« Guzman de Alfarache » est un roman picaresque de Mateo Aleman écrit et publié en 1599, puis en 1604. Si Vie de Lazarillo de Tormès ouvre les voies du roman picaresque, « Guzman de Alfarache » établit le roman picaresque, en définit les codes, qui seront ensuite suivis avec « El Buscon » de Francisco de Quevedo, puis « La picara Justina » de Lopez de Ubeda.
L’histoire de l’œuvre
En 1599 paraît la première partie du roman, intitulée, « Primera parte de Guzman de Alfarache », puis en 1604 paraît à Lisbonne « Segunda parte de la vida de Guzman de Alfarache, atalaya de la vida humana » (le Portugal faisait partie de la couronne d’Espagne entre 1580 et 1640). Le narrateur est un jeune picaro devenu vieux qui raconte son histoire parfaitement immorale du début à la fin, et l’entrecoupe de considérations morales qui peuvent parfois hésiter entre le premier et le second degré. On réalise mal le succès que connut à l’époque « Guzman de Alfarache », ce qui explique le nombre de parutions non autorisées, et donc les difficultés financières de l’auteur, et on comprend mal (en tous cas, Les Editions de Londres comprennent mal) que quarante-cinq ans se passèrent entre ces deux succès de librairie que furent ces deux premiers prototypes de littérature picaresque, Vie de Lazarillo de Tormès et « Guzman de Alfarache ». D’ailleurs, l’œuvre connut vingt- trois rééditions dans les premières années suivant sa parution, ce qui poussa le grand public à relire Lazarillo.
Résumé de l’histoire ?
Nous avons essayé, mais la préface ferait probablement le quart du livre… Disons que « Guzman » nous parle de sa naissance, de ses parents génois d’origine levantine, de leur installation à Séville, du fait qu’il est bâtard, et qu’un jour il décide de tenter l’aventure et part de chez lui. Dès la première halte, il est la victime d’un monde sans pitié, ce qui au fil des étapes (Alfarache, Séville, Madrid, Tolède, Barcelone, Gênes, Rome, Sienne, Florence, Bologne, Milan, Gênes, Saragosse, Madrid, Alcala…) et aventures (hôtellerie, ânier, association avec les gueux, cuisinier, nombreuses aventures galantes, tour à l’orfèvre, retrouvailles avec les parents, cardinal, service de l’ambassadeur d’Espagne, amours avec une dame romaine, aventure du cochon, rencontre avec Sayavedra, nouvelle rencontre avec ses parents et comment il les vole, jeune veuve de Saragosse, épousailles de la fille du banquier, nouvelle épouse, atteintes aux bonnes mœurs, condamnation aux galères, libération) le conduit de l’innocence au crime.
L’influence de Lazarillo et l’apport de Guzman de Alfarache
D’abord, référons nous à notre « définition » du roman picaresque déjà élaborée dans notre préface de Vie de Lazarillo de Tormès, et rappelons-en brièvement les principales caractéristiques au risque de lasser le lecteur qui vient de lire la préface de « Lazarillo ».
L’autobiographie : le roman picaresque se décline à la première personne, condition nécessaire pour que la description de la réalité perçue le soit avec naïveté, avec cynisme, ou d’un ton désabusé, ou faussement enjoué, ou encore vraiment moqueur, car le ressort comique vient notamment du filtre exercé par l’œil du narrateur, permettant ainsi la distanciation entre l’auteur et la scène racontée.
Le personnage principal : le picaro, souvent un homme, souvent jeune, souvent de milieu modeste, il est le héros malgré lui, le antihéros d’aventures truculentes, il s’oppose en cela aux idéaux abstraits dont était faite la culture héroïque espagnole, chevalerie, honneur, respect de la femme chaste, guerre, sang, mépris de l’argent. Le picaro souffre de la faim, et de l’absence de biens matériels, il n’hésitera pas non plus à se plonger allègrement dans la licence. Il trompera, abusera, couchera avec la femme de celui qui l’abuse, se battra. Mais avant tout, c’est son rapport à la réalité qui le distingue du héros traditionnel.
Le roman initiatique : le roman picaresque est sans aucun doute un roman de formation, un Bildungsroman. Quel que soit le personnage principal, son intelligence, duplicité ou naïveté, il changera, il évoluera à mesure que les évènements l’aguerrissent. Contrairement à la personne bien intégrée à la société de son temps, et depuis le retournement du Quinzième siècle, ceci veut dire la société bourgeoise, le picaro, lui, ne jouit que d’une chose, sa liberté.
Le voyage et l’errance : conditions essentielles de la vie du picaro. Comme il est dans l’impossibilité de réinventer une société qui ait du sens pour lui, et que ses choix, ou le hasard des circonstances le mettent parfois en porte-à-faux, il est condamné à l’errance, ce qui correspond en même temps à sa nature profonde, rêveuse, aventureuse, spontanée.
