Curieux lecteur, j'avais tant d'impatience de te conter mes aventures, qu'il s'en est peu fallu que je n'aie débuté par là, sans faire aucune mention de ma famille. Ce que quelque pointilleux dialecticien n'aurait pas manqué de me reprocher : N'allons pas si vite, ami Guzman, m'aurait-il dit ; commençons, s'il vous plaît, par la définition avant que d'en venir au défini. Apprenez-nous d'abord quelles gens furent vos parents ; ensuite vous nous entretiendrez à loisir de ces beaux faits dont vous avez si grande démangeaison de parler. Hé bien, pour faire les choses dans l'ordre, je vais donc mettre sur le tapis mes parents. Si je te racontais leur histoire, je suis sûr que tu la trouverais plus réjouissante que la mienne ; mais ne t'imagine pas que j'aille me donner carrière à leurs dépens, révéler tout ce que je sais d'eux : qu'un autre batte s'il veut les cartes, et se nourrisse de corps morts, comme la hyène ; pour moi je prétends, par respect pour la mémoire de mes parents, passer sous silence les choses qu'il ne me conviendrait pas de dire. Je veux même farder si bien celles que je rapporterai, qu'on dise de moi : Béni soit l'homme qui couvre ainsi les défauts de ses proches.
Véritablement leur conduite n'a pas toujours été irréprochable, et quelques-unes de leurs actions, entre autres, ont fait tant de bruit dans le monde, que j'entreprendrais en vain de les rendre blancs comme neige. Je démentirai seulement les gloses qui ont été faites sur le texte, car, Dieu merci, on aime aujourd'hui à commenter. Tout homme qui fait un conte, soit par malice, soit par vanité, y mêle ordinairement du sien, et toujours plus que moins. Telle est la bonne nature de notre esprit : il faut qu'il ajoute des choses de son propre fonds à celles qu'on attend de lui. Je veux t'en citer un exemple.
J'ai connu à Madrid un gentilhomme étranger qui aimait les chevaux d'Espagne. Il en avait deux fort beaux ; un aubère et un gris-pommelé. Il aurait souhaité de les emmener dans sa patrie ; mais il ne lui était pas permis ni même possible, à cause qu'il était d'un pays trop éloigné ; il voulut du moins les emporter en peinture, pour sa propre satisfaction et pour les montrer à ses amis. Il chargea deux peintres fameux d'en peindre chacun un, leur promettant, outre le prix qu'ils conviendraient, de faire un présent à celui qui s'en acquitterait le mieux.
L'un de ces grands ouvriers peignit l'aubère merveilleusement bien, et remplit le reste de sa toile de clairs et d'ombres. L'autre peintre ne tira pas le gris pommelé avec tant de perfection ; mais, en récompense, il orna le haut de son tableau d'arbres, de nuages, d'admirables lointains, d'édifices ruinés ; et il peignit au bas une campagne pleine d'arbrisseaux, de prairies et de précipices. On voyait encore dans un endroit un tronc d'arbre d'où pendait un harnais de cheval, et au pied une selle à la genette, si bien représentée, que l'art ne pouvait aller plus loin.
Quand le gentilhomme vit ces deux tableaux, il fut, avec raison, plus frappé de l'aubère que de l'autre, et commençant par payer celui-là, il donna sans marchander ce que l'ouvrier lui demanda, avec une bague par-dessus le marché. L'autre peintre voyant l'étranger si libéral, et croyant mériter encore mieux d'être récompensé que son confrère, mit son ouvrage à un prix excessif. Le cavalier en fut surpris, et lui dit : Mon ami, vous n'y pensez pas ; pourquoi voulez-vous que j'achète plus cher votre tableau, qui, sans contredit, est au-dessous de l'autre ? Au-dessous ! répondit le peintre. À la bonne heure pour le cheval : mon confrère peut m'avoir surpassé en cela ; mais les seuls arbrisseaux et les ruines qui sont dans mon tableau valent autant que le sien. Il n’était pas besoin, répondit le gentilhomme, que vous fissiez ces arbres et ces bâtiments ruinés ; