CHAPITRE 1

J'écris pour défendre la cause sacrée de la vérité. La solution de la Question des Etrangers est d'une importance capitale pour l'Angleterre ; mais tant de vues fausses ont cours, des gens irresponsables proclament tant d'opinions mal fondées, la Presse travestit tellement les faits, le public a fermé les yeux sur tant d'aspects du problème, que je vois mal comment, dans l'état présent des choses, on pourrait arriver à une conclusion équitable. Ce qu'il faut chercher surtout, à mon avis, c'est le témoignage franc des étrangers disposés à raconter leur vie en Grande-Bretagne et leurs diverses expériences chez le peuple élu. C'est ce témoignage-là que je me plais à offrir. Ce livre est ma modeste contribution à l'étude de la Question des Etrangers.

Je n'ai pas réalisé grand-chose, et je ne me sens pas du tout à même de faire des dissertations érudites et approfondies ; tout ce que je veux faire c'est présenter l'histoire naturelle de ma famille pendant les années que, avec ma femme, mes deux filles et mon fils, j'ai passées en Angleterre. Je dirai la vérité, peut-être toute la vérité, peut-être rien d'autre que la vérité, comme un témoin paraissant devant une Commission Royale. Et pleinement conscient de tout ce que je dois au public britannique, j'espère sincèrement qu'on trouvera utile mon humble récit.

Je m'appelle Gottlieb Krumm ; le diminutif de ma femme c'est Gretchen ; ma fille aînée porte le nom de Virginia, la cadette Lucretia ; et mon fils Ludwig.

Je naquis à Hambourg, deuxième fils d'un hôtelier qui rêvait, pour ses enfants, aux situations les plus hautes et qui s'imposait les privations les plus dures afin de leur donner la meilleure éducation. Mais, alors que mon frère, ayant été l'orgueil du Gymnasium et ayant étudié la médecine à l'Université de Tübingen, passait son doctorat, je faisais preuve, moi, d'une si grande paresse d'esprit et de si peu d'énergie que seule une école de troisième classe consentit à me recevoir parmi ses élèves. Sur ses bancs j'appris peu et j'oubliai davantage. Lorsqu'il revint de Tübingen, mon frère Kaspar fit semblant de me mépriser. Il abusa du privilège que lui accordaient ses quatre ans de supériorité en me qualifiant d'âne bâté.

— Ton diagnostic est fin, dis-je, on dirait que tu as exercé ta profession dans le seul but de faire régler les comptes d'un maximum de clients dans un temps minimum. Je parierais que tu l'as exercée en vain.

La prophétie s'accomplit. Le pauvre docteur Kaspar, qui avait loué un bel appartement en ville, n'entendit pas souvent sonner à sa porte. Si peu de gens, en effet, venaient chercher ses remèdes qu'après deux années Kaspar quitta Hambourg pour l'Angleterre où, à son avis, des foules de clients torturés par la dyspepsie attendaient la venue d'un médecin doué. J'avais à cette époque-là un peu plus de vingt ans, et j'avais fait un an de service militaire. Bien que je fusse âne bâté, je n'étais pas mal de ma personne et avant longtemps j'amenai une fille sympathique à tomber amoureuse de moi. Elle était orpheline, avec des yeux Vergissmeinnicht [Note 1], une abondance de cheveux dorés et 200.000 marks pour parfaire ses charmes. Tout âne que je fusse, je l'épousai ; et tout âne que je fusse, j’écrivis une lettre sarcastique à l'habile docteur Kaspar pour l'en informer.

