Mikhaïl Bakounine, né en 1814 à Priamoukhino et mort en 1876 à Berne, est un révolutionnaire et philosophe anarchiste, dont la pensée, profonde et fragmentaire à la fois, reste à ce jour le fondement de la philosophie anarchiste.
L’anarchisme révolutionnaire : Bakounine et Kropotkine
Bakounine tient une place à part dans l’imaginaire des Editions de Londres. La première fois que nous en avons entendu parler, ce fut il y a bien longtemps, peut être au cours de la lecture de La condition humaine, et certainement au cours de la lecture de L’espoir. C’est d’ailleurs par la suite avec Chomsky et son traitement de l’expérience anarchiste en Espagne, puis la lecture d’Hommage à la Catalogne de George Orwell que Les Editions de Londres se sont lancées et ont dévoré Dieu et l’Etat de Bakounine.
A l’époque, avec la découverte des anarchistes à travers Malraux, je compris qu’il existait des hommes qui s’intéressaient à la condition humaine avec empathie, sans être des communistes que j’assimilai aux chars qui rentrent à Prague, ni des socialistes à la française, qui représentaient la gauche caviar dans toute sa splendeur, c’est-à-dire les aspirations soixante-huitardes passées à la moulinette du temps, qui nous donnent des ventres bedonnants et des parkings souterrains pour grosses berlines avec code d’entrée pour qu’on ne la raye pas.
Si Kropotkine (dont nous avons publié de nombreux textes) est un écrivain et un idéaliste plus qu’un homme d’action (quoique tout ceci est relatif, puisque l’on peut tout de même considérer Kropotkine comme faisant partie des hommes d’action, mais moins que Bakounine…), Bakounine est un homme d’action plus qu’un écrivain. Il s’est voulu organisateur de l’action révolutionnaire, et renverseur de régimes. Bakounine, ce serait un peu un Lénine qui n’aurait pas réussi. Nul doute que s’ils avaient été contemporains, les deux hommes se seraient opposés, et Lénine ou l’un de ses complices aurait peut être fait assassiner Bakounine comme Staline se débarrassa de Trotsky. Bakounine se serait opposé à Lénine comme il s’opposa à Marx et à tous les communistes. Bakounine imagina le socialisme libertaire. Et le socialisme libertaire, n’en déplaisent aux prêcheurs de l’establishment, cela n’a rien à voir avec les mouvements de gauche établis, et encore moins à voir avec les mouvements de gauche soi-disant révolutionnaires en France, lesquels ont été plus ou moins récupérés par la gauche bien-pensante.
Le point de départ et d’arrivée de la pensée de Bakounine, c’est la révolte. En cela, il appartient à la même famille de pensée que Kropotkine, dont on sait que l’URSS des débuts essaya de récupérer l’élan révolutionnaire. Bakounine et Kropotkine connurent beaucoup d’expériences assez similaires : proscrits, ils voyagèrent beaucoup, et comme tous les proscrits européens ils passèrent par la case « Londres ». Ils connurent aussi la prison ; plus de dix ans pour Bakounine, des séjours réguliers dans les prisons françaises et russes pour Kropotkine. Enfin, tous les deux sont issus de l’aristocratie russe, petite noblesse pour le père de Bakounine, aristocratie par sa mère, et haute aristocratie pour Kropotkine. Ce qui explique d’autres similitudes : tous deux maîtrisent le français encore mieux que le russe, tous deux commencent leur vie d’adulte par une carrière militaire, tous deux en supportent difficilement les excès d’autorité.
Là où ils se distinguent, c’est dans leur analyse et leurs solutions. Si Kropotkine démonte inlassablement les mécanismes de domination et de perpétuation du pouvoir qui caractérisent la vraie histoire des sociétés, Bakounine s’en prend systématiquement à l’Etat, et à son pendant spirituel, l’Eglise. L’Etat, qu’il accuse de tous les maux, et qui le met en conflit permanent avec Marx et les communistes. Cette différence d’emphase plus que d’opinion selon nous explique que les idées de Kropotkine tombent dans la catégorie de l’anarcho-communisme, tandis que Bakounine est beaucoup plus souvent associé au socialisme libertaire. Franchement, aux Editions de Londres, nous pensons que le débat est intéressant mais existe aussi un peu pour le simple fait d’exister. Les deux auteurs se complètent, sont incontournables et représentent les deux pierres angulaires de la philosophie anarchiste.
