Les « Essais » de Montaigne est une des œuvres majeures de la culture occidentale. C’est un livre unique, écrit, corrigé, réécrit pendant plus de dix ans, mais qui reflète une vie, traversée par les remous constants d’une époque mouvementée, c’est un livre qui traite de tout, vise à offrir une opinion raisonnable et critique sur tous les sujets essentiels de l’existence : l’éducation, la vertu, la gloire, le courage, la coutume, la religion, la mort, l’amitié, et même des considérations sur la guerre, la stratégie militaire, les relations physiques, et intègre aussi les Sonnets de La Boétie. Les « Essais » peut être vu de deux façons : retour à une vision stoïcienne de la vie dans la droite tradition de philosophes comme Sénèque, ou tentative étonnamment moderne d’appréhender la Condition humaine.
La version inédite des Editions de Londres
Ce tome un comprend le livre Un de l’édition classique des « Essais » de Montaigne, l’édition dite de Bordeaux et comprenant la version originale des « Essais » de 1580 avec les corrections et les ajouts faits par Montaigne pour les différentes éditions parues entre 1580 et 1595.
Il comprend aussi une version en français moderne, établie par Les Editions de Londres, pour permettre une lecture plus fluide des « Essais ». En effet, quand nous nous sommes penchés sur les « Essais », nous avons aussitôt fait cette constatation : les « Essais », on ne les lit plus. Et considérant qu’il s’agit d’un des textes fondateurs de la culture française, de la culture européenne, et probablement le point de départ de l’Humanisme français, nous nous sommes demandés pourquoi : la lecture en français du Seizième siècle est juste trop pénible pour le lecteur d’aujourd’hui. Alors, nous avons fait l’inventaire des éditions existantes, et constaté qu’aucune ne nous semblait satisfaisante : ou elles étaient fort compréhensibles, mais s’écartait du rythme de la phrase de Montaigne, ou alors, elles n’étaient pas vraiment compréhensibles. De plus, nous tenons à l’édition de Bordeaux, et considérons que c’est celle-ci qu’il fallait travailler.
Dans cette version, l’édition de Bordeaux, nous avons systématiquement modernisé l’orthographe, mais nous avons aussi traduit les mots anciens, incompréhensibles pour le lecteur moderne, nous avons restructuré les phrases dans la syntaxe d’aujourd’hui, tout en cherchant à garder le style et la phrase de Montaigne.
De plus, notre édition permet la comparaison de la version moderne avec la version classique en passant de l’une à l’autre par notre navigation par paragraphe, c'est-à-dire en utilisant les balises se trouvant entre les paragraphes. En cliquant sur le « B », on retrouve la version de Bordeaux au même paragraphe que sur la version en français moderne, et en cliquant sur le « M », on revient à la version moderne.
Nous espérons que cette version inédite en français moderne vous plaira. La modernisation du français du Seizième siècle de Montaigne est un travail délicat, voire d’équilibriste, visant à conserver le style de Montaigne tout en rendant le texte le plus compréhensible possible. Après lecture n’hésitez pas à faire vos commentaires sur le blog des Editions de Londres.
Dans les « Essais », Montaigne développe ses idées personnelles sur l’art de vivre. Il se défend d’écrire un livre de philosophie mais propose, tel qu’il l’indique dans son avis au lecteur, d’offrir son propre exemple et ses propres sentiments. Ce n’est pas un livre de théorie, mais un exposé pratique de sa philosophie émaillé d’anecdotes et d’exemples très souvent tirés de l’histoire grecque et romaine.
La composition des Essais
Beaucoup de gens l’ignorent, mais il existe de nombreuses éditions du texte. C’est pourtant très important. Si Montaigne nous livre son être, son monde, sa vie, sa pensée, autant suivre le fil de sa pensée au rythme de celui de ses éditions. En effet, les « Essais » est un vrai palimpseste de la vie de Montaigne. Il y a donc quatre éditions, 1580, 1582, 1587, 1588. Il en préparait une cinquième mais il ne put la terminer. Il est aussi important de noter que Montaigne corrigeait finalement assez peu. En revanche, il ajoutait beaucoup.
On considère donc trois étapes du texte.
Première étape : en 1580, publication de la première édition en deux livres.
Deuxième étape : en 1588, publication des « Essais » incluant un troisième livre et près de six cents additions.
Troisième étape : à partir de 1589, Montaigne continue à ajouter et à griffonner sur la version parisienne de 1588. C’est cette version, le dernier état du texte, qui sera publiée en 1595, mais dont les annotations furent corrigées. C’est en 1906 que fut republié le texte exact, conservé à la Bibliothèque de Bordeaux, et dit édition de Bordeaux.
La langue des Essais
Depuis l’édit de Villers-Cotterêts en 1539, le français est la langue administrative, mais c’est une langue en pleine évolution. C’est en français que Montaigne choisit d’écrire. Citons-le : « J’écris mon livre pour peu d’hommes et pour peu d’années. Si cela avait été une matière destinée à durer, il aurait fallu la confier à une langue plus stable. D’après la variation continuelle qui a accompagné la nôtre jusqu’à l’heure actuelle, qui peut espérer que sa forme actuelle sera en usage dans cinquante ans d’ici ? Depuis que je vis elle a changé pour la moitié. ».
C’est pourtant simple, en accord avec son projet, avec ses convictions, Montaigne veut écrire avec la plus grande simplicité. Il veut écrire comme il parle. Il appartient donc à ces écrivains de la langue vivante et simple, comme Rabelais qu’il avait lu, Stendhal, Marcel Aymé, et non pas comme ces écrivains qui usent d’une langue empruntée, isolée du monde, pour faire revivre un monde, ou ceux qui écrivent en dehors du monde, afin d’inventer un monde, parfois avec bonheur, souvent sans.
Le projet initial et le livre évolutif
Les « Essais » commencent comme une volonté de confier ses réflexions et ses pensées sur le papier, encore une fois sur le modèle latin. Puis, suivant en cela l’exemple de Plutarque, à mesure qu’il écrit, et que la réflexion s’approfondit, que le projet s’affine, il y mêle plus de réflexions personnelles, et d’anecdotes, et c’est chapitre après chapitre, livre après livre que Montaigne se confie davantage, regardant ainsi son premier livre comme probablement pas assez vrai, honnête et transparent, ce qui le pousse ainsi à des ajouts, et de constantes annotations, qui veulent modérer, assouplir, mitiger ou même contredire la pensée initiale. Aussi, les sujets tendent à évoluer avec le temps, au fur et à mesure qu’il se libère des contraintes imposées par son époque sur ce qui est digne d’intérêt et ce qui ne l’est pas. Les considérations militaires et diplomatiques devaient certainement prendre une place plus importante dans le projet initial, mais elles passent après des réflexions plus personnelles sur la mort, la vie, l’amitié, qui l’emportent. Ainsi, ce qui semble au cours de la lecture du tome un comme un peu froid, pas assez personnel, va lentement se transformer en une véritable introspection, cette fois-ci, la transformation de l’homme auteur qui écrit avant tout par rapport à un système de référence, un homme qui se cherche, au sein d’une société qui se cherche aussi, en un auteur nouveau, précurseur ou pionner de l’Humanisme, qui dévoilera son être le plus profond, et en créant un lien puissant, profond, émouvant avec le lecteur, traversant ainsi les générations (une fois la barrière du langage surmontée par la traduction), il dépassera les limites apparemment racornies de la vie humaine ; en cherchant malgré lui à décrire et expliquer la condition humaine, il apportera une réponse, la sublimation de l’être le plus mystérieux, le plus profond, par le phénomène transformateur de l’écriture.
