« Gabriele d’Annunzio et l’incident de Fiume » est une série d’articles d’Albert Londres écrits entre Mars 1919 et Janvier 1921. Réunis autour de la personnalité, fascinante et controversée, aujourd’hui comme à l’époque, de Gabriele d’Annunzio, ces articles évoquent la sortie de l’Italie de la guerre, le problème de Fiume, l’Istrie et la Dalmatie italiennes, et les conditions qui préparent la montée du Fascisme.
Albert Londres et Gabriele d’Annunzio
Albert Londres est souvent vu comme un journaliste de droite, en tous cas par les gens de gauche. Quant aux gens de droite, ils parlent peu d’Albert Londres. Aux Éditions de Londres, nous avons peu de foi dans la capacité de nos contemporains à se projeter dans le passé comme dans le futur, en arrière comme en avant. Nous émettrons donc des réserves sur tout jugement à l’encontre d’Albert Londres uniquement fondé sur un système de valeurs propre à notre époque. Ceux, et ils sont nombreux, qui jugent les comportements ou les mots de Voltaire, Londres, ou Montaigne, etc. par le prisme de leur système de valeurs, lui-même amené à être déboulonné par les générations qui suivent, me font penser à ces Européens qui jugeaient que les sauvages d’Amérique n’avaient pas d’âme. Ce qui compte, c’est son courage (qui lui coûtera la vie), son indépendance d’esprit (qui lui coûtera son poste), et sa verve, qui lui donnera bien des ennemis. La preuve de son indépendance journalistique, c’est qu’il s’est fait des ennemis dans tous les camps : honni par les communistes à son retour de Russie soviétique (Dans la Russie des Soviets), honni par les forces de droite avec ses reportages sur les colonies (Terre d’ébène), par Clémenceau avec ses reportages sur la guerre (Contre le bourrage de crâne), par l’armée suite à ses reportages sur les camps disciplinaires (Dante n’avait rien vu), et j’en passe…, évoquant ainsi un autre de nos modèles, Georges Darien, nous croyons que Londres a bien mérité ses galons d’esprit libre. Mais son admiration pour Gabriele d’Annunzio, incontestablement de droite, et d’une droite dure, fera beaucoup pour ancrer Londres sur l’échiquier politique. Alors pourquoi cette admiration ? Londres rencontre d’Annunzio à Venise, quand le journaliste est correspondant de guerre (voir Contre le bourrage de crâne). Tout de suite, il est impressionné par l’homme, le poète, le guerrier, le rêveur, le romantique. Londres est comme ça. Il regarde le monde non pas à travers le filtre d’une réalité établie, dogmatique, et jamais disputée, mais avec une certaine candeur et une dose de générosité. C’est ce qui lui permet de voir les choses telles qu’elles sont, c’est ce qui lui permet de rencontrer tout le monde, de parler à tout le monde : terroristes, maquereaux, seigneurs de la guerre, administrateurs coloniaux, colonisés, prisonniers, malades mentaux, échappés du bagne, prostituées, etc… Le reproche que l’on fait à Londres ici, c’est le même reproche qu’on lui faisait à propos de la soi-disant sympathie qu’il avait pour la pègre et les maquereaux dans Le chemin de Buenos Aires, ou celle qu’il avait pour certains détenus dans Au bagne, sa défense de Dieudonné dans Adieu Cayenne !, etc. Il ne voit pas le monde en noir et blanc. Le monde échappe à l’ordonnancement qu’on voudrait lui imposer. Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent, et ne sont jamais ce que la doxa ou ce que le petit milieu auquel on appartient voudrait qu’elles soient. Un journaliste n’est pas le haut-parleur ou la caution des idées reçues, il est au contraire là pour les renverser, ces idées reçues, pas pour conforter son lectorat dans une fainéantise intellectuelle, pas pour payer son tribut aux esprits sclérosés (sclérose= état de celui qui ne sait plus évoluer ni s’adapter par crainte du changement).
Alors, la fascination que d’Annunzio exerce sur Londres ? Un poète, comme lui, qui est prêt à donner sa vie, pour une cause qui lui semble juste, et qui a du monde et de l’histoire une vision qui déjà à l’époque semble surannée, un homme qui sait embraser les foules avec des discours passionnés. Londres admirera l’homme. Car pour Londres, les hommes sont toujours supérieurs aux idées qu’ils véhiculent.
Le problème de Fiume
Istrie et Dalmatie faisaient historiquement partie de la République de Venise, une cité État plus adriatique qu’italienne. À la chute de la République de Venise, à la fin du Dix Huitième siècle, l’Autriche-Hongrie récupère les possessions adriatiques de la Sérénissime. À la suite de la guerre, l’Italie victorieuse annexe l’Istrie, mais l’Istrie orientale, Fiume et la Dalmatie, promises par les alliés à l’Italie en 1915, ne lui sont pas cédées. L’agitation communiste dans les latifundia du centre du pays, l’agitation nationaliste un peu partout, font rage.
