Douze siècles se sont écoulés depuis qu’un prince, qui régnait à Constantinople, fit compiler quelques restes des lois d’un ancien peuple conquérant. Ces lois, mêlées ensuite avec les rites des Lombards, ont encore été, pour ainsi dire, ensevelies sous le fatras volumineux des commentaires entrepris et mis au jour par une foule d’interprètes obscurs, dont les décisions devraient être d’autant moins respectables, que c’étaient des hommes privés, et que leur état n’exigeait ni ne consacrait leur travail. Et voilà pourtant ce qui forme la tradition d’opinions qu’une grande partie de l’Europe honore toujours du nom de lois ; voilà ce qui autorise cet abus aussi funeste que constant, qu’un sentiment de Carpzovius, un usage antique indiqué par Clarus, un supplice dans lequel sembla se complaire l’imagination barbare d’un Farinaccisu, deviennent les règles qu’osent suivre tranquillement les arbitres de la vie et de la fortune des humains, eux qui ne devraient exercer qu’en tremblant l’autorité qui leur est confiée.
Ce sont ces lois, restes des siècles les plus barbares, que j’examine dans cet ouvrage, eu égard à la jurisprudence criminelle : c’est aux arbitres de la félicité publique que j’ose exposer les désordres dont elles sont la source ; le vulgaire, peu éclairé et impatient, ne sera point séduit par le style dont je les décris. Si je me suis livré à la recherche ingénue de la vérité, si je n’ai pas craint de m’élever au-dessus des opinions reçues, je dois cette heureuse hardiesse au gouvernement doux et éclairé sous lequel je vis. La vérité plait aux grands monarques, aux bienfaiteurs de l’humanité qu’ils gouvernent ; ils l’aiment, surtout quand elle est mise dans tout son jour par un philosophe obscur, quand elle se peint, non sous les traits du fanatisme, mais avec les couleurs de l’amour du bien, de ce zèle pur qui ne s’élève que contre la force tyrannique ou l’intrigue insidieuse, et que la raison fait toujours contenir.
Pour qui les examinera dans tous leurs développements, les désordres qu’entraînent nos lois sont la satire et sont l’ouvrage des siècles passés, plutôt que du nôtre ou de ses législateurs, Si quelqu’un veut donc m’honorer de sa critique, qu’il commence par bien saisir l’objet de cet ouvrage, qui, loin d’avoir pour but de diminuer l’autorité légitime, ne servira qu’à l’augmenter encore, si l’opinion est plus puissante sur les hommes que la force, si la douceur et l’humanité sont faites pour consacrer les droits et l’exercice du pouvoir. Mais, comme les critiques malentendues qu’on a publiées contre moi sont fondées sur des notions confuses, elles me forcent d’interrompre un moment les réflexions que j’offrais aux lecteurs éclairés pour fermer enfin à jamais la bouche au zèle timide qui s’égare, et à la méchanceté envieuse qui distille les poisons de la calomnie sur quiconque aime la vérité, et cherche à la montrer aux hommes.
La révélation, la loi naturelle, les contraventions factices de la société : telles sont les trois sources d’où dérivent tous les principes moraux et politiques qui gouvernent les humains. On ne saurait, sans doute, comparer la révélation avec la loi naturelle, ou les institutions sociales, dans le but sublime qu’elle se propose principalement ; mais on la voit concourir avec elles pour assurer le bonheur des mortels dans cette vie passagère. Étudier les divers rapports des institutions sociales, ce n’est pas exclure ceux de la révélation et de la loi naturelle. Au contraire, ces préceptes immuables, ces décrets émanés de la Divinité même, des hommes coupables les ont tellement corrompus, des religions fausses les ont altérés en tant de manières, des notions arbitraires de vices et de vertus les ont si souvent remplacés dans le cœur pervers des humains, qu’il est devenu nécessaire d’examiner, séparément de toute autre considération, ce qui naît purement des conventions humaines, soit que ces conventions soient exprimées par des lois déjà faites, soit que la nécessité et l’utilité commune en supposent l’établissement. C’est dans ce point que toutes les sectes, tous les systèmes de morale doivent se réunir, et l’on ne saurait s’empêcher de louer une entreprise dont l’objet est de forcer l’opiniâtre et l’incrédule à se conformer aux principes qui déterminent les hommes à vivre en société.
