« Eureka ou essai sur l’univers matériel et spirituel » est un essai d’Edgar Allan Poe publié en 1848. Avec cet essai peu connu en France, et oublié aux Etats-Unis, Poe offre une des œuvres les plus originales de la littérature, un ouvrage de cosmogonie poético-romantico-scientifique, qui vise à expliquer le monde, la place de l’homme, et le rôle de Dieu, tout en offrant une nouvelle perspective sur la mort. Poe considérait « Eureka » comme un de ses ouvrages les plus importants. Ouvrage unique, évidemment fort controversé, haï et admiré dans les mêmes mesures, on découvre dans « Eureka » l’intuition de la théorie du Big Bang.
Eureka, la Bonne Nouvelle ?
« Eureka » est l’œuvre de Poe qui fait probablement l’objet des plus grandes critiques. Les « littéraires » regrettent ses égarements d’essayiste sur un sujet qu’ils sentent intuitivement qu’il ne maîtrise pas. Les « scientifiques » sourient de ses erreurs ou de ses grossières approximations scientifiques. Les Américains s’amusent de cet essai qui n’est ni littérature ni science, ni science-fiction ; les Français s’agacent de cette ode à la Création, et des nombreuses références à Dieu…
Tous ces gens « miss the point » comme on dit au pays de Poe. Pour nous, « Eureka » est une Bonne Nouvelle. « Eureka » est avant tout une géniale intuition, remarquablement bien écrite, et argumentée (quoique avec un style pseudo-scientifique, mais qui n’en est pas un). « Eureka » commence avec une conférence donnée en 1848, quelques jours après la mort de sa femme Virginia. « Eureka » n’est pas le travail d’un esprit malade, ni d’un illuminé, c’est la géniale intuition d’un homme confronté à la perte de l’être cher et à la perspective de la mort. Si « Eureka » n’est pas une réponse à l’angoisse de la mort, il y participe. De plus, « Eureka » est la continuation des théories esthétiques de Poe, déjà exposées avec la théorie de l’effet unique. En cela, il y a quelque chose de très grec, très platonicien même, dans certains des aspects théoriques de Poe ; fondamentalement, l’univers est esthétique, il existe une harmonie préexistante, que seuls nos dérèglements nous empêchent d’appréhender. Suite à sa première conférence sur le sujet, Poe écrit son essai, puis le fait publier chez Putnam. Pour la première édition, Poe aurait demandé selon les sources un million, ou cinquante mille copies, dont sept cent cinquante seront publiées, et cinq cents exemplaires vendus. Poe continuera à faire de nombreuses conférences sur « Eureka » dans les derniers mois de sa vie.
L’originalité de l’œuvre
L’œuvre est dédiée à Alexander Von Humboldt. L’idée principale, c’est que l’univers est l’œuvre de Dieu, qu’il existe une unicité primordiale, et que cet univers est en expansion mais qu’un jour il retrouvera son unité originelle. Ainsi, l’univers perceptuel est le produit d’une expansion à partir d’une unité originelle, mais il existe dans la matière la nostalgie d’un retour à cette unicité primordiale. Dans ces conditions, puisque la matière, les astres, les étoiles, ou les vies humaines sont faits de la même matière et sont mus par une intention originelle, la mort n’a plus le même sens dans ce monde dynamique, infini, et voué au retour à l’unité originelle que dans un monde stable, concentrique, individualisé, et où le salut dépend d’un hypothétique Au-delà.