La Boétie
On connaît l’histoire de cette amitié. Montaigne rencontre La Boétie quand il est magistrat au Parlement de Bordeaux. La Boétie, de trois ans son aîné, est plus mûr, il a déjà écrit à l’âge de dix-huit ans le célèbre Discours sur la servitude volontaire, dont la genèse est probablement à chercher du côté des actions, assez méconnues, du « bon » roi François Ier. Outre la construction des châteaux de la Loire, l’édit de Villers-Côtterets qui impose le français comme langue administrative, et ainsi lance probablement le processus d’intégration forcée des provinces françaises et donc la mainmise de l’Etat sur l’âme de la population, outre l’interdiction de l’imprimerie en Janvier 1535, après l’avoir initialement encouragé, interdiction décrétée pour des motifs religieux, par crainte de l’avancée du Protestantisme, et sur laquelle il reviendra rapidement, François Ier augmentera les impôts considérablement, unifiera la gabelle, et c’est donc probablement à la suite d’une révolte antifiscale en Guyenne, durement réprimée, que La Boétie eut l’idée d’écrire le Discours de la servitude volontaire. Dans le tome un, la présence de La Boétie est récurrente. « Comme ce sien mot, que les habitants de l’Asie étaient l’esclave d’un seul homme, parce qu’ils ne savaient pas prononcer une seule syllabe, qui est Non, qui donna peut être la matière et l’occasion à La Boétie de sa Servitude volontaire ». Puis « C’est un discours auquel il donna comme nom « La Servitude Volontaire » ; mais ceux qui ne l’ont pas connu, l’ont depuis rebaptisé « Le Contre Un ». Il l’écrivit par manière d’essai, en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il courut longtemps dans les mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est généreux et plein de ce qui est possible….Mais il n’est demeuré de lui que ce discours, encore que par hasard…C’est tout ce que j’ai pu recouvrer de ses reliques, moi qu’il laissa, d’une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses œuvres que j’ai fait mettre en lumière. ». Puis il parle de leur première rencontre : « Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une Satire Latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre accord… ». Et il parle de leur amitié : « Nos âmes ont avancé si étroitement ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection se sont découvertes jusqu’au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi. ». Et écoutons-le quand il s’excuse de ne pas inclure le Contr’Un dans son tome un : « Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont mêlé à d’autres écrits de leur cru, je me suis refusé à le loger ici…Je n’ai nul doute qu’il crut ce qu’il écrivait, car il était assez consciencieux pour ne mentir pas même en se jouant. Et je sais davantage que, s’il eut à choisir, il eut mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat : et avec raison. Mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d’obéir et de se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des mouvements et nouveautés de son temps. Il eut bien plutôt employé sa capacité à les éteindre, qu’à leur fournir de quoi les émouvoir davantage. Il avait son esprit moulé au modèle d’autres siècles que celui-ci…. ». (La remarque sur Venise nous rappelle à quel point la Sérénissime était encore puissante au Seizième siècle, et à quel point c’est une idée nouvelle que d’imaginer la puissance liée à la taille d’une Nation, le prestige lié à la puissance). Un « esprit moulé au modèle d’autres siècles que celui-ci »…Quel bel hommage, et quelle preuve de l’opinion qu’avait Montaigne de son siècle.
Les Latins
On trouve mille trois cents citations latines dans les Essais. L’ouvrage est truffé de ces citations que nous sommes fiers d’inclure en français et non pas en latin dans la version moderne de notre édition, contrairement aux éditions traditionnelles qui les gardent en latin, créant ainsi une rupture dans le texte, qui nous semble évidemment inacceptable, puisque Montaigne, éduqué en Latin, vivait cette langue et ces auteurs comme une langue vivante, comme un ancrage. Alors, s’il s’inspire de Sénèque au début, s’il s’inspire aussi de Plutarque, nous avons répertorié de façon non scientifique, les auteurs qui apparaissent le plus souvent dans le tome un, et nous en faisons une petite description. Ces auteurs sont Horace, Catulle, Ovide, Virgile, Cicéron, Sénèque, Lucrèce, Suétone, Pétrarque, Plutarque, Lucain, César, Tite-Live, Tacite.
Horace : poète latin (-65 / -8), célèbre pour ses Satires.
Catulle : poète latin, (-87 / -54), célèbre pour ses vers néo-alexandrins.
Ovide : poète latin (-43 / 18), célèbre pour « L’art d’aimer » et « Les métamorphoses ».