Pendant une douzaine d'années, je vécus comme un coq en pâte avec ma femme, jouissant des beautés naturelles et artificielles du monde, travaillant peu ou pas du tout, et dévorant calmement la dot. Trois enfants naquirent, deux filles et un fils ; on les envoya d'abord à la campagne où les bébés s'engraissent à merveille, sans incommoder en rien leurs parents ; et ensuite dans des pensionnats, où l'on apprend en temps voulu aux petits à respecter leurs géniteurs et à ne pas leur susciter d'ennuis. Deux fois par an, en moyenne, nous vîmes nos trois enfants pendant quelques jours. Cela suffisait : les quelques jours, et les trois enfants. Il y a limite à tout, et cette limite je l'avais établie avant la quatrième incursion de la sage-femme. En règle générale nous habitions Berlin : ville merveilleuse, où il y a tant de gens en uniforme qu'on est vraiment content de voir une grande quantité de Juifs ; mais nous faisions aussi beaucoup de voyages, en Allemagne et à l'étranger. Nous pensions peu à l'avenir ; un oncle de ma femme, vieillard extrêmement riche, ne tarderait pas à mourir et à lui léguer tout son avoir. Nos espoirs étaient bien fondés, si bien en effet que la moitié s'est réalisée : le vieux rendit l'âme. Mais il avait laissé tout son avoir à une jeune femme de charge, demoiselle à l'air très innocent, qui n'était pas entrée dans nos calculs.

Vanitas vanitatum ! C'était tellement triste que j'aime mieux ne pas en parler. Lorsqu'on nous fit savoir la nouvelle, nous restâmes quelque temps à nous regarder, ma femme et moi, le cœur lourd et la bourse bien légère.

Que faire ? Je pensai à l'hôtel de mon père à Hambourg, et, bien que je n'eusse pas été jusque-là porcher, je pensai aussi au Fils Prodigue. Qui, mis à part le veau gras, ne se réjouirait de me voir rentrer sous le toit paternel ? Pourtant j'avais bien des doutes. Mon père et moi n'avions jamais pu nous sentir ; pendant les dernières années j'étais allé le voir peu souvent et restais avec lui peu de temps. Je n'en avais pas moins eu le temps de me rendre compte qu'il pouvait à peine s'empêcher de laisser voir son mépris de ma femme et de moi-même. Il considérait ma femme comme une indolente en jupons et moi comme un fainéant. Or, paresseux, il est vrai que nous l'étions. Mais la paresse n'est pas mentale, elle est aussi physique. Des êtres naissent, pour parler au figuré, avec les bras trop courts, et la faute n'est pas à eux mais à leurs parents. Et si d'ailleurs les gens actifs avaient tort ? Leur soi-disant diligence condamne sans option la moitié des hommes à l'oisiveté et l'autre moitié au turbin obligatoire. Je résolus de travailler dur, aussitôt arrivé à Hambourg, afin de changer les idées de mon père à ce sujet. Je décidai même de commencer tout de suite ; et j'étais en train d'écrire une lettre quand un télégramme me fit savoir que tous les changements que le pauvre vieux avait à subir ne pourraient plus être occasionnés par moi. Il était mort le matin, de façon subite.

Une semaine plus tard, j'étais le propriétaire légitime de l'Hôtel Zur Krone, hôtellerie assez bien connue, située non loin de I'Alster, Dès qu'il eut appris la mort de notre père, mon frère arriva de Londres avec sa femme et son fils ; sa femme était une Irlandaise jolie et bienveillante, le fils un garçon intelligent, peut-être un peu rusé, âgé de douze ans. Kaspar ne semblait vouloir parler de sa situation ni s'étonner lorsque je lui dis tout sur la mienne. Il se comporta d'une façon assez fraternelle. Nous convînmes sans difficulté de la division de l'héritage. Le vieux avait fait plus d'économies que je n'aurais cru, et Kaspar prit sa part du butin paternel, sous forme de bons et d'espèces monnayées ; pour ma part, j'eus droit à l'hôtellerie et à très peu en plus. Cela suffisait. Comme j'avais décidé de faire peau neuve, tout ce qu'il me fallait c'était un début correct.

J'étais plein de confiance en moi-même. Mon frère étant parti pour l'Angleterre avec sa femme et son fils, j'assumai immédiatement mon nouveau rôle. La vieille hôtellerie fut ébranlée jusque dans ses fondements par mon activité. Le patron courait de tous côtés, presque en même temps ; il visitait la cave, inspectait la cuisine, passait les chambres en revue, montait et descendait l'escalier, souriait aux clients, grondait les bonnes, répondait aux appels, posait des questions, donnait des ordres, les révoquait, faisant et défaisant. Pendant plusieurs journées je n'eus pas de repos.