Au début de l’ouvrage, Poe explique que l’idée d’infini est extrêmement difficile à appréhender. Afin de ne pas déformer la pensée de Poe, nous vous livrons des passages clé de son essai : « dans l’unité originelle de l’Être Premier est contenue la Cause Secondaire de tous les êtres, ainsi que le germe de leur inévitable destruction. » C’est déjà la réponse à l’angoisse de la mort puisque l’existence n’a de sens qu’avec la destruction éventuelle de cette existence. Par la suite Poe fait une référence directe au « Cosmos » d’Alexander Von Humboldt. Après avoir changé de registre, critique, ironie, disserté sur les noumènes et les phénomènes, c’est au chapitre Quatre qu’il livre ses vues les plus visionnaires. Nous y reviendrons. Il affirme ensuite que « la matière n’existe que comme attraction et répulsion », vision dynamique de l’Univers tout de même fascinante pour 1848. Il cherche ensuite un « principe qui montrera pourquoi les atomes doivent tendre vers leur centre général d’irradiation… », et soutient que tous les atomes tendent vers un centre général. Puis il réaffirme avec emphase : « l’Unité originelle est la source, le principe des Phénomènes Universels. » et « Tous les Êtres et toutes les pensées des Êtres, avec toute leur ineffable multiplicité de rapports, ont jailli à la fois à l’existence de la primordiale et indépendante Unité. ». Puis il note l’inadmissibilité de l’extension infinie de la matière, explique que « chaque loi de la nature dépend en tous points des autres lois », s’intéresse à un Univers des groupes, évoque la récente découverte de Neptune, puis il affirme (autre intuition) que l’espace et la durée ne sont qu’un. Au chapitre Quinze, il imagine une apocalypse stellaire, ou alors le retour au Néant : « une précipitation chaotique, ou telle en apparence, des lunes sur les planètes, des planètes sur les soleils, et des soleils sur les noyaux ; et le résultat général de cette précipitation doit être l’agglomération des myriades d’étoiles, existant actuellement dans le firmament, en un nombre presque infiniment moindre de sphères presque infiniment plus vastes. En devenant immensément moins nombreux, les mondes de cette époque seront devenus immensément plus gros que ceux de la nôtre. Alors, parmi d’incommensurables abîmes, brilleront des soleils inimaginables. Mais tout cela ne sera qu’une magnificence climatérique présageant la grande Fin. »
L’intuition du Big Bang
Etonnant, voyez plutôt : « cette Unité est un principe largement suffisant pour expliquer la constitution, les phénomènes actuels et l’anéantissement absolument inévitable au moins de l’Univers matériel. »…« Le Vouloir spontané, ayant pris corps dans la particule primordiale, a complété l’acte, ou plus proprement, la conception de la Création. »…« Cette constitution s’est effectuée par la transformation forcée de l’Unité, originelle et primordiale, en Pluralité, condition anormale. », puis finalement « L’Action Divine, toutefois, étant considérée comme déterminée, et interrompue après l’opération primitive de la diffusion, nous concevons tout de suite une réaction- en d’autres termes une tendance, qui pourra être satisfaite, de tous les atomes désunis à retourner vers l’Unité. »
Poe, le Big Bang et la cosmogonie hindouiste
Toute personne ayant eu la chance d’avoir une certaine connaissance, ne serait-elle que partielle, des théories du Big Bang, des théories quantiques, ou plus généralement, de la nouvelle vision du monde que les avancées scientifiques des cent dernières années nous livrent, ne peut qu’être frappée par certains points de similitude avec la métaphysique issue des grands textes védiques et hindouistes, notamment la vision d’un monde dynamique, en perpétuel mouvement, vision holistique d’un monde indivis et offrant des aspects et nuances infinis. Ces textes sacrés sont le Rig-Veda, les Puranas, les Upanishads, le Bhagavad Gita… L’idée d’un univers cyclique, alternant entre l’expansion et la contraction, d’une unicité primordiale de tous les êtres, tous des manifestations aux formes et aux nuances infinies d’un Tout changeant, polymorphe, cette vision du monde vieille de plus de trois mille ans, l’astrophysique et la physique quantique du vingtième siècle l’éclairent d’un jour nouveau. C’est comme si la vision du monde telle qu’exprimée par les religions du Livre était cohérente avec la physique « platonicienne » et grecque, que les avancées de Copernic et de Newton les remettent en question, mais que la cosmogonie (et non la morale, ou le sens de la vie) proposée dans les religions du Livre était de plus en plus difficile à concilier avec les avancées scientifiques depuis la fin du Dix Neuvième siècle : théorie de l’évolution, physique quantique, Big Bang… Poe nous offre un des rares exemples occidentaux d’une nouvelle Weltanschauung mariant la science et la poésie. La lecture de certains commentateurs des textes védiques ne peut que laisser perplexe à la suite de la lecture d’ « Eureka ». Citons Ananda Coomaraswamy : « Il y a ainsi multiplication incessante de l’Un inépuisable et unification incessante de l’indéfinie Multiplicité. Tels sont les commencements et les fins des mondes et des individus, produits d’un point sans lieu ni dimensions, d’un présent sans date ni durée, accomplissant leur destinée, et, après leur temps achevé, retournant « chez eux », dans la mer ou le vent, où leur vie prit origine, affranchis par là de toutes les limitations inhérentes à leur individualité temporelle. »
© 2012- Les Editions de Londres