« Des délits et des peines » est un essai écrit et publié anonymement en 1764 par Cesare Beccaria, le philosophe milanais des Lumières. « Des délits et des peines » fonde le Droit pénal moderne. De par sa critique du système pénal de l’Ancien Régime, c’est un ouvrage révolutionnaire, dont le degré d’intelligence et d’humanité a rarement été atteint. De par ses principes, c’est un des plus grands sommets de la pensée des Lumières. De par son argumentation visionnaire contre la peine de mort, c’est un des plus grands textes de la philosophie mondiale.
Le Droit pénal sous l’Ancien Régime
C’est sous l’Ancien Régime que s’épanouit le souffle révolutionnaire et que naît la philosophie des Lumières, tandis que sous la Révolution s’épanouit l’envie de retour à l’ordre qui nous donnera Bonaparte. Pourtant, l’un des problèmes fondamentaux de l’Ancien Régime (et il y en a d’autres), c’est le Droit pénal, et l’une des avancées les plus spectaculaires de la Révolution, c’est la réforme pénale.
Sans nous lancer dans un inventaire que notre connaissance limitée de l’histoire du Droit pénal n’autoriserait malheureusement pas, le Droit pénal au Dix Huitième siècle est une catastrophe : jugements arbitraires, condamnation sans preuves, possibilité pour le Souverain de condamner à la prison sans contrôle, cruauté des châtiments, conditions de traitement des prisonniers, absence de police, de procédure policière, limites des droits de la Défense, peine de mort généralisée, peines sans proportionnalité, torture appliquée sans sourciller pour obtenir les confessions, jugements arbitraires et non motivés, sans même mentionner la barbarie de la peine capitale, supplice de la roue, pendaison pour un oui ou pour un non….
Cette situation est généralisée en Europe, à l’exception de la Russie curieusement où Elisabeth Petrovna abolit la peine de mort par deux décrets de 1753 et 1754, confirmés par Catherine II, et qui substitue l’exil en Sibérie à la peine de mort (voir à ce propos In Russian and French prisons). C’est à cette situation européenne que s’attaque Beccaria en 1764.
Les grands principes proposés par Beccaria
La liste serait trop longue, mais voici les grands traits de sa proposition de réforme :
Proportionnalité des peines : « Il doit donc y avoir une proportion entre les délits et les peines ».
Promptitude des peines : « Plus le châtiment sera prompt, plus il suivra de près le crime qui a été commis, plus il sera juste et utile. Je dis juste, parce qu’il épargnera au coupable les tourments cruels et superflus de l’incertitude, qu’accroissent la force de son imagination et le sentiment de sa faiblesse, et parce que la privation de liberté est une peine qui ne peut précéder la sentence que si la nécessité l’exige. »
Présomption d’innocence : « Ce qui prévaut alors, c’est le droit qu’a chacun d’être supposé innocent. »
Principe de légalité : « Un homme ne peut être déclaré coupable avant la sentence du juge, et la société ne peut lui retirer sa protection tant qu’on n’a pas établi qu’il a violé les conditions auxquelles elle lui avait été accordée. »
Nécessité des preuves : « Quand les preuves sont indépendantes les unes des autres, que les indices, par conséquent, trouvent leur preuve ailleurs qu’en eux-mêmes, plus on apporte de preuves, plus s’accroît la probabilité du fait, car la fausseté d’une des preuves n’a pas d’influence sur les autres. »
Sur la procédure judiciaire : « pour prouver qu’on est innocent, il faut être d’abord considéré comme coupable. C’est ce qu’on peut appeler une procédure offensive, et telles sont en effet les procédures criminelles presque partout dans l’Europe éclairée du XVIIIème siècle. La vraie procédure, l’information, c’est-à-dire la recherche impartiale du fait, celle que la raison commande, celle qu’adoptent les lois militaires et qu’appliquent même les despotes asiatiques, est fort peu en usage dans les tribunaux européens. »
Non rétroactivité de la loi pénale, égalité de traitement entre les nobles et les roturiers, sanction pécuniaire pour le vol…
Sévérité des peines : « Un des moyens les plus sûrs de réprimer les délits, ce n’est pas la rigueur des châtiments, mais leur caractère infaillible, par conséquent la vigilance des magistrats et, de la part du juge, la sévérité inexorable qui, pour être une vertu efficace, doit aller de pair avec une législation clémente. »