Il n'est pas désagréable, au commencement, de jouer l'homme affairé. Malheureusement, le trompe-l'œil doit bientôt faire place à la réalité. Peu après j'affrontai mon vieil ennemi, le Travail, qui ne plaisante jamais. Je n'hésitai pas. Je capitulai immédiatement. Je suivis l'excellent conseil de la baronne von Suttner : je levai les bras en l'air. Décidément, ils étaient trop courts. Je fis venir ma femme.

— Gretchen, dis-je, il est écrit que l'homme gagnera le pain par la sueur de son front. Je t'ai montré pendant la semaine passée que je ne recule pas devant le devoir. Mais quoique l'activité de l'homme ait généralement ses limites, j'ai découvert que la mienne est sans bornes. Une fois en marche, je ne peux pas m'arrêter. Pour moi, le travail c'est le surmenage. Le seul résultat de mes efforts ce sera l'épuisement, et pour finir la catastrophe. Ne pleure pas, ma chère ; il est encore temps de m'arrêter. A partir d'aujourd'hui, je te désigne maîtresse absolue de la maison. Mes pouvoirs passent entre tes mains. Fais ce que voudras, après m'avoir consulté. N'oublie pas que tu as tous les droits et, bien entendu, toutes les responsabilités.

— Je ferai de mon mieux, répondit ma femme, profondément émue. Je suis tellement heureuse que tu puisses te reposer enfin un peu. Mon seul regret c'est qu'hier j'ai écrit pour qu'on renvoie les enfants chez nous. Je croyais que je n'aurais rien à faire à la maison et que je pourrais consacrer mon temps aux petits.

— Tu auras beaucoup de temps, déclarai-je. Qu'estce que gérer une maison aussi bien connue que la Zur Krone ? Rien, moins que rien. Tout ce qu'il te faut c'est de la méthode. Un temps pour ceci, un temps pour cela. Quant aux enfants, il ne faut pas qu'ils te dérangent ; ils doivent au contraire te venir en aide. Ils sont encore jeunes, mais on n'apprend jamais trop tôt à être utile. Quand ils arriveront je leur parlerai.

Ils arrivèrent le lendemain. Je leur parlai, et ils me parlèrent. Virginia, qui avait treize ans, me dit avec une pointe d'ironie qu'elle n'appréciait pas les sermons ; Lucretia, qui en avait douze, me rit au nez et me traita de vieux singe ; et Ludwig, onze ans, me donna un coup de pied. Telle fut ma récompense pour avoir mis en pratique le saint commandement : Croissez et multipliez-vous.

Himmel ! m'exclamai-je, Grosser Himmel [Note 2] ! Et j'en vins à penser que si nos enfants étaient mal élevés ce n'était pas tout à fait de leur faute. Nous les avions quelque peu négligés et nous étions responsables, dans une certaine mesure, de ce qui s'était produit. On les avait élevés isolés les uns des autres, et chacun d'eux avait emprunté les caractéristiques de ceux qui les avaient hébergés. Virginia, une fille robuste, aux cheveux et aux yeux noirs, était têtue et impitoyable ; Lucretia, une blondette, svelte, les yeux bleus et rieurs, respirait l'insolence et l'immoralisme ; et Ludwig, qui par certains côtés paraissait un garçon sympathique, était un petit diable très brutal.

Je n'avais aucun doute qu'il était possible, par des soins appropriés, de rectifier les idées de mes enfants, et d'agir comme il se doit sur leurs âmes tendres. Il n'est jamais trop tard pour amender autrui. Jamais, en effet. C'est pourquoi je résolus de renvoyer à plus tard tout essai de rectification. Cependant, je fis savoir à ma femme que je refusais de m'occuper de ces êtres malicieux.

Comment Gretchen, pour sa part, s'occupait d'eux, je l'ignore totalement à ce jour. Je crois que l'instinct maternel s'alluma en elle et se manifesta d'une manière assez enfantine. Elle les bourrait de confiture, de gâteaux et de bonbons. Ils jouaient à cache-cache partout, cassaient la vaisselle et les vitres, faisaient semblant d'aller à l'école, et ils étaient encouragés dans tout cela par leur mère. Quant à moi, je dédaignais d'intervenir ; je tuais le temps aussi joyeusement que possible. Le système ne fonctionnait pas si mal. J'engraissais, ma femme devenait grassouillette, et mes enfants grandissaient. Seule la réputation de l'hôtel alla en s'affaiblissant.

Toutefois, elle s'affaiblit assez lentement. Il en est des hôtelleries comme des hommes : elles ne se font pas un mauvais renom tout de suite ; la mauvaise réputation s'installe par degrés ; mais lorsqu'il ne lui reste que quelques pas à faire, elle se met à courir. Un beau jour, l'hôtel se trouva stigmatisé. Pauvre Zur Krone. Il avait été notre citadelle pendant huit ans. Peu à peu, non seulement le crédit mais aussi tous les clients dignes du nom l'avaient déserté. Il était hypothéqué jusqu'à la pierre la plus infime. Pendant le dernier mois, on avait géré la maison par le moyen des traites. Comment Gretchen réussit à faire accepter ces traites, certains Hambourgeois prétendaient le savoir, mais moi pas. C'est un secret qui sera enseveli avec moi (je veux dire, avec elle).

Le spectre de la misère s'approchait, la Faillite prenait la tête et la Ruine nous marchait sur les talons. Je résolus de ne pas fléchir. Je fis appel à toute mon énergie ; je me sentais de taille à accomplir des tâches cyclopéennes. On était après tout une famille unie, et l'union fait la force. Virginia, qui avait alors vingt et un ans, Lucretia, qui en avait vingt, et Ludwig pouvaient se rendre utiles. Si seulement je pouvais réussir à trouver une issue, je la trouvai.

Et quelques jours plus tard, des commerçants en gros m'informèrent qu'ils ne pouvaient fournir qu'à argent comptant les articles que j'avais commandés ; les autorités concernées firent savoir à ma femme et à Virginia que la loterie privée qu'elles avaient organisée était illégale ; mon fils fut menacé de poursuites judiciaires pour tentative de chantage ; et la police interdit à Lucretia de se montrer à la Neuer Jungfernstieg (Le Nouveau Chemin des Demoiselles), sauf de trois à six heures. Nous étions perdus.

J'essayai de rétablir ma fortune par un coup d'audace. J'ouvris au premier et au deuxième étages un club clandestin où l'on jouait à la roulette et au baccarat. Le résultat fut désastreux. Le deuxième soir, la police y fit une rafle. Nous eûmes à peine le temps de déguerpir.

Nous embarquâmes sur un vapeur en route pour l'Angleterre qui partit à l'aube ; nous avions pu prendre avec nous bien peu de nos effets. Aussitôt au large, cependant, je respirai librement. Je laissais derrière moi tous les risques de conflit avec les magistrats de mon pays, toutes mes craintes de la disgrâce publique. Et lorsque je débarquai à Harwich, je croyais pouvoir me vanter d'avoir apporté à l'Angleterre, dans mon âme, la paix honorable.

A peine eus-je trouvé à Londres un logement convenable pour ma famille que je sortis pour aller voir mon frère. Je ne le trouvai pas chez lui, mais le domestique qui entrebâilla la porte m'indiqua le chemin de son cabinet de consultation à Mortimer Street. Il faisait nuit quand j'y arrivai. Une énorme lanterne rouge, un grand store rouge, une grande plaque de cuivre qui annonçait : Le docteur MacCrum, F.D.S.R. Kaspar apparut devant moi. Ma présence ne sembla nullement l'étonner.

— Je t'attends depuis au moins trois ans, dit-il. De quoi te plains-tu ?

— Je suis en bonne santé, merci, murmurai-je.

— Moi aussi, reprit-il. Nous autres Ecossais sommes des gens sains. A propos, ajouta-t-il, s'apercevant de mon étonnement, tu as vu que j'ai quelque peu transformé mon nom. Je l'ai habillé d'un kilt de la Haute-Ecosse. MacCrum. Qu'en penses-tu ? Un nom pour faire disparaître le pantalon. Quant aux lettres qui le suivent sur la plaque, aucune signification, mais leur pouvoir est immense. L'abréviation énigmatique est le mot d'ordre des Anglais.

— Je vois avec un grand plaisir, dis-je, que tu es tout à fait chez toi en Grande-Bretagne.