Virgile : célèbre poète latin (-70 / -19), auteur de « L’Enéide » !
Cicéron : orateur, homme politique, intellectuel (-106 / -43), un des plus célèbres représentants de l’époque classique.
Sénèque : philosophe stoïcien (-4 / 65) et dramaturge, vécut à l’époque de Caligula et de Néron…
Lucrèce : poète et philosophe latin (-98 / -54), auteur de « De la nature ».
Suétone : érudit latin (69-122), célèbre pour sa « Vie des Douze Césars ».
Pétrarque : érudit et humaniste italien de la Renaissance (1304-1374).
Plutarque : historien latin d’origine grecque (46-125).
Lucain : poète latin (39-65), auteur de « La Pharsale ».
César : homme politique, homme d’Etat, général et écrivain romain (-101 / -44).
Tite-Live : historien romain (-59/ 17), auteur de « L’histoire de Rome ».
Tacite : historien et sénateur romain (58-120), auteur entre autres de « Histoires ».
Les grands moments du Livre un
Montaigne nous parle de philosophie, de la vertu, du courage, se préoccupe beaucoup de l’éducation des enfants, tant il se ressent encore de la dureté de la sienne, de l’amitié (qui est en fait un hommage à La Boétie), de la coutume, de la religion, et bien sûr de la mort.
Laissons-le un peu s’exprimer plutôt que de céder à cette érudite habitude de le paraphraser et de prétendre synthétiser mieux que lui sa propre pensée, dont il passa pourtant plus de dix ans à remanier l’expression écrite :
Sur l’éducation : son propos est critique, et franchement, il est toujours d’actualité, «Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vide. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain, et le portent au bec sans le tâter, pour en donner la becquée à leurs petits, ainsi nos précepteurs vont pilotant la science dans les livres, et ils ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour seulement la répandre et la mettre au vent. »
Il nous parle ensuite de son goût pour la lecture : « Le premier goût que j’eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d’Ovide. Car, environ à l’âge de sept ou huit ans, je me dérobais à tout plaisir pour les lire… Car, derrière, j’enfilai tout d’un train l’Enéide de Virgile et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies Italiennes… »
Le chapitre trente un, « Des cannibales », est l’un des plus célèbres. Le message de ce chapitre, souvent mal compris, ce n’est pas une certaine relativité du jugement quant à la coutume ou aux pratiques des autres, c’est bien au contraire le relativisme par rapport à nos coutumes, et l’horreur de ce qu’il vit pendant les guerres de la religion, notamment à l’époque de la Saint-Barthélémy qui inspire ce chapitre essentiel, l’un des meilleurs du tome un. Comme le dit Jean-Marie Apostolidès dans « Héroïsme et victimisation » : « Prenant appui sur la relation de Jean de Léry, il montre que le barbare, ce n’est pas l’Autre, l’anthropophage de la forêt amazonienne, mais qu’il est en nous et que nous ne savons pas le voir. ». Et Montaigne d’écrire : « Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage… », et il poursuit, révélant ainsi l’envers de son propos : Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. »
La mort : au début, l’idée est claire, et amplement discutée dans le chapitre vingt, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ». Il commence : « Le but de notre existence, c’est la mort, c’est ce qu’il faut garder en vue : si elle nous effraye, comment est-il possible d’aller un pas en avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire c’est de n’y pas penser. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Il lui faut marcher à reculons. ».
Et plus tard il écrit : « Il est incertain où la mort nous attend, attendons la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute soumission et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas un mal. ». Etonnant…
Et dans le chapitre cinquante sept « De l’âge », de réfléchir sur l’absurde façon dont la société, ne tenant pas suffisamment compte de la réalité de la mort, nous pousse à organiser nos vies : « Pour ce coup, je me plains des lois, non pas de quoi elles nous laissent trop tard à la besogne, mais de quoi elles nous y emploient trop tard. Il me semble que, considérant la faiblesse de notre vie, et à combien d’écueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n’en devrait pas laisser une si grande part à la naissance, à l’oisiveté, et à l’apprentissage. »
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