La satire : l’humour est une des caractéristiques clé du roman picaresque. Pour certains, le genre est avant tout celui d’une critique sociale drôle, désabusée, cynique. Le roman picaresque, qu’il moque les bonnes gens, les officiels corrompus, la veulerie, l’avarice, la tromperie, les besoins réprimés de la chair, les prêtres licencieux, les soldats fanfarons, les vieillards libidineux, les femmes volages, c’est avant tout celui de l’humour, sans que s’exprime la moindre velléité de transformer cet état de choses.
Le pessimisme et le cynisme : le picaresque n’attend finalement rien de la nature humaine, et c’est bien cela, la condition de sa liberté ? Le picaresque est la négation du roman idéalisant, qui fait l’apologie d’un mode de vie : chevalerie, roman « psychologique », ou « roman » contemporain dont la critique se pâme.
La fatalité : c’est toute une philosophie de la vie et de l’existence qui définit le roman picaresque. Quoique l’on fasse, on ne peut rien contre la destinée, qu’elle soit écrite ou inévitable. Pourtant, les hasards de l’existence ne nous privent pas de notre liberté. Bien au contraire, c’est chercher à nous en protéger à tout prix qui, en nous privant de notre liberté, nous ôte le goût de l’existence. Car le déterminisme à l’œuvre dans le roman picaresque fait que la liberté n’est jamais que la jouissance inaltérée d’un espace permissif, individuel, et non pas la clé donnée à tout honnête homme de transformer sa vie.
Voilà, c’était ce que nous avions écrit, en résumé. Si nous appliquons ces critères absolument arbitraires à « Guzman de Alfarache », et que nous comparons à Lazarillo, voici ce que nous trouvons : sur le mode narratif, aucun doute, « Guzman » et Lazarillo sont tous deux des autobiographies. L’innovation de « Guzman », c’est qu’il raconte sa vie vers la fin…de sa vie, tandis que Lazarillo prend du recul plus tôt, encore jeune adulte. Le personnage principal, c’est bien un picaro, dans les deux cas. Oui, « Lazarillo » et « Guzman » sont deux personnages différents, et « Lazarillo » reste plus proche des esclaves, valets, gamins insupportables des farces latines, ou des farces du Moyen-Âge. En cela, « Guzman » le picaro est probablement plus proche, par l’âge, le cynisme, des futurs héros picaresques. Mais si vous nous demandez notre avis, nous trouvons « Lazarillo » beaucoup plus rafraîchissant, et peut être plus atemporel, donc moins démodé. Dans les deux cas, il s’agit bien d’un roman de formation. Mais il y a une vraie différence : « Lazarillo » garde son ingénuité, et de ce fait, nous dresse un portrait plus drôle et presque moins moralisant de la société espagnole. En revanche, « Guzman », de franchement naïf, devient extrêmement cynique, et carrément sans scrupules. Si « Lazarillo » nous peint la société dans ses traits ridicules, cruels, et colorés, « Guzman » est beaucoup plus pessimiste. Sur le critère du voyage et de l’errance, « Lazarillo » comme « Guzman » voyagent, mais pas aux mêmes endroits. Chez « Lazarillo », on a l’errance crédible d’un gamin pauvre de l’Espagne du Seizième siècle, pour « Guzman », porté par son ambition de faire quelque chose, de réussir, un peu à la Barry Lyndon, il part de Séville, se rend rapidement en Italie, à Gênes, et ailleurs, d’où est originaire la famille de « Guzman », comme la mère de l’auteur. La satire, nous sommes beaucoup plus dans l’ordre satirique avec « Lazarillo », tandis que « Guzman » est dans le noir. C’est l’une des principales différences entre les deux : « Guzman » n’est pas drôle ; il a beau suivre le mode d’écriture picaresque, dont on retrouve sans aucun doute des éléments chez Voltaire et Diderot, c'est-à-dire, le ton faussement naïf, et finalement assez frais, ingénu, « Guzman » ne fait pas rire.
« Guzman » atteint les sommets du cynisme et de la corruption (se marie plusieurs fois, vole ses parents, et le clou de la fin, il obtient sa libération des galères en trahissant ses compagnons qui le payent ensuite de leur vie), et en cela, et par la volonté moralisante de l’ouvrage, mais aussi par sa dimension pessimiste et complètement désabusée, « Guzman » appartient déjà à une toute autre époque que « Lazarillo ».
La définition du genre
Il faut rappeler que si Lazarillo connaît un succès étonnant au moment de sa parution vers 1554 (quatre éditions entre 1554 et 1555), il n’est ensuite réédité qu’une fois, en 1573, puis il est oublié. C’est avec « Guzman de Alfarache », dont la première partie paraît en 1599, et qui connaît lui aussi un remarquable succès, que « Lazarillo » est à son tour redécouvert et réédité. En codifiant le picaresque, en transformant la compilation d’histoires populaires, en s’en appropriant l’esprit, et en en faisant une philosophie de l’existence, « Guzman » transforme le héros picaresque en un individu beaucoup moins recommandable, moins innocent que « Lazarillo », et surtout systématise une structure, qui était encore balbutiante avec « Lazarillo » ; en un mot, il transforme un esprit littéraire en un genre littéraire, avec ses codes etc. Pour nous, c’est ça, l’apport de « Guzman ». En revanche, ce qu’il perd, et que retrouve par exemple Tom Jones beaucoup plus tard, c’est l’humour, et donc un certain optimisme, une certaine truculence qui traverse selon nous beaucoup mieux les âges. Le picaresque de « Guzman » est décidément bien noir. Mais le picaresque peut-il être codifié ?