— Comme tous les Ecossais. Les Anglais, sais-tu, commencent à se plaindre de l'invasion de leur pays par l'Ecossais immonde ; ils n'ont pas encore découvert que cinquante pour cent de ces intrus écossais sont « made in Germany. »

— Tu ne regrettes pas la Patrie ?

— Non. Je ne regrette que d'avoir mes diplômes. Ils ne servent pour ainsi dire à rien ici. Les clients anglais sont de deux sortes : ceux qui se trouvent malades parce qu'ils boivent le thé, et ceux qui le sont parce qu'ils boivent quelque chose d'autre. Je dis à ceux-là de ne pas boire le thé, et ils comprennent ce que je dis ; je dis à ceux-ci de ne pas boire le thé, et ils comprennent ce que je veux dire. D'ailleurs, je leur ordonne des pilules ou une bouteille de médicament, que je fournis moi-même. Je choisis la couleur de l'une ou des autres suivant l'âge du client, et le dosage suivant l'état de ses vêtements.

— Tes honoraires sont-ils très élevés ?

— Ils voudraient bien l'être. Tu vois, en bon Ecossais, j'observe le sabbat, et de très près les finances de mes clients.

Enhardi par la franchise de mon frère, je me mis à lui raconter l'histoire de mes malheurs. Il m'interrompit bientôt.

— Mon cher Gottlieb, dit-il. Je t'ai dit, il y a belle lurette que tu étais un âne bâté. Je disais la vérité. Ane tu étais, âne tu es et âne tu demeureras. Mais si ce que dit Huxley est exact, que le public britannique est prodigieusement bête, je dois avouer que tu es venu au seul pays où il reste quelque espoir pour toi. Comme il n'y a absolument rien de prodigieux dans ta personne, tu es somme toute dans une bonne situation. Va donc braire.

— Quand tu auras fini, répondis-je, mais pour que j'aille braire à propos, quelle profession me conviendrait-il de suivre ?

— Prends une boutique et équipe-la, s'exclama Kaspar. Il faut te soumettre à la loi générale et faire comme tout le monde : tenir une boutique. Ne sois pas trop original. Le propriétaire excentrique n'est plus à la mode. Tu veux rester allemand, malgré les raisons nombreuses qui te pousseraient à devenir Ecossais. Ainsi soit-il, mais arrête-là. Tenir un magasin. Mais que vendre ? N'importe quoi. Ce que tu auras acheté. Tu n'as guère besoin de savoir ce que c'est. Tu n'as qu'à te rappeler que le commerce suit le pavillon.

— Pourquoi donc ?

— Pour le rappeler à d'autres. Or, comme le sang a beaucoup de pouvoir, ajouta Kaspar, qui griffonnait quelque chose rapidement sur un bout de papier, je t'aiderai, non seulement de mes conseils, mais d'une façon plus appréciable. Prends ce bout de papier ; j'y ai écrit le nom d'un monsieur qui te présentera au monde des affaires. Prends aussi ce billet de dix livres. Et prends congé. Quand tu auras réussi à t'enrichir, reviens me voir, toi et ta tribu teutonne ; mon hospitalité, la vieille et chaleureuse hospitalité écossaise, te sera offerte. Mais tant que ta situation sera incertaine, tiens-toi à l'écart. Comme, après tout, tu es mon frère, je te dirai le pourquoi de ma conduite. J'élève mon fils de sorte qu'un jour il puisse briller dans les milieux les plus hauts ; et l'éclat d'un jeune astre tellement prometteur ne doit être terni par aucune ombre.

— Rassure-toi, répondis-je, avec un sourire épanoui, derrière mon ombre j'aurai mis sous peu une bonne quantité de substance.

— Ce n'est pas cela, il te faut la mettre devant, dit mon frère, et il ferma sa porte.

Je m'en allai donc. Ma famille, renseignée sur les résultats de ma visite, fit la grimace. L'avenir n'était sans doute pas brillant mais il fallait nous cramponner à l'espérance.