La vie de Bakounine
Il naît à Pramoukhino, rejoint l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg, abandonne la carrière militaire à dix-huit ans, refuse d’entrer dans l’administration. Il s’inscrit à l’Université de Moscou, puis part pour l’Allemagne en 1840, s’inscrit à l’Université de Berlin, fréquente les Hégéliens. Comme Marx, la pensée d’Hegel influencera ses idées révolutionnaires. Il part ensuite pour Dresde où il découvre la pensée des philosophes révolutionnaires et anarchistes français, Cabet, Louis Blanc, Fourier, Proudhon. Il publie un premier pamphlet, « La réaction en Allemagne », et inquiet de la police secrète tsariste, il part en Suisse, puis à Bruxelles, puis à Paris. Il y rencontre Marx et Engels, Proudhon, Georges Sand, Victor Hugo. Le Tsar publie une oukaze qui le déchoit de sa citoyenneté russe, de ses titres de noblesse, et le dépossède de ses biens. Il est condamné in absentia à la déportation en Sibérie. Il soutient le combat d’émancipation des Polonais, et encourage leur soulèvement contre la domination russe, ainsi que le soulèvement de tous les Russes contre l’oppression.
La révolution de février 1848 et le printemps des peuples lui donnent l’opportunité d’accélérer son action. En 1848 le journal de Marx publie un article qui accuse Bakounine d’être un agent du Tsar. Il part pour Prague où il participe à une insurrection contre les Autrichiens. Il rédige un « Appel aux slaves », explique que l’émancipation sociale est liée à l’émancipation politique des peuples opprimés. Puis en 1849 il est à Dresde, coordonne une nouvelle insurrection, mais il est livré aux Prussiens et condamné à mort en 1851. Livré aux Russes, il est enfermé dans la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, où le Tsar Nicolas Ier lui demande d’écrire une confession. Il s’exécute. Il est transféré à la forteresse de Schlusselbourg, puis il est déporté en Sibérie. Il est assigné à résidence à Tomsk, puis à Irkoutsk.
En 1861, après dix ans de prison ; il s’évade, prend le bateau pour le Japon à partir d’un port de Sibérie Orientale, puis s’embarque pour San Francisco, traverse le Pacifique, puis les Etats-Unis, au moment même où éclate la guerre de Sécession, arrive à New York où lui et sa femme s’embarquent pour Londres. Il espère participer à une nouvelle insurrection polonaise, mais finalement s’embarque pour la Suède, à partir de laquelle il va gagner la Finlande, d’où il veut lancer une insurrection à la Garibaldi sur la côte Baltique russe. L’expédition échoue. Converti définitivement aux idées anarchistes, Bakounine crée la fraternité internationale, sorte de société secrète.
En 1864, Bakounine fonde la Première Internationale (Association Internationale des Travailleurs). Il participe au congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté à Genève, où il rencontre Victor Hugo, Louis Blanc, John Stuart Mill, Garibaldi…Ses idées prennent de l’importance auprès des ouvriers jurassiens, formation importante de la Ière Internationale.
En 1870, il organise un soulèvement populaire à Lyon. Il échoue. Bakounine commence la rédaction de « L’empire knouto-germanique et la révolution sociale », dont sera tiré « Dieu et l’Etat ». En 1871, c’est la Commune de Paris, qui appelle à la création d’une fédération de villes libres et affranchies de l’Etat. Bakounine applaudit des deux mains. Marx et Engels en revanche ne voient pas d’un mauvais œil la victoire de Bismarck : la centralisation de l’Etat allemand est un préalable nécessaire à la prise du pouvoir par le mouvement ouvrier. En 1872, Marx parvient à le faire exclure de la Ière Internationale. C’est le début de l’opposition irréconciliable entre socialisme autoritaire et socialisme libertaire, qui pèsera sur le mouvement ouvrier jusqu’à nos jours, et dont l’un des épisodes les plus célèbres sera l’élimination du parti anarchiste par les sbires du parti communiste en Catalogne pendant la guerre d’Espagne.
En 1874, il participe aux préparatifs d’une insurrection à Bologne. Il meurt à Berne en 1876.
© 2011- Les Editions de Londres
Trois éléments ou, si vous voulez, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu’individuel dans l’histoire :
1° l’animalité humaine ;
2° la pensée ;
et 3° la révolte.
À la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde ; la science ; à la troisième, la liberté.
Les idéalistes de toutes les Écoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes - sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l’idéal, comme on sait -, s’offensent beaucoup lorsqu’on leur dit que l’homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n’est, aussi bien que toutes les autres choses qui existent dans le monde, rien que matière, rien qu’un produit de cette vile matière.