On peut donc distinguer trois classes de vices et de vertus.
L’une appartient à la religion, l’autre à la loi naturelle, la troisième à la politique.
Ces trois classes ne doivent jamais se trouver en contradiction. Mais il n’en est pas de même des conséquences et des devoirs qui résultent de chacune d’elles, La révélation impose plus d’obligations que la loi naturelle ; celle-ci exige des choses que les pures institutions sociales ne commandent pas. Mais il est très important de bien distinguer ce qui découle de ces institutions, c’est-à-dire du pacte exprès ou tacite que les hommes ont fait entre eux, parce que telles sont les limites de cette sorte de pouvoir, qu’il peut s’exercer légitimement d’homme à homme, sans une mission spéciale de litre suprême. L’idée de la vertu politique peut donc, sans l’obscurcir, être considérée comme variable ; celle de la vertu naturelle serait toujours claire et sans tache, si les ténèbres de la faiblesse ou les nuages des passions humaines ne lui dérobaient quelquefois son évidence ; celle de la vertu religieuse est à jamais une, à jamais constante, parce qu’elle émane immédiatement de la, divinité qui l’a révélée et qui la conserve dans tout son jour.
Ce serait donc une erreur que d’attribuer des principes contraires à la religion naturelle ou révélée à l’auteur qui n’a traité que des conventions sociales et de leurs conséquences. Pouvait-il attaquer ce dont il ne parlait pas ? Ce serait encore une erreur que de prendre dans le sens de Hobbes, ce qui est dit de l’état de guerre antérieur à celui de société. Ce philosophe le considère comme un état qui ne suppose aucun devoir, aucune obligation antérieure, et je l’examine comme la suite de la corruption de notre nature, et du défaut de lois expresses. Ce serait enfin une erreur que de reprocher à celui qui recherche les résultats du contrat social, de ne point admettre ces résultats avant le contrat même.
L’essence de la justice divine et de la justice naturelle est d’être immuable et constante, parce que les rapports entre deux objets qui ne varient point sont toujours les mêmes. Mais la justice humaine ou politique n’étant qu’une relation entre l’action et l’état de la société, elle peut varier à mesure que l’action devient utile ou nécessaire à la société ; on ne peut en connaître les lois que par l’analyse exacte des rapports compliqués et variables qui résultent des combinaisons civiles. Lorsque ces principes, essentiellement distingués, viennent à être confondus, il n’est plus possible de raisonner avec précision sur les matières publiques. C’est au théologien à fixer les limites du juste et de l’injuste, eu égard au for intérieur, et quant à la méchanceté ou à la bonté de l’acte en soi ; mais c’est au publiciste à établir les rapports du juste et de l’injuste politique, c’est-à-dire du dommage ou du bien fait à la société, et l’un de ces objets ne saurait jamais préjudicier à l’autre, tant la vertu purement politique doit céder à l’immuable vertu, émanation sacrée de la Divinité !
Je le répète donc, si quelqu’un veut m’honorer de sa critique, qu’il ne commence pas par me supposer des principes destructifs de la vertu ou de la religion, tandis que j’ai démontré combien je suis éloigné d’avoir de tels sentiments ; qu’au lieu de me peindre incrédule ou séditieux, il cherche à me trouver mauvais logicien ou politique imprudent ; qu’il ne tremble pas chaque fois qu’il me voit soutenir les intérêts de l’humanité ; qu’il me convainque de l’inutilité ou du danger politique de mes principes ; qu’il me montre enfin l’avantage qui résulte des pratiques reçues.
J’ai donné un témoignage public de ma religion et de ma soumission à mon souverain, dans ma réponse aux notes et observations ; il serait superflu de réfuter par la suite de semblables écrits : mais, si l’on m’attaque avec cette décence que la seule honnêteté commande, et avec les lumières suffisantes pour ne pas m’obliger à prouver les premiers principes, quels qu’ils soient, on trouvera plutôt en moi un amateur paisible de la vérité, qu’un auteur qui cherche à se défendre.