Le lendemain matin, j'allai voir le monsieur dont mon frère m'avait donné l'adresse. Dans une petite rue de la Cité, dans une petite maison et dans un petit bureau, je le dénichai. C'était un Juif, nommé M. Abraham Ferkel [Note 3], décharné comme un hareng vidé, le menton en galoche ; les yeux pleuraient, le nez coulait. Il me dit qu'il avait la spécialité de trouver des boutiques pour des étrangers désireux d'entrer dans le commerce. Il pouvait fournir ces boutiques, équipement et clientèle compris, pour des sommes qui allaient de 5 à 5 000 livres. Depuis la baraque jusqu'au magasin, on pouvait faire son choix et suivre le commerce qu'on voulait. C'était comment, mon genre d'affaires ?

Je ne savais pas ; sans doute elles suivraient une ligne tordue. M. Ferkel sourit ; il ne croyait pas lui-même, dit-il, aux lignes droites. Les lignes droites mènent invariablement aux embarras, et l'échafaud lui-même n'était-il pas une série de lignes droites ?

Des lignes tordues, on n'allait pourtant pas les tirer gratis. Premièrement, il fallait choisir un certain point de départ pour votre belle courbe. M. Ferkel proposa un magnifique magasin de chaussures dans le quartier est de Londres. Selon lui, on n'avait jamais rien vu de tel sur le marché ; c'était pour ainsi dire le berceau d'une fortune à faire ; c'était tout simplement un vrai joyau. Exactement ce dont avait besoin, comme tremplin, un étranger intelligent.

— Les étrangers, dit M. Ferkel, devraient s'emparer du commerce de chaussures en Angleterre, de même qu'ils se sont emparés des opérations de banque. Une grande revue vient de proposer, et c'est vrai, que dans la Cité de Londres il n'y a aujourd'hui qu'une seule firme anglaise dans ce qu'on pourrait appeler la haute finance. Quant à la basse finance...

— Et les Anglais, qu'est-ce qu'ils en pensent ?

M. Ferkel se gratta le nez.

— Eh bien, fit-il, que les Britanniques ne seront jamais esclaves. A part ça, ils se rincent la dalle. Il éternua.

Là-dessus il me fit savoir à travers son grand mouchoir que ce joyau je pouvais l'acheter à vil prix. Je voulus savoir la substance de ce prix-là : 100 livres ; y compris jouissance immédiate, équipement entier, clientèle, loyer de trois mois, stock important et des références incontestables qui m'assureraient une fourniture illimitée de marchandises à crédit.

Une véritable occasion. J'étais toutefois hésitant, pour deux raisons. La première était que je ne connaissais rien du tout au sujet du commerce des chaussures.

— Ne vous en faites pas, dit M. Ferkel. Vos clients feront semblant d'en savoir long, donc pas de problème. D'ailleurs, je vous apprendrai à acheter au meilleur marché. Je connais votre frère, et vous me plaisez. Je vous serai utile, et vous me rendrez la pareille. Et votre deuxième raison ?

C'était que je ne possédais pas 100 livres.

Gott soll hute [Note 4] ! Vous ne possédez pas 100 livres ! s'écria M. Ferkel. Eh bien, eh bien, mon cher ami, je vous donnerai une heure, oui, je vous donnerai jusqu'à demain pour les trouver. Un joyau, rappelez-vous. Faites de votre mieux, mon ami !

Dans la rue je me livrai au désespoir. Bien qu'elle fût très découragée lorsque je lui contai la triste histoire de mon entretien, ma famille trouva moyen de me redonner un peu de courage. Nous déjeunâmes ensemble, et il fut décidé que chacun, homme ou femme, ferait tout ce qui était en son pouvoir pour nous procurer la somme requise. Les dames firent leur toilette d'une façon très étudiée ; et Lucretia, qui était la première à sortir, partit à trois heures.

Elle revint à dix heures le lendemain matin. Elle avait perdu son chemin, raté son train, par la faute de quelques employés stupides des chemins de fer. Il lui avait fallu passer la nuit quelque part, chaperonnée par un vieux monsieur, très probablement un administrateur de la compagnie. Il avait été séduit surtout par sa langue étrangère, qu'il souhaitait mieux connaître, et le lendemain matin il lui avait offert 10 livres comme dédommagement. J'étais content de voir que si les chemins de fer anglais sont mal gérés, leurs administrateurs sont généreux. Lucretia contribua de ses 10 livres aux fonds communs. Famoses Mädel ! [Note 5] 

