Chapitre 1

En sortant du fast food, je dégageais un parfum de friture. L’odeur imprégnait mes vêtements et l’uniforme ridicule dont nous affublait le clown américain n’y changeait rien. Je quittais ce travail à vingt-deux heures, mais je n’avais pas terminé ma journée pour autant. Je fonçais chez moi prendre une douche, puis mon pote Thomas venait me chercher avec sa voiture, dans laquelle il avait chargé le matos.

Nous allions jouer dans un bar ou un cabaret, lui à la basse, moi à la guitare et au chant. Malgré la fatigue, on rigolait bien : quand tu fais de la pop ou du rock, il y a toujours ce mec improbable et un peu bourré qui vient te demander si tu ne veux pas lui chanter « Mexico », « La Danse des canards » ou « Les Sardines ». Nous avions donc fini par ajouter ces morceaux à notre répertoire en modifiant les arrangements : une partie en reggae, une autre en heavy métal et une dernière en électro-pop. À chaque fois, le fan de Luis Mariano, de J.J. Lionel ou de Patrick Sébastien finissait par se marrer.

Quelquefois, des filles nous attendaient jusqu’au petit matin. De ce côté-là, on ne se plaignait pas. Thomas plaisait car il était beau ; moi parce que, paraît-il, ma voix les touchait.

Le lendemain, après un maximum de trois heures de sommeil, je me rendais à la fac pour tenter de suivre les cours. Épuisé, je m’endormais parfois dans l’amphi.

Ma mère était caissière à l’hypermarché du coin et gagnait des clopinettes. Je devais bosser pour financer mes études. Et je voulais me payer cette Fender d’occasion que j’avais essayée au dépôt : une Stratocaster Mark Knopfler Signature. Elle ne devait pas m’échapper. Je connaissais bien ces modèles, mais celui-ci avait, par je ne sais quel prodige, un son particulier d’une grande pureté, qui prenait une ampleur étonnante dès qu’on tenait la note. Alors, je comptais bien mettre à profit mes insomnies pour gagner le fric qui me permettrait de l’acquérir.

Chaque jour, je passais devant la vitrine avec un pincement au cœur. Thomas me voyait flipper avec amusement.

— Si elle est pour toi, elle t’attendra. C’est écrit, tout ça, mec.

Il n’y avait pas qu’à la basse qu’il me portait. Avec ses yeux d’ambre, ses dreadlocks et sa peau de métis, il me faisait penser à un gourou. J’étais un angoissé, un inquiet viscéral, mais lui restait cool en toutes circonstances. Il marchait comme les chats, le regard au loin, à l’abri de l’ulcère d’estomac. Il fumait un joint de temps en temps, peinard, en fermant les paupières, tandis que je m’envoyais des tranquillisants avec du whisky pour pouvoir me supporter.

À force de nuits blanches et de cernes sous les yeux, je finis par récolter la somme correspondant au prix affiché. Quand j’entrai dans le dépôt, le patron était occupé par un type intéressé par une croûte dans un cadre doré. Peut-être avait-il fait une démonstration ou jouait-il pour passer son ennui lorsqu’il se retrouvait seul, car la guitare et l’ampli étaient branchés ? Entre les deux, un boîtier à effets Boss me tendait ses pédales.

J’attendais que le vendeur vienne. Il leva les yeux. Je lui fis un signe interrogateur et il acquiesça d’un hochement de tête. Tremblant, je m’approchai de la Fender ; elle était accordée un peu trop haut, j’arrangeai ça.

Et je décollai.

Je pense être resté là dix minutes, à voler les yeux fermés. Glissés, vibrato, chorus[Note_1] ; la totale. Un toucher et un son pareil, c’était nouveau, sensuel, sexuel. Pour la première fois, j’avais l’impression de m’évaporer, de suivre la musique dans les airs. C’était pourtant bien mes mains qui jouaient, mais j’avais la sensation d’avoir quitté mon corps. J’avais disparu.

Quand j’ouvris les yeux, je sursautai. Le gérant et deux clients étaient juste en face de moi, me fixant avec étonnement.

— Mortel ! s’exclama un gosse avec des feux d’artifice dans le regard.

Je crois bien lui avoir souri. Mais je repris mes esprits. Le vendeur avait encore la bouche ouverte quand je lançai la négociation. Avec ses yeux globuleux, il ressemblait à un mérou.

— Y’a un micro qui déconne.

La gueule de poisson se transforma en un large sourire. Il ne mordait pas à l’hameçon.

— Te fatigue pas petit. Elle est comme neuve.

J’essayai autre chose : la complicité.

— Allez, vous me la laissez à huit cents ?

Il remonta son pantalon comme un péquenot et passa la main dans ses bretelles.

