Le Livre trois des « Essais » de Montaigne fait suite au Livre Deux et au Livre Un, déjà publiés aux Editions de Londres. Comme pour le Livre Un et le Livre Deux, nous proposons une version inédite, édition bilingue ou comparée, avec une traduction originale en français moderne, réalisée par Les Editions de Londres, et l’édition de Bordeaux, en moyen français. Le livre trois des « Essais » marque une nouvelle évolution par rapport aux précédents livres. C’est tout simple, Montaigne vieillit. Ses chapitres, comme il le dit lui-même, sont beaucoup plus longs, la plongée dans son intimité plus profonde, certaines de ses réflexions plus crues. On réalise difficilement de nos jours l’originalité de la démarche de Montaigne. Mais avant tout, le Livre trois des « Essais » est une fin, une dernière étape avant la mort.
Afin d’aider le lecteur, nous avons repris ci-dessous certaines des explications tirées de la préface du Livre un.
La version inédite des Editions de Londres
Ce tome un comprend le livre Trois de l’édition classique des « Essais » de Montaigne, l’édition dite de Bordeaux et comprenant la version originale des « Essais » avec les corrections et les ajouts faits par Montaigne pour les différentes éditions parues entre 1580 et 1595.
Il comprend aussi une version en français moderne, établie par Les Editions de Londres, pour permettre une lecture plus fluide des « Essais ». En effet, quand nous nous sommes penchés sur les « Essais », nous avons aussitôt fait cette constatation : les « Essais », on ne les lit plus. Et considérant qu’il s’agit d’un des textes fondateurs de la culture française, de la culture européenne, et probablement le point de départ de l’Humanisme français, nous nous sommes demandés pourquoi : la lecture en français du Seizième siècle est juste trop pénible pour le lecteur d’aujourd’hui. Alors, nous avons fait l’inventaire des éditions existantes, et constaté qu’aucune ne nous semblait satisfaisante : ou elles étaient fort compréhensibles, mais s’écartait du rythme de la phrase de Montaigne, ou alors, elles n’étaient pas vraiment compréhensibles. De plus, nous tenons à l’édition de Bordeaux, et considérons que c’est celle-ci qu’il fallait travailler.
Dans cette version, l’édition de Bordeaux, nous avons systématiquement modernisé l’orthographe, mais nous avons aussi traduit les mots anciens, incompréhensibles pour le lecteur moderne, nous avons restructuré les phrases dans la syntaxe d’aujourd’hui, tout en cherchant à garder le style et la phrase de Montaigne.
De plus, notre édition permet la comparaison de la version moderne avec la version classique en passant de l’une à l’autre par notre navigation par paragraphe, c'est-à-dire en utilisant les balises se trouvant entre les paragraphes. En cliquant sur le « B », on retrouve la version de Bordeaux au même paragraphe que sur la version en français moderne, et en cliquant sur le « M », on revient à la version moderne.
Nous espérons que cette version inédite en français moderne vous plaira. La modernisation du français du Seizième siècle de Montaigne est un travail délicat, voire d’équilibriste, visant à conserver le style de Montaigne tout en rendant le texte le plus compréhensible possible. Après lecture n’hésitez pas à faire vos commentaires sur le blog des Editions de Londres.
Dans les « Essais », Montaigne développe ses idées personnelles sur l’art de vivre. Il se défend d’écrire un livre de philosophie mais propose, tel qu’il l’indique dans son avis au lecteur, d’offrir son propre exemple et ses propres sentiments. Ce n’est pas un livre de théorie, mais un exposé pratique de sa philosophie émaillé d’anecdotes et d’exemples très souvent tirés de l’histoire grecque et romaine.
La composition des Essais
Beaucoup de gens l’ignorent, mais il existe de nombreuses éditions du texte. Si Montaigne nous livre son être, son monde, sa vie, sa pensée, autant suivre le fil de sa pensée au rythme de celui de ses éditions. En effet, les « Essais » est un vrai palimpseste de la vie de Montaigne. Il y a donc quatre éditions, 1580, 1582, 1587, 1588. Il en préparait une cinquième mais il ne put la terminer. Il est aussi important de noter que Montaigne corrigeait finalement assez peu. En revanche, il ajoutait beaucoup.
On considère donc trois étapes du texte.
Première étape : en 1580, publication de la première édition en deux livres.
Deuxième étape : en 1588, publication des « Essais » incluant un troisième livre et près de six cents additions.
Troisième étape : à partir de 1589, Montaigne continue à ajouter et à griffonner sur la version parisienne de 1588. C’est cette version, le dernier état du texte, qui sera publiée en 1595, mais dont les annotations furent corrigées. C’est en 1906 que fut republié le texte exact, conservé à la Bibliothèque de Bordeaux, et dit édition de Bordeaux.