Nous pourrions leur répondre que la matière dont parlent les matérialistes, matière spontanément. éternellement mobile, active, productive, matière chimiquement ou organiquement déterminée, et manifestée par les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes qui lui sont foncièrement inhérentes, que cette matière n’a rien de commun avec la vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse abstraction, est effectivement un être stupide, inanimé, immobile, incapable de produire la moindre des choses, un caput mortuum, une vilaine imagination opposée à cette belle imagination qu’ils appellent Dieu, l’Être suprême vis-à-vis duquel la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême Néant. Ils ont enlevé à la matière l’intelligence, la vie, toutes les qualités déterminantes, les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans lequel la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien que l’impénétrabilité et l’immobilité absolue dans l’espace ; ils ont attribué toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles, à l’Être imaginaire créé par leur fantaisie abstractive ; puis, intervertissant les rôles, ils ont appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le Néant : "l’Être suprême" ; et, par une conséquence nécessaire, ils ont déclaré que l’Être réel, la matière, le monde, était le Néant. Après quoi ils viennent nous déclarer gravement que cette matière est incapable de rien produire, ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle a dû être créée par leur Dieu.
Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois que la question se pose ainsi, l’hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort, et seuls les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées, oui, l’idéal, comme l’a dit Proudhon, n’est qu’une fleur dont les conditions matérielles d’existence constituent la racine. Oui, toute l’histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l’humanité est un reflet de son histoire économique.
Toutes les branches de la science moderne, consciencieuse et sérieuse, convergent à proclamer cette mande, cette fondamentale et cette décisive vérité : oui, le monde social, le monde proprement humain, l’humanité en un mot, n’est autre chose que le développement dernier et suprême - suprême pour nous au moins et relativement à notre planète -, la manifestation la plus haute de l’animalité.
Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l’humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes ; et c’est précisément cette négation aussi rationnelle que naturelle, et qui n’est rationnelle que parce qu’elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde - c’est elle qui constitue et qui crée l’idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées.
Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et nos Èves, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées, à un degré infiniment plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter.
Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l’histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance négative dans le développement positif de l’animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.
La Bible, qui est un livre très intéressant et parfois très profond, lorsqu’on le considère comme l’une des plus anciennes manifestations, parvenues jusqu’à nous, de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d’une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, et il n’avait posé à cette complète jouissance qu’une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits de l’arbre de la science. Il voulait donc que l’homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l’éternel révolté, le premier libre penseur et l’émancipateur des mondes. Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiale ; il l’émancipe et imprime sur son front le sceau de la liberté et de l’humanité en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.
On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, qui constitue une de ses divines facultés, aurait dû pourtant l’avertir de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit Satan, l’homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire lui-même dans sa création propre, comme font les enfants lorsqu’ils se mettent en colère ; et, non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parce que c’est monstrueusement inique et absurde ! Puis, se rappelant qu’il n’était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d’amour, après avoir tourmenté l’existence de quelques milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut pitié du reste, et, pour le sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde, comme une victime expiatoire, son fils unique, afin qu’il fût tué par les hommes. Cela s’appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Et encore si le divin Sauveur avait sauvé le monde humain ! Mais non ; dans le Paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c’est formellement annoncé, il n’y aura que fort peu d’élus.
Le reste, l’immense majorité des générations présentes et à venir, grillera éternellement dans l’Enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume 1er, des Ferdinand d’Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.
Tels sont les contes absurdes qu’on raconte et telles sont les doctrines monstrueuses qu’on enseigne, en plein XIXème siècle, dans toutes les écoles populaires de l’Europe, sur l’ordre exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser les peuples ! N’est-il pas évident que tous ces gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires ?
Je me suis laissé entraîner loin de mon sujet par la colère qui s’empare de moi toutes les fois que je pense aux ignobles et criminels moyens qu’on emploie pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux les tondre, sans doute. Que sont les crimes de tous les Troppmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s’appeler les tuteurs et les pères des peuples ? Je reviens au mythe du péché originel.
Dieu donna raison à Satan et reconnut que Satan n’avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l’acte de désobéissance qu’il les avait induits à commettre : car aussitôt qu’ils eurent mangé du fruit défendu Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de Nous, il sait le bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu’il ne devienne pas immortel comme Nous. »
Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens. Le sens en est très clair. L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué comme homme : il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée.
Le système des idéalistes nous présente tout à fait le contraire. C’est le renversement absolu de toutes les expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute entente humaine et qui, en s’élevant de cette vérité si simple et si unanimement reconnue, que deux fois deux font quatre jusqu’aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n’admettant d’ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l’expérience ou par l’observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines.
On conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de l’intelligence historiquement progressive, tant individuelle que sociale, de l’homme, dans ce monde. C’est un mouvement tout à fait naturel du simple au composé, de bas en haut ou de l’inférieur au supérieur ; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux propres lois de notre esprit qui, ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu’à l’aide de ces mêmes expériences, n’en est pour ainsi dire rien que la reproduction mentale, cérébrale, ou le résumé réfléchi.
Au lieu de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l’inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu d’accompagner sagement, rationnellement, le mouvement progressif et réel du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et puis spécialement humain ; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant, les penseurs idéalistes, obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin qu’ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l’inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de la pensée à l’Être, ou plutôt de l’Être suprême dans le Néant. Quand, comment et pourquoi l’Etre divin, éternel, infini, le Parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s’est-il décidé à ce salto mortale désespéré, voilà ce qu’aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète, n’a jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère. De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des Messies y ont cherché la vie, et n’y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphinx antique, il les a dévorés, parce qu’ils n’ont pas su l’expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclite et Platon jusqu’à Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indiens, ont écrit des tas de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qu’il l’avait été avant eux.
Mais, puisque les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, l’un après l’autre pendant trente siècles au moins, ayant entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n’ont abouti qu’à rendre ce mystère plus incompréhensible encore, pouvons-nous espérer qu’il nous sera dévoilé, aujourd’hui, par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d’une métaphysique artificiellement réchauffée, et cela à une époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d’une transaction, historiquement explicable sans doute, entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique ?
Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde, parce que l’absurde seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et, retournant s’il le peut à la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec Tertullien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie : « Je crois en ce qui est absurde. » Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi.
Mais alors s’élève aussitôt une autre question : Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?
Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales, beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant, et maintenu dans cette ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements, qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l’une des conditions les plus essentielles de leur propre puissance. Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et en bloc les traditions religieuses qui, l’enveloppant dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa vie, et artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toute espèce, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.
Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c’est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l’organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l’Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d’une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si l’on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l’âme singulièrement étroite et l’instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin d’en sortir ; mais pour cela il n’a que trois moyens, dont deux fantastiques, et le troisième réel.
Les deux premiers, c’est le cabaret et l’église, la débauche du corps ou la débauche de l’esprit ; le troisième, c’est la révolution sociale. D’où je conclus que cette dernière seule, beaucoup plus, au moins, que toutes les propagandes théoriques des libres penseurs, sera capable de détruire jusqu’aux dernières traces des croyances religieuses et des habitudes débauchées dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées qu’on ne le pense ; et que, en substituant aux jouissances à la fois illusoires et brutales de ce dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que réelles de l’humanité pleinement accomplie dans chacun et dans tous, la révolution sociale seule aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.
Jusque-là le peuple, pris en masse, croira, et, s’il n’a pas raison de croire, il en aura au moins le droit. Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité. Prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopoleurs capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire :
« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. »
Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C’est la soupape de sûreté. Il existe enfin une catégorie assez nombreuse d’âmes honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n’ont pas le courage, ni la force, ni la résolution nécessaires pour les repousser en gros. Elles abandonnent à votre critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec désespoir à l’absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l’existence de Dieu. Leur Dieu n’est point l’Être vigoureux et puissant, le Dieu brutalement positif de la théologie. C’est un Être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire que, quand on croit le saisir, il se transforme en Néant : c’est un mirage, un feu follet qui ne réchauffe ni n’éclaire. Et pourtant ils y tiennent, et ils croient que s’il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n’appartenant ni au présent ni à l’avenir, de pâles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Ils ne se sentent la force ni de penser jusqu’à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre et ils perdent leur temps et leur peine en s’efforçant toujours de concilier l’inconciliable. Dans la vie publique, ils s’appellent les socialistes bourgeois.
Aucune discussion avec eux, ni contre eux, n’est possible. Ils sont trop malades.
Mais il est un petit nombre d’hommes illustres, dont aucun n’osera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni la santé vigoureuse, ni la force d’esprit, ni la bonne foi. Qu’il me suffise de citer les noms de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de John Stuart Mill. Âmes généreuses et fortes, grands cœurs, grands esprits, grands écrivains, et, le premier, restaurateur héroïque et révolutionnaire d’une grande nation, ils sont tous les apôtres de l’idéalisme et les contempteurs, les adversaires passionnés du matérialisme, et par conséquent aussi du socialisme, en philosophie aussi bien qu’en politique. C’est donc contre eux qu’il faut discuter cette question.
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FIN DE L’EXTRAIT
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