Alors, cela, Petrograd, c'est fantastique. On dit que c'est une ville assassinée, ce n'est pas assez : c'est une ville assassinée depuis deux ans et laissée là sans sépulture, et qui maintenant se décompose.
Ce n'est pas le cœur qui se serre à son contact, c'est le cerveau. Il faut interrompre sa marche vingt fois par heure, tant est impérieuse la nécessité de se certifier à soi-même qu'on voit bien ce qu'on voit et que ce n'est pas votre esprit qui déraille.
Nous n'avons pas pour but de raconter des histoires fantasmagoriques ; nous nous sommes juré de ne regarder les faits par aucune jumelle politique ; nous ne sommes pas venu les bras chargés d'épithètes malsonnantes pour les déverser sur les bolcheviques ; nous dirons, face à leurs crimes, les rêves, les efforts, l'acharné labeur des chefs — des chefs seulement, le reste de la Russie, sous cette dictature du prolétariat dont le veau d'or est le mot « travail », ne faisant absolument rien, mais rien du tout. Nous examinerons la médaille sous ses deux faces. Mais il faut bien commencer par un côté, il faut bien lâcher le cri qui, au premier contact, vous monte à la gorge, il faut bien décrire Petrograd.
D'abord, on ne marche pas dans Petrograd, on erre. Trois cent mille personnes y ont trépassé cet hiver, ce ne sont pas les voitures qui les ont écrasées : il n'y en a pas. Mettons qu'il y en ait quatre, oui, quatre voitures pour la capitale de la Russie, pour Petrograd (deux millions d'habitants en 1914). C'est le typhus qui, passant par là et découvrant ces trois cent mille recroquevillés sous la faim et le froid, s'est mis à jouer avec eux. Il en a abattu sans fatigue quatre-vingt mille par mois.
Les traîneaux, les plates-formes des trams charriaient en tas ces cadavres, par les rues, vers la fosse commune. Les chevaux sont tombés, tombés de faim, comme des hommes et, sur place, ont été dépecés.
Les chiens ne sont plus, ils ont tenu longtemps : « Nous n'aurions jamais cru que nos chiens pussent souffrir avec tant de bonté dans les yeux », disent leurs maîtres, se souvenant. Plus de chats, même maigres. Plus un seul des innombrables pigeons, oiseaux sacrés pour les orthodoxes, qui peuplaient la capitale. Ont-ils émigré ? Ont-ils été mangés, malgré qu'ils fussent le Saint-Esprit ? On n'ose pas se prononcer. Plus de moineaux. Les oiseaux des villes ont disparu, les oiseaux des bois sont arrivés. Les arbres des squares ont maintenant des pinsons et des rossignols. Le lichen commence à mordre les troncs. Oiseaux et plantes proclament la conquête de la cité par la nature.
Les maisons sont salies, fanées, souillées. On n'y pénètre plus que par l'escalier de service, la porte principale (c'était du luxe) est condamnée.
Un coup d'œil dans les cours, les escaliers, et immédiatement vous vous mettez sur la pointe des pieds : on ne marche pas carrément dans semblable ordure.
FIN DE L’EXTRAIT
Published by Les Editions de Londres
© 2012— Les Editions de Londres
ISBN : 978-1-909053-33-5
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Un roman « loufoque », « picaresque », « une vaste farce », « surréaliste », sur « le sens de la vie », ou encore « une révolution quantique de la littérature ? »