la comtesse de Noailles. L'un des cinq semblait plus malin. Il lui expliqua, du moins je l'imagine, que Litvinoff était un chef bolchevique plus haut placé que lui.

La grande brute me fit un geste qui voulait dire :

— Attendez là.

Ayant, après cinquante jours, atteint le but et sauvé l'honneur, je me couchai contre la maison de bois et m'endormis la tête sur ma valise.

Pendant mon sommeil, la grande brute avait téléphoné à Petrograd. On savait, maintenant, ce que l'on ferait de moi. Sur le coup de cinq heures du soir, on me pria de me remettre en route, entre deux soldats. On m'emmenait vers un train.

III

On aurait dit qu'à mesure que j'avançais, l'air de la Russie se raréfiait. Je recevais, à mon insu, le baptême du bolchevisme. J'avais déjà une main sur la nuque.

Trente-sept kilomètres du front à Petrograd. Ce ne sera pas long. Nous voici dans un wagon pourri.

— Chouvalovo ! J'approche ! me dis-je.

.Je n'approchais pas, j'étais arrivé.

— Camarade, fit un homme, me frappant sur l'épaule, descendez ici.

Je ne connaissais pas ce personnage. Il venait de monter dans le compartiment.

— Je ne suis pas encore au but. Je vais à Petrograd, fis-je.

— Nous vous connaissons. C'est un ordre. Descendons. Me montrant aussitôt deux gosses qui chargeaient mes valises, il ajouta :

— Suivez les camarades.

Et il disparut. Je suivis. Les « camarades » ne s'arrêtaient pas. La nuit était presque entièrement venue.

— Est-ce qu'ils me conduiraient à Petrograd à pied ?

Deux « datchas » jumelles. C'est là que l'on va me « déposer ». Les gosses poussent une porte, déchargent leur fardeau, me laissent et s'en vont. Il fait nuit et noir. Je suis dans un couloir.

Je me promène, frappe aux portes. Rien. Le cou tendu, du bas de l'escalier, je crie :

— Il n'y a personne ?

Personne. Je monte au premier. J'appelle.

— Alors, c'est le désert ?

Rien. Pas un écho. Bizarre !

Ne nous frappons pas. Asseyons-nous. Nous en verrons d'autres !

Un pas. J'entends un pas. Je me dresse. Alors, s'échappe un cri. Ma silhouette, surgissant dans l'ombre, vient d'effrayer quelqu'un. C'est une dame. Elle porte une lanterne.

— Pardon, madame ! fis-je. Pardon deux fois, pour vous avoir surprise et pour me trouver ainsi chez vous.

— Vous n'êtes pas chez moi, dit-elle. C'est moi qui viens me mettre à vos ordres. Je parle le français. On vient de me faire sortir de prison pour vous servir.

La dame avait les cheveux tirés d'une femme qui depuis longtemps ne connaît plus la coquetterie. Elle était mise misérablement ; mais, pour dire son passé, elle avait, ce dont personne ne pouvait la dépouiller, son grand air.

Je lui demandai ce que je faisais ici, si elle le savait.

— Oui, répondit-elle, que faites-vous ici ? Vous quittez Paris pour venir ici ? Paris ! murmura-t-elle, se recueillant.

Je cherchai des bougies dans mon sac (« Dans quinze jours, vous nous bénirez ! », m'avaient dit les rescapés. Je n'attendais pas quinze jours !). Il fit un peu plus clair. Cette dame me regardait du même regard que les autres Russes rencontrés en chemin.

— Pourquoi me regarde-t-on comme un phénomène, madame ?

— Mais, dit-elle, vous avez un pardessus, de vraies chaussures, une vraie chemise, un vrai faux col ! Vous n'avez pas encore l'air d'un chien battu. Vous êtes tout l'ancien temps !

— Ici ? demandai-je.

Elle se contenta d'abaisser douloureusement les paupières...

Soudain, comme voulant chasser un fantôme, elle se réveilla.

— Avez-vous du thé, du sucre ? dit-elle. Moi, je puis vous prêter une petite lampe.

Elle disparut, alla chercher l'instrument dans sa prison, revint.

— J'ai mieux que du thé et du sucre.

J’ouvris tout grand le sac.

Elle s'exclama :

— Du pain blanc !

— À table ! dis-je.

— Non ! fit-elle.

Elle repoussa vingt fois ce que je lui offris et qu'elle caressait du regard et du souvenir.

— On le saurait, répétait-elle.

— Eh ! dis-je, manger du pain blanc n'est cependant pas un crime contre-révolutionnaire ?

— On le saurait !

Nos bougies ne faisaient qu'une faible lumière. Le vent menait un assez joli vacarme dans le bois et venait siffler sur le toit de la « datcha ». Et nous ne vous cacherons pas que c'était une des ces soirées où l'angoisse n'est pas loin du cœur.

Avidement, mon étrange compagne me posait des questions :

— Lave-t-on toujours le linge, à Paris ?

— Quelle idée ! faisais-je.

— Alors, il y a encore des voitures qui circulent et on peut les prendre pour sortir ?

— Mais...

— Il y a encore des magasins ?

— Madame, disais-je, vous avez faim, je le vois ; mangez.

— L'habitude en est prise. Nous n'avons plus faim, maintenant.

Elle continuait :

— Alors, on peut rendre visite à ses amis ? Recevoir des lettres ? Tenir les propos que l'on veut ?

Et, le cœur alors éclatant :

On peut dormir en paix dans son lit, sans être réveillé par d'affreuses mains qui vous secouent et qui viennent perquisitionner ! per-qui-si-tion-ner !

Elle voulut prévenir ses larmes et changea de ton. Passant rêveusement ses doigts sur ses cheveux lisses, gracieuse, elle demanda :

— Alors, on peut encore se faire coiffer, à Paris ?

L'invraisemblable tête-à-tête dura jusqu'à trois heures du matin. Quand la conversation tombait, outre ce fameux vent, on entendait des colonies de rats qui menaient une folle sarabande dans l'étage. Elle ne me dit ni son nom ni son crime. Quand je lui parlais de la Russie de Lénine, elle ne répondait pas et me faisait comprendre que, même lorsqu'il n'y a que des ombres, il faut prendre garde à ce que l'on dit dans cette Russie où j'arrivais.

À trois heures, elle se leva. Elle devait rentrer, rentrer en prison.

— Pourquoi, à trois heures ? demandai-je.

— Un ordre ! répliqua-t-elle.

Je tirai un flacon d'eau de Cologne de ma valise.

Elle n'avait rien voulu accepter, ni pain, ni beurre, ni sucre. Elle avait eu peur. Je lui tendis le parfum. La tentation, cette fois, était trop irrésistible. Tant pis ! Elle le saisit rapidement, le glissa dans son corsage.

— Merci, dit-elle. Elle eut deux larmes.

— Bonne chance, madame !

Sur une chaise longue pouilleuse, au milieu du steeple-chase des rats, s'acheva ma première et mystérieuse nuit de Russie. Je l’avais vécue dans l'antichambre de la prison. Où passerais-je la seconde ? Au matin, vers neuf heures, la maison s'anima. Le camarade commissaire, flanqué du camarade interprète, venait m'interroger. Ils me demandèrent si j'avais « fait » une bonne nuit. Alors, je compris que j'avais reçu une hospitalité de choix.

— Combien avez-vous d'argent ? ajoutèrent-ils aussitôt.

Je leur répondis que, depuis la veille, au taux du change, j'étais millionnaire et que c'était une bien forte sensation. Ils sourirent de mon innocence et me firent préciser la somme en francs.

— À quel parti politique appartenez-vous ?

Je dus leur répondre que je ne savais pas. Et je leur parus un pauvre garçon.

— Pourquoi venez-vous en Russie ?

— Parce que Litvinoff me l'a permis.

— Et votre but ?

— Voir.

— Eh bien ! rit le tout-puissant commissaire, vous voyez que l'on ne vous a pas encore mangé.

Je l’en remerciai.

Et, m'ayant sérieusement toisé de haut en bas :

— Allons, on va vous faire conduire à Petrograd !

Voilà, monsieur Adolphe Brisson, comment on entre dans la Russie rouge.