— Pourquoi ? On se connaît ? Mille.

— Neuf cents ? Je suis étudiant…

— Et moi, j’ai une boîte à faire tourner. Mille euros et cette jolie guitare est à toi.

— Mille avec le rack d’effets ?

— Ben, tu vois, il est à trois cents. Donc, l’ensemble coûte mille trois cents.

Quel enfoiré ! J’ai toujours été nul pour la négociation. Toutes mes économies allaient y passer, mais cela valait la peine. Il était grand temps que je me donne les moyens de réussir : le module que je traînais depuis des années était complètement dépassé.

— Okay.

Je pris le tout et marchai jusqu’au métro, chargé comme une mule, léger comme une plume. Je m’assis au fond de la rame, serrai la guitare rouge contre moi. Elle était mon épée, mon Excalibur. J’étais un chevalier, et ensemble, on allait conquérir le monde.

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*    *

Mes micros étaient en parfait état ! Seulement, à l’usine, on m’avait déjà installé deux FenderTexas Specials quand l’atelier se trouva en rupture de stock. Alors on acheva de m’équiper avec un Humbucker. J’imagine que c’est la raison du son si particulier que je produis et aussi de cette faculté que j’allais découvrir plus tard.

Comparé à la villa cossue où on m’avait enterrée initialement, l’appartement que louait la mère de Clément était modeste. Il me porta jusqu’à sa chambre. Douze mètres carrés. Un lit. Un bureau d’étudiant. Des bouquins en pagaille. Un micro. Un méli-mélo de cordons Jack. Une table de mixage. Des guitares. Un clavier. Un enregistreur à huit pistes. La fenêtre donnait sur un parking où des gamins jouaient au foot, délaissant des balançoires et un tourniquet à l’agonie. Les murs portaient quelques posters de Muse, de Queen et de Dire Strait. Au-dessus du lit, comme un carré d’as porte bonheur, Les Beatles trônaient en uniformes du Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Il y avait aussi une affiche d’un concert de David Bowie. Clément avait rajouté des cheveux longs au guitariste qui se tenait à la droite du chanteur avec un stylo-feutre, entouré plusieurs fois le musicien avec un point d’interrogation géant.

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*    *

Le bluesman Robert Johnson serait mort d’avoir bu du whisky à la strychnine, offert par un mari jaloux ; ou de la syphilis ; ou peut-être d’une pneumonie. On ne sait pas. Ce dont on est sûr, c’est qu’il a rejoint l’autre monde à vingt-sept ans.

Meurtre ou suicide ? Brian Jones, vingt-sept ans, cofondateur des Stones, a succombé dans sa piscine à un cocktail dangereux composé de somnifères, d’alcool et de mauvaises fréquentations.

Alan Wilson, le guitariste et chanteur du groupe Canned Heat a été retrouvé dans son sac de couchage, victime d’une overdose. Son âge ? Vingt-sept ans.

Jimi Hendrix, Janis Joplin, également décédés à vingt-sept ans d’une overdose.

Jim Morisson serait mort d’une crise cardiaque. Malgré son CV et ses vingt-sept ans, la police n’a pas ordonné d’autopsie...

Kurt Cobain s’est tué avec un fusil, mais selon les experts en balistique, à une distance trop longue pour ses bras. Et ses mains nues n’ont pas laissé d’empreintes sur l’arme... Je pense que vous savez, ou que vous avez deviné qu’il avait aussi vingt-sept ans.

Le 23 juillet 2011, la talentueuse Amy, vingt-sept ans, a succombé à une surdose d’alcool. Elle avait un nom prédestiné : Winehouse.

Je m’appelle Isabel Ortega, je suis chanteuse. Mon nom de scène est Iza, et mes disques se sont vendus à des millions d’exemplaires. J’écrivais les textes et Clément composait la musique. Nous avions beaucoup de succès et je crois savoir que les fans sont impatients de suivre la prochaine tournée. Il va falloir qu’ils attendent encore un peu. Si je vous raconte tout ça, c’est parce que j’ai vingt-sept ans aujourd’hui, que ça m’angoisse, et aussi parce que...

Excusez-moi, je vous laisse, les gardiennes approchent. Le faisceau de la torche glisse sur moi, je ferme les yeux. J’ai tiré la couverture jusqu’au menton, mais je tremble. Mes mains sont gelées et j’ai toujours froid, là, dans ma poitrine. Je ne ressens plus rien, passe mon temps à faire semblant. Quand je souris, c’est pour mieux me cacher. Mon corps est une enveloppe vide et je bénis ce froid qui m’anesthésie. Pourtant, il n’arrive pas à me faire oublier que c’est le troisième anniversaire que je vis en prison.