Un siècle ni calme ni languissant…
Il faut se méfier de la façon dont nous vivons, bien sûr. Mais il faut aussi se méfier de la façon dont nous vivons les évènements, et dont nous lisons l’histoire présente. Mais il faut encore bien plus se méfier de la façon dont nous lisons l’histoire passée. Car si la façon dont nous comprenons l’histoire immédiate est sujette à caution, l’acceptation muette ou aveugle de l’histoire passée est un des grands problèmes de l’histoire humaine. Probablement l’un des plus sous-estimés. En effet, si nous sommes doués de la mémoire, nous ne l’utilisons pas toujours à bon escient. Et surtout nous acceptons comme factuelles les lectures imposées par les Universitaires et l’enseignement en général, et reprises par les médias. Ainsi, le Seizième siècle c’est celui de la Renaissance. Dans l’esprit contemporain, la Renaissance, et par extension, le Seizième siècle, sont associés avec la peinture italienne, Léonard de Vinci au château d’Ambroise, le règne de François Ier, la victoire de Marignan, les châteaux de la Loire, mais surtout toutes les associations italiennes, peinture, architecture etc. voire même les grandes découvertes. Tout cela est juste. Mais occulte tout le reste. Comme les côtés moins reluisants du règne de François Ier : Villers-Cotterêts, l’interdiction, vite levée, de l’imprimerie, mais surtout, ce qui manque dans cette vision idyllique, printanière de la Renaissance (vision idyllique, car probablement le fruit de l’aversion moderne pour le Moyen-Âge, trop sombre, intolérant, dangereux et obscurantiste, énorme tissu de fadaises naturellement, comme tous les autres mensonges qui participent à la création de la pensée commune…), ce qui manque donc, c’est l’intolérance religieuse, et les guerres civiles.
C’est l’aspect occulté du Seizième siècle. C’est aussi le cadre indispensable pour comprendre les « Essais ». Nous pensons que l’une des raisons qui poussent Montaigne à élaborer, étape par étape, son projet, et probablement ce qui l’encourage à chercher en lui la solution aux problèmes du monde, c’est le climat de guerre civile en France. Or, voilà bien une terminologie qui n’est malheureusement pas suffisamment usitée. C’est dommage, parce qu’elle est juste. Trente ans d’une guerre civile effroyable, s’articulant autour des conflits religieux. Ainsi, le vrai Seizième siècle n’est pas celui des châteaux de la Loire, de la Pléiade, des artistes italiens, de la création de l’humanisme, c’est celui de la guerre civile en France. Ou plutôt, l’effervescence artistique est peut être la réponse naturelle des ressources créatives à cette situation insupportable qu’est le climat d’intolérance religieuse. Nulle part est-ce visible comme dans les « Essais ». Et c’est une obsession chez Montaigne, un fil conducteur de sa pensée. Face aux dysfonctionnements de la société prise dans son ensemble, il n’y a d’autre issue que la recherche introspective, et ceci c’est peut être le début de l’humanisme moderne. Ainsi, « La vraie liberté c’est de pouvoir toute chose sur soi. », d’où les multiples références à Socrate dans le livre trois. Mais ce qui suit explique notre propos : « En un temps ordinaire et tranquille, on se prépare à des accidents modérés et communs, mais en cette confusion où nous sommes depuis trente ans, tout Français, soit individuellement soit collectivement, se voit à chaque heure sur le point du retournement entier de son destin. Il faut maintenir d’autant son courage rempli de provisions fortes et plus vigoureuses. Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle ni calme, ni languissant, ni oisif, de telle sorte que s’il n’a pas été fameux pour autre chose, il le deviendra par son malheur. »
La vieillesse et la mort
Le livre trois est par bien des aspects une rupture. Montaigne veut s’y peindre à nu. La vieillesse le pousse à devenir de plus en plus solitaire : « La décrépitude est solitaire. Je suis sociable jusqu’à l’excès. Aussi me semble t-il raisonnable que maintenant, je soustraie à la vue du monde mon importunité, que je la garde pour moi seul, que je me replie et me recueille dans ma carapace, comme les tortues. » . Et de faire ces réflexions sur la mort : « La défaillance d’une vie est le passage à mille autres vies. La nature a donné aux bêtes le soin d’elles-mêmes et de leur conservation. Elles peuvent craindre d’avoir mal, de recevoir des coups ou d’être blessées, quand nous les enchaînons et les battons, accidents que connaissent leurs sens et leur expérience. Mais que nous le tuions, elles ne peuvent pas le craindre, elles n’ont pas d’imaginer et de décider ce qu’est la mort. Et l’on dit encore qu’on les voit non seulement la supporter gaiement (la plupart des chevaux hennissent en mourant, les cygnes chantent), mais de plus la rechercher au besoin, comme le montrent plusieurs exemples au sujet des éléphants. ». Au final, la vieillesse n’est pas si mauvaise puisqu’elle rend la mort plus douce : mais celle (la mort) qui nous prend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus légère et certainement délicieuse. ». Montaigne conclue ainsi : « La mort se mêle et se confond à toute notre vie, le déclin occupe son moment et se mêle au cours de notre évolution même. J’ai des portraits de moi à vingt-cinq et trente-cinq ans, je les compare avec celui d’aujourd’hui, ô combien ce n’est plus moi ! »
Le projet prend sa forme définitive
Le livre trois est une rupture. Par moments, soyons clairs, le livre trois prend des allures de testament. Ainsi :« J’écris mon livre pour peu d’hommes et pour peu d’années… ». Outre la revue de ses qualités et de ses défauts, son traitement de sujets qui jusqu’ici n’avaient pas leur place dans la littérature (une grande part est consacrée, au sexe et aux relations sexuelles), c’est la répétition du nom de Socrate qui est le meilleur indicateur de l’évolution de Montaigne : vers de plus en plus de sagesse et de recul par rapport aux temps et aux hommes. On y verrait presque une tranquillité orientale.
