AVANT-PROPOS

La question de l'immigration est vaste et complexe. On peut l'étudier sous des angles divers et la discuter selon plusieurs critères. Je n'ai jamais eu l'intention d'écrire sur ce sujet un traité achevé. Je ne souhaite que faire, dans le cadre d'une fiction, le portrait sans fard d'une certaine catégorie d'immigrants, et donner une représentation fidèle de leur vie, leurs coutumes, leurs mœurs et leurs idéaux, ou plutôt leur manque d'idéaux.

L'absence totale d'idéaux est, en fait, la caractéristique de ceux que je cherche à dépeindre, non sans les avoir au préalable observés. Ce ne sont ni des réfugiés, ni des victimes de l'ostracisme idéologique, ni des pèlerins religieux chassés de leur pays par un fanatisme féroce. Ils ne s'intéressent pas à la politique, et ils sont exempts du doute théologique. Ils sont bien de la terre, très terre à terre ; et ils compensent leur manque de scrupules et de convictions par l'énormité de leur appétit.

Ils ne sont à vrai dire citoyens d'aucune patrie ; l'univers est leur patrie, et faire le mal leur religion. Requins apatrides, ils abandonnent les eaux de leur pays natal, où la proie se fait rare, pour suivre le bateau dans le sillage duquel ils espèrent se repaître, sans s'inquiéter du pavillon qui flotte à la poupe.

Ces irréguliers de la société moderne sont de l'aveu général très nombreux ; et il n'est que naturel, étant donné les conditions quelque peu anormales de notre civilisation, qu'on les voie grouiller dans la plus grande ville du monde. Grâce au progrès, le sauvage sans principes ne peut plus vivre dans le désert ; il ne peut plus se passer de la compagnie de ses semblables. Et cela explique, du moins en partie, pourquoi tant d'individus tels que ceux que je montre ici s'acheminent vers Londres.

Les personnages représentés dans ce roman, sont-ils peints d'après nature ? Sans hésiter, je réponds : oui. Leur contour n'est ni atténué ni exagéré ; de même leur vie intérieure a été tracée méticuleusement. Pas une seule action commise, voire pas une seule phrase prononcée par eux dans ces pages qui n'ait sa réplique dans la vie réelle. Ce livre est totalement fondé sur les faits.

Le lecteur ne doit pas se dire, sous prétexte que c'est Gottlieb Krumm lui-même qui écrit l'histoire de sa vie, qu'il faut se méfier de ses assertions. Je me porte garant de la véracité de Krumm ; c'est ma plume qu'il a empruntée pour griffonner son récit. J'étais sans cesse derrière lui, ou bien il était devant moi, peu importe, et je sais qu'il dit toute la vérité, et rien que la vérité.

Et pourquoi ai-je prêté ma plume à ce Gottlieb Krumm ? Parce que je suis convaincu que ce qu'il avait à dire était d'une utilité tout actuelle. D'ailleurs, Thackeray répondra à ma place : « Les fourbes ne réussissent-ils pas aussi souvent dans la vie que les gens honnêtes ? Et n'est-il pas juste que la vie de cette catégorie d'hommes soit décrite par le connaisseur du cœur humain tout autant que les actions de ces princes de contes de fées, ces héros impossiblement parfaits, que nos auteurs se plaisent à dessiner ? »

Pourquoi donc Gottlieb Krumm n'eût-il pas dû écrire son autobiographie, tout en faisant son propre éloge ? Pourquoi ? La seule raison (que je découvre après avoir imprudemment utilisé la phrase citée cidessus), c'est l'existence, parmi ceux que j'appellerai les romans picaresques anglais, de ce chef-d'œuvre, Les Mémoires de Barry Lyndon. Argument de poids, en vérité.

Mais laissons Gottlieb Krumm risquer le coup. Il mérite tout. Quoi qu'il lui arrive, il ne l'aura pas volé ! Et je ne m'opposerai même pas à ce que le fantôme de Barry Lyndon, courroucé par la présomption de Krumm, flanque à ce fourbe de second ordre un coup de pied bien mérité, un coup assez vigoureux pour l'envoyer, sous le couvert de son autobiographie, en plein milieu de toutes les bibliothèques du RoyaumeUni.

Georges Darien