Comme le rappelle Albert Londres, voici les raisons expliquant pourquoi l’Italie veut Fiume :
« Raison militaire : l’Italie n’a pas fait la guerre pour retrouver ses frontières alpines, mais ses frontières maritimes. Raisons historiques : Istrie et Dalmatie ont dès la première heure appartenu à la République de Venise. Venise avait compris que la possession de ces provinces était essentielle à sa sécurité. Ce n’est qu’à sa chute qu’elles revinrent à l’Autriche. Plus tard, Napoléon les rattacha au royaume d’Italie. Ce n’est que le congrès de Vienne qui les lui arracha… »
À la fin de la guerre, les grandes puissances négocient le dépeçage de l’empire austro-hongrois. Tous en veulent un bout : communistes, nationalistes, slaves, italiens, et tous calculent les conséquences sur leur position géopolitique en fonction du subtil jeu d’alliances. Voici comment Londres explique la position des Italiens de Fiume : « Fiume, de tout temps, a conservé son caractère intact de commune italique. Fiume par la Hongrie même était considérée comme un État à part. Elle a toujours eu la possession intégrale de son statut et sa grande charte. Cette charte constitutionnelle lui garantissait l’indépendance. La Hongrie ne pouvait promulguer aucune loi à Fiume sans le consentement de la ville. C’est dans les racines de Rome que nous avons puisé notre sentiment d’italianité. Notre Droit s’appuie sur la loi romaine. Fiume est un État. Fiume peut exister par soi-même. Fiume peut seule décider de son sort. »
Londres rappelle les conditions de l’engagement de l’Italie dans la guerre en 1915, au moment où les Alliés avaient besoin d’elle, et il décrit l’immense déception populaire quand la promesse faite n’est pas tenue. Le peuple soutient Orlando, défend la Dalmatie italienne. « L’Italie sort de la guerre, matériellement, dans un épouvantable état. Elle a une dette de quatre-vingts milliards. C’était sa fortune…. »
Clémenceau s’en mêle
C’est à la suite de ses articles dans Le petit journal au printemps 1919, dans lesquels Albert Londres décrit la situation économique, politique et morale de l’Italie (évoquées dans le paragraphe précédent), que Clémenceau demande et obtient la tête de Londres. Le journaliste est licencié du Petit journal en Mai 1919, mais il reprend bien vite ses articles dans L’Excelsior en Septembre 1919.
Le coup de Fiume
À la tête de 20,000 légionnaires ou Arditi, mélange de nationalistes, communistes, fascistes, tous dévoués à sa cause, Gabriele d’Annunzio, las de la situation bloquée entre le gouvernement italien et les alliés, entre dans Fiume le 11 et 12 Septembre 1919. Il proclame son rattachement à l’Italie. Voici les propos de d’Annunzio tels que rapportés par Londres : « J’entre dans Fiume. Ce fut l’heure la plus flamboyante de mon existence. Pas une femme, pas un enfant qui n’ait sa palme à la main. Une odeur de laurier était dans l’air. Je fends la foule amoureuse, me rends au palais, l’entoure. Je dispose un bataillon aux endroits sensibles. J’organise tout. », puis c’est déjà « la sérénité des nuits vénitiennes ».
Il apprend ensuite que la conférence reconnaîtrait la souveraineté de Fiume, mais « comme petit État à part de l’Istrie ».
D’Annunzio cherche à faire accepter au gouvernement italien, toujours en négociations avec Clémenceau, Lloyd George et Wilson, le rattachement de Fiume à l’Italie. Il proclame alors la Régence italienne du Carnaro en Septembre 1920. Au Traité de Rapallo en Novembre 1920, les frontières sont décidées entre l’Italie et la Yougoslavie. Fiume fera partie de l’État des slaves du sud. D’Annunzio refuse de céder. La Marine italienne fait le blocus et D’Annunzio se rend en Décembre 1920. Suite à l’expulsion de D’Annunzio, le petit État libre de Fiume existera entre 1920 et 1924, mais sans D’Annunzio. Il sera annexé par la Yougoslavie en 1924.
D’Annunzio, un poète fasciste ?
D’Annunzio est un trait d’union entre Garibaldi le républicain unificateur, nationaliste italien et libérateur, et Mussolini le fasciste, dictateur, qui finira par s’allier avec Hitler. Associer ces personnages entre eux est évidemment très dangereux, et surtout erroné. Si on regarde les éléments de la constitution utopiste de la Régence italienne du Carnaro, on y trouve des éléments préfascistes, mais aussi d’inspiration anarchiste. D’Annunzio veut créer une constitution s’inspirant de la République romaine (repris par les Fascistes) et la liberté des villes libres du Moyen-Âge (inspiration anarchiste, voir Kropotkine). Mussolini reprendra beaucoup des idées et des idéaux de D’Annunzio. D’ailleurs Londres parlera peu de la montée du fascisme italien. Est-ce une coïncidence, ou l’effet d’une gêne vis-à-vis de D’Annunzio ? Nous n’en savons rien. D’Annunzio sera pro-fasciste aux débuts, mais s’en écartera progressivement, et surtout il rejettera l’alliance avec Hitler et le parti Nazi qu’il détestait. Alors, d’Annunzio fasciste ? Oui, ou alors préfasciste. À notre époque peu soucieuse de précision historique, on peut à peu près tout dire sur n’importe quoi, pourvu que le sujet soit déjà condamné. Pour nous, d’Annunzio est un personnage très différent du Duce et de ses sbires. Mussolini est indéniablement du Vingtième siècle, avec son nationalisme, son projet économique, sa vision de la dictature moderne. Rien de cela avec d’Annunzio : il est selon nous le parfait exemple d’un romantique réactionnaire. Un être qui a une vision généreuse, originale mais complètement idéalisée de la réalité, au point où il croit pouvoir ramener l’époque à un monde idéal d’avant la corruption des âmes et des consciences, une sorte de nostalgie des origines politiques. D’Annunzio fut un doux rêveur qui avait des rêves dangereux.
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