Les lois
Mais on y voit aussi une saine obsession de la liberté, ce qui fait de Montaigne un vrai humaniste. Si la France de notre époque souffre de ce carcan administratif de lois et de règlements qui paralyse l’initiative et fait parfois de la liberté individuelle une moquerie, on ne pourra pas dire que le phénomène est récent, ni qu’il appartienne à une tradition politique plus qu’à une autre. La folie des Lois n’est que le reflet de l’acceptation de la domination du grand nombre par la petite minorité, qu’elle soit héréditaire (Ancien Régime), ploutocratique (Dix Neuvième siècle), ou soi-disant méritocratique (Vingtième siècle) ou encore une combinaison des trois comme à notre époque. Et si cette emprise historique de l’Etat sur l’ensemble des régions, des communes et des citoyens est aussi ancienne que la constitution de l’Etat comme garant de l’unité nationale depuis probablement Louis XI, François Ier y joue aussi un rôle non négligeable. Il n’y a pas de ligne de fracture, car l’histoire ne fonctionne pas comme ça. Mais si on regarde l’histoire de la France au travers de son histoire littéraire, nous voyons bien le passage en force de l’Etat correspondre à celui de la Renaissance, donc du Seizième siècle de Montaigne. Voici ce qu’il en dit : « …nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait pour réglementer tous les mondes d’Epicure. », puis il renchérit avec cette citation de Tacite : « On souffre autant des lois, qu’on souffrait autrefois des crimes. ». Et il ajoute : « La nature nous donne toujours des lois plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. Témoin la peinture de l’âge d’or que font les poètes, et l’état où nous voyons vivre les nations qui n’ont que les lois de la nature. Il y en a qui, comme juge, emploient pour trancher leurs causes le premier passant qui voyage le long de leurs montagnes. Et d’autres élisent, le jour du marché, l’un d’entre eux qui sur-le-champ décide de tous les procès. Quel danger y aurait-il à ce que les plus sages de chez nous règlent ainsi nos procès, selon les circonstances et à vue, sans obligation de créer des précédents et d’en tirer les conséquences ? » Et de conclure : « Nos lois françaises prêtent certainement la main, par leur dérèglement et leur difformité, au désordre et à la corruption qui se voit en leur distribution et leur exécution. ». Nous avons bien noté.
Connais-toi toi-même
Obsédé par la vieillesse et la mort tout au cours de l’écriture du livre trois, Montaigne s’y réfère beaucoup plus à Socrate. Fini Montaigne le stoïcien ou Montaigne le sceptique, nous assistons à la création d’une philosophie originale dont les dernières touches sont inspirées par un retour à Socrate. Au bout de la route que Montaigne a tracée, il y a la volonté de se connaître et d’être maître de ses actions. Au terme de la crise sociale et de la guerre civile qui agite la France jusqu’aux campagnes avoisinantes, il y a la recherche d’un universalisme salvateur qui commence par le repli sur soi et la recherche en soi d’un Humanisme. « L’avertissement à chacun de se connaître doit être un précepte important, puisque ce dieu de science et de lumière le fit planter au front de son temple, comme résumant tout ce qu’il avait à nous conseiller. ». Ce qui lui fait dire : « Cette longue attention que j’emploie à m’examiner m’apprend à juger de la même façon les autres, et il y a peu de choses dont je ne parle plus heureusement et de manière légitime. ». Mais au final, Montaigne nous dit : « C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions, pour ne pas comprendre l’usage des nôtres, et nous sortons hors de nous, pour ne pas savoir ce qu’il s’y fait. Aussi avons-nous beau monter sur des échasses, mais sur des échasses il faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde aussi nous ne sommes assis que sur notre cul. » C’en en nous connaissant nous-mêmes que notre liberté nous est rendue. D’ailleurs, l’ultime liberté ne peut nous être rendue que par nous-mêmes. Montaigne n’est pas qu’un libre-esprit. Il libère les esprits.
© 2013- Les Editions de Londres