La codification de « Guzman »
Comme le dit le professeur Lazaro Carreter : « le roman picaresque n’apparaît pas en tant que genre littéraire avec « Lazarillo », pas plus qu’avec « Guzman », mais plutôt quand ce dernier incorpore les aspects délibérément visibles du premier ». Si « Lazarillo » mettait en scène une certaine Espagne, avec « Guzman », le picaresque se recentre sur le personnage du picaro comme miroir inversé de la société.
Pour la tentative de codification qui suit, nous avons emprunté à l’excellente analyse d’Antonio Rey Hazas.
Incarnation du déshonneur : davantage que l’anti-héros, le picaro se situe à l’opposé de la morale de l’honneur. Mais cet anti-honneur est à la base une velléité de s’affranchir des carcans moraux de la société amorale de l’époque.
Volonté d’ascension sociale : une autre différence importante avec « Lazarillo » : le picaro à partir de « Guzman » veut réussir, et fera tout pour, jusqu’à trahir les siens, voler ses parents, prostituer sa femme.
La loi de la faim : évidemment, tous les héros picaresques crèvent de faim à un moment ou à un autre ; c’est la préoccupation principale de « Lazarillo », mais « Guzman » n’échappe pas à la règle.
La généalogie : afin d’incarner l’anti-honneur, il faut bien une généalogie digne de ce nom : père voleur, mère infidèle et adultère, origines bâtardes…
La mendicité : de même qu’il leur arrive de mourir de faim, tous les picaros passent à un moment ou à un autre par la mendicité.
Le délinquant : c’est l’autre apport de « Guzman », son parcours initiatique, c’est celui qui le transforme de jeune ambitieux en délinquant sans scrupules.
Confrontation à un monde cruel, Perte de l’innocence, mauvaises influences, et solitude du picaro finissent de définir le genre.
Alors, quelle différence entre le monde en transformation profonde du milieu du Seizième siècle, celui de « Lazarillo », et le monde de « Guzman » cinquante ans plus tard ! Entre le roman de la débrouillardise, et de l’aventure, et celui de la malhonnêteté tournée en philosophie de l’existence comme réponse à une société foncièrement injuste, il y a une marge. Il ne fait aucun doute que la décadence morale, sociale, et économique de l’Espagne de Philippe II ait beaucoup à voir avec cette évolution de l’esprit picaresque de « Lazarillo » en la codification du genre à la « Guzman ». D’ailleurs, à un moment Mateo Aleman en a probablement assez, et il part pour la Nouvelle-Espagne.
Les conversos
Nous l’avons évoqué dans la préface de Lazarillo, dur de comprendre la genèse du picaresque sans comprendre la problématique des conversos, ces Juifs qui eurent le choix entre l’exil forcé et la conversion au Catholicisme. Mateo Aleman est un converso, de même que « Guzman », qui comme par hasard a lui aussi des origines génoises, « originaires du Levant ».
Il faudra attendre le 31 Mars 1992 pour que le roi Juan Carlos abroge l’édit d’expulsion du 31 Mars 1492, édit qui fit partir cent cinquante mille Juifs d’Espagne vers l’Afrique du Nord et l’Empire Ottoman. Pour les conversos demeurés en Espagne (deux cent mille ?), le Seizième siècle n’est pas une époque drôle. Les statuts de limpieza de sangre interdisent aux conversos et à leurs enfants et petits-enfants (rappelez-vous, ils ne sont pas Juifs puisqu’ils ont choisi de se « convertir » plutôt que d’être expulsés) l’accès aux postes administratifs, aux Universités, à l’armée etc. Comment s’étonner ensuite que le jugement porté par les conversos sur l’Espagne qui commence son déclin au moment de sa supposée apogée ne soit pas toujours clément, et que la critique sociale, ce soient eux qui l’aient inventé ? Comment s’étonner que l’immoralisme tourné en philosophie picaresque de l’existence, de façon à faire ressortir toute l’immoralité de la société « morale » qu’ils critiquent et à laquelle ils opposent leur anti-héros, que cette littérature picaresque, soit leur réponse à un ordre injuste, répugnant, inacceptable ? Ceux dont l’Espagne voulut se débarrasser, ceux qu’elle opprima pendant des décennies, elle leur doit son âge d’or littéraire. Comme quoi, picaros ou non, ils n’étaient pas bien rancuniers.
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