Je comptai alors l'argent dont je disposais. Il me restait 40 livres de la somme que j'avais apportée d'Allemagne. Mon frère m'avait donné 10 livres : £50. Ma femme Gretchen avait mis en gage quelques bijoux à elle, pour 25 livres : £75. Lucretia ajouta ses 10 : £85. Ludwig qui la veille avait fait une promenade dans le quartier ouest était revenu avec un amour de petit chien qui était évidemment perdu ; un journal du matin ayant fait paraître une annonce à ce propos, Ludwig avait rendu le chien à sa maîtresse affolée, et avait reçu une récompense de £5, sans avoir eu à répondre à des questions. Ludwig m'offrit ces 5 : £90. Il s'en fallait de £10 ! Problème : comment les avoir ?

Personne d'entre nous ne le savait. Virginia, qui venait d'entrer dans la pièce après avoir fait une course, ne pouvait rien proposer. Mais tout d'un coup elle s'exclama :

— Qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai perdu mon réticule.

Celui-ci n'est pas à moi. Lieber Himmel [Note 6] ! Je vois maintenant ce qui s'est passé. Comme je descendais de l'autobus, une vieille dame y montait ; nos réticules se sont empêtrés l'un avec l'autre ; elle a pris le mien, et moi le sien.

On ouvrit le réticule de la vieille dame : il contenait plusieurs papiers et une aumônière où il y avait £17. Quel dommage qu'il fût impossible de la rendre à la vieille dame ! Mais il y en a tant à Londres et elles se ressemblent toutes ! Toute tentative pour la retrouver était vouée d'avance à l'échec. D'ailleurs, Virginia avait laissé entre les mains de la vieille dame son propre réticule, qui contenait un trousseau de clefs et une houppe à poudre. Echange n'est pas vol.

On ajouta les £17 aux £90 ; total global : £107.

Après avoir remis au Juif les £100 requises, je garderais le solde de £7.

Tout est bien qui finit bien.

J'avais toujours été persuadé de la valeur morale et matérielle de l'institution familiale ; mais j'avais à présent une nouvelle preuve de cette valeur. Je suis sûr que si on resserrait les liens de famille au lieu de les relâcher, comme il arrive souvent, tout le monde y gagnerait. Ce n'est que ma simple opinion personnelle que j'exprime ici ; je ne parle ni ex cathedra ni du banc des pénitents.

M. Ferkel n'avait pas beaucoup exagéré. La boutique au quartier est que nous allâmes voir ensemble était, pour ce quartier, bonne : elle portait le nom : Grand Magasin de chaussures de Londres et de Globe Road. On signa le contrat. On me présenta deux amis du Juif, MM. Lügner et Galgenstrick. [Note 7] Ces messieurs, à leur tour, me présentèrent à plusieurs maisons anglaises, déclarant qu'ils me connaissaient depuis bien des années, et ils jurèrent que le nom de Gottlieb Krumrn était le synonyme exact de la probité commerciale. La route vers la fortune était grande ouverte devant moi. J'avais néanmoins des doutes à ce sujet.

— La fortune est inconstante, me dis-je, réussirons-nous ? Qui sait ? Et pourtant, pourquoi pas ? Nos besoins sont petits, pour commencer, nous ne cherchons pas de champ aurifère ni de territoires nouveaux. En avant donc ! Et après nous le déluge, comme a dit Noé en embarquant sur son arche.

Nous réussîmes, mais oui, chaque jour davantage nous réussissons. Je suis un intermédiaire, et quoiqu'il soit vrai qu'il n'a pas à travailler, l'intermédiaire tire la plus grande partie des profits ; c'est là une compensation. J'en suis venu à savoir quelque chose sur le commerce : je dois dire que ces souliers-là ne me blessent pas. Vive le cuir. L'estime où je tiens la vérité me pousse à dire que j'en sais plus long que le député de Northampton. [Note 8] Il est exact que les clients, quand ils sont encore dans la boutique, sentent très bien où le soulier les blesse et me disent des injures ; mais j'ai appris à ne pas avoir la peau trop mince. Toute mon ambition c'est de voir mes semblables sur un pied d'égalité avec moi. Je ne suis pas égoïste ; cela me chausserait bien si l'humanité entière était à ma place.

FIN DE L’EXTRAIT

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