Prescription : « Mais, dans les délits moins graves et mal éclaircis, la prescription doit mettre fin à la certitude d’un accusé quant au sort qui l’attend ; en effet, lorsqu’un délit est resté longtemps plongé dans l’obscurité, l’exemple de l’impunité perd toute importance, et le coupable garde la possibilité de s’amender. »
Torture : « La torture est le plus sûr moyen d’absoudre les scélérats robustes et de condamner les innocents débiles. », « Un autre motif, ridicule, de la torture est la purgation de l’infamie, c’est-à-dire qu’un homme jugé infâme doit confirmer sa disposition par la dislocation de ses os. Cet abus ne devrait pas être toléré au XVIIIème siècle. », « Cependant l’infamie est un sentiment qui ne relève ni des lois ni de la raison, mais de l’opinion générale. La torture entraîne par elle-même, pour celui qui la subit, une réelle infamie. Avec cette méthode, c’est donc en imposant l’infamie qu’on prétend l’écarter. »
Peine de mort : « En vertu de quel droit les hommes peuvent-ils se permettre de tuer leurs semblables ? », « Ce n’est pas la sévérité de la peine qui produit le plus d’effet sur l’esprit des hommes, mais sa durée. », « Ainsi donc les travaux forcés à perpétuité, substitués à la peine de mort, ont toute la sévérité voulue pour détourner du crime l’esprit le plus déterminé. », « La peine de mort est nuisible par l’exemple de cruauté qu’elle donne. », mais surtout ceci : « Il me paraît absurde que les lois, qui sont l’expression de la volonté générale, qui réprouvent et punissent l’homicide, en commettent elles-mêmes et, pour détourner les citoyens de l’assassinat, ordonnent l’assassinat public. »
On a peine à croire ce qu’on vient de lire. En quelques dizaines de pages, un étudiant en Droit affirme tous les principes modernes du respect de l’homme, et du Droit pénal, et surtout remet en cause la torture et la peine de mort. Quels États modernes, soi-disant libres et démocratiques, que l’on oppose à des États malheureux ne disposant pas d’une justice indépendante, lesquels de ces États résisteraient à un examen approfondi de ces principes ? Les États-Unis ? Parlons de peine de mort, d’usage de la torture, de proportionnalité des peines… La France ? Parlons de présomption d’innocence appliquée à la détention provisoire, parlons de l’application des lois, parlons d’indépendance de la justice…
Ce qui motive Beccaria
C’est un esprit tout à fait révolutionnaire qui l’anime ; ainsi il observe que « les lois, qui sont ou devraient être des pactes conclus entre des hommes libres, n’ont été le plus souvent que l’instrument des passions d’un petit nombre… » Doué d’une très bonne compréhension de l’histoire, il continue : « A l’apparition de ces vérités philosophiques, répandues grâce à l’imprimerie, on a pris conscience des véritables relations entre le souverain et les sujets et entre les différentes nations… ». S’il loue le développement économique et industriel, « il s’est trouvé bien peu de gens pour envisager et combattre la cruauté des châtiments et l’irrégularité des procédures criminelles… » Et enfin il rend hommage à Montesquieu : « La vérité, qui est indivisible, m’a forcé à suivre les traces lumineuses de ce grand homme, mais ceux qui réfléchissent et pour lesquels j’écris sauront distinguer mes pas des siens. »
D’autres principes et remarques de Beccaria
Des considérations morales, qui surprennent par leur modernité, puisqu’elles s’appliqueraient sans doute à nos contemporains : « Malheur aux hommes qui en sont arrivés à ce point : sans principes clairs et stables qui les guident, ils seront égarés et flottants sur la vaste mer de l’opinion, toujours préoccupés d’échapper aux monstres qui les menacent. Ils ne sauront jouir du moment présent, qu’empoisonne sans cesse l’incertitude de l’avenir. »
« Il n’y a plus de liberté dès lors que les lois permettent qu’en certaines circonstances l’homme cesse d’être une personne pour devenir une chose. »
Et pour ceux qui doutent du caractère révolutionnaire du texte de Beccaria : « De quelles peines devra-t-on punir les délits des nobles, dont les privilèges forment en grande partie les lois des nations ? »
Beccaria, dans une lignée qui n’est pas sans rappeler Montesquieu, offre d’intéressantes considérations politiques : « Un État trop vaste n’échappe au despotisme qu’en se subdivisant en plusieurs États confédérés. », « À mesure que s’affaiblissent les sentiments qui nous unissent à la nation, se fortifie en revanche notre attachement pour ce qui nous entoure. »
L’étonnante modernité de Beccaria, ou la régression de notre pratique des lois ?
Il faudrait un cadre beaucoup plus large que celui de cette simple préface pour faire l’inventaire de la montée de la tyrannie consentie et voulue par les citoyens de nos anciennes démocraties. Si la liste des problèmes qui nous menacent est assez longue : confusion entre les pouvoirs, intrusion incessante du pouvoir médiatique dans le judiciaire, immission du politique dans le judiciaire, manque de séparation des pouvoirs, non application des lois, multiplication des comportements délictueux, illégaux ou anticonstitutionnels de la part des Gouvernements successifs, lesquels souvent se prennent pour le Législateur, deux phénomènes nous semblent absolument essentiels, et menacent à terme la stabilité de l’État de Droit si on n’y remédie pas.
Quels sont ces phénomènes ?
D’abord, la multiplication des lois, donc la cacophonie législative, qui risque de transformer l’appareil légal en appareil idéologique. On en connaît les raisons : la substitution de l’État au religieux, et l’intermédiation de l’État dans à peu près tous les domaines de la vie publique, la disparition de la sphère privée au nom du bien-être public…, ce qui transforme l’acte de légiférer non plus en modus operandi du contrat liant les différents membres du corps social, mais en suite infinie d’oukases bienveillants pour le bonheur des légiférés. Le résultat, c’est que plus personne ne connaît la loi, que tout le monde l’ignore et n’obéit que sous la crainte et la contrainte, que le contrat social qui lie entre eux les hommes de bonne volonté s’effrite, et que la seule chose qui tient encore la société, et donc la volonté de vivre ensemble, c’est une foi commune dans un apparatus quasi religieux, chose, l’histoire l’a prouvé à maintes reprises, qui s’effondre au premier clairon qui sonne, devant le premier homme qui parle plus fort que les autres. Bien que Beccaria n’ait pas prévu ce qui nous arrive, ses mots devraient nous faire réfléchir : « Si l’interprétation des lois est un mal, l’obscurité qu’entraîne cette interprétation en est évidemment un autre, qui sera encore bien plus grand si les lois sont écrites en un langage étranger au peuple et qui le met dans la dépendance d’un petit nombre d’hommes, sans qu’il puisse juger par lui-même de ce qu’il adviendra de sa liberté et de celle des autres. »
L’autre problème, c’est la confusion croissante entre la loi et la morale. Ce second problème est parallèle au premier, et participe de la même cause, c’est-à-dire le remplacement de l’ordre religieux du Moyen-Âge, celui que combat Rabelais, par un ordre quasi-religieux, celui de la foi aveugle dans l’omniprésence et l’omnipotence de l’État. Cette confusion entre loi et morale est la suite logique de la perte de contact entre le citoyen et la loi. À partir du moment où le souverain, ou l’État, continue à marteler « Nul n’est censé ignorer la loi », et produit des lois, des amendements, des directives comme la machine folle des Temps modernes, il se moque carrément de nous. Car comment ne pas ignorer la loi quand le législateur lui-même y perd son latin, et n’utilise la loi que comme justification d’actes déjà décidés. L’utilisation actuelle de la loi, ce n’est plus de la législation, c’est de la formalisation écrite d’actes arbitraires, dont le caractère extrêmement spécifique est voulu puisqu’il est censé correspondre à des situations spécifiques. Le souverain, garant du bien-être de la population, réagit aux feux médiatiques pseudo moraux, en édictant des lois comme justification administrative de ses actes. La loi suit donc la morale, et la loi perd son essence de loi. La loi, ce n’est donc plus la loi, mais de façon croissante, la pâle écume d’une morale ambiante de plus en plus incohérente. Prenons un exemple typique où la morale se heurte à la loi. Ecoutons Beccaria : « Certains croient qu’un crime commis à Constantinople peut être puni à Paris, pour la raison tout abstraite que celui qui viole les droits de l’humanité mérite la haine de toute l’humanité et l’exécration universelle ; or la tâche des juges est de faire respecter non pas les sentiments des hommes, mais bien les pactes qui les lient entre eux. », « Un scélérat, qui n’a pas violé les lois d’une société dont il n’est pas membre, peut être un objet de crainte, et par conséquent refoulé par l’autorité supérieure du pays étranger, mais non pas puni selon les lois de ce pays, car les lois punissent le tort qui leur est fait, mais non pas la perversité qui peut inspirer les actions. » Quand c’est l’intention que la morale juge, et non plus l’acte qui est jugé en fonction de la loi, alors nous sommes, avec les meilleures ou les plus mauvaises intentions du monde, clairement entrés dans la tyrannie, qu’elle soit violente avec des chars dans la rue, ou douce avec des comportements et des discours qui vous sont imposés par les gardiens de la société bienveillante. Alors, lisons Beccaria et cessons de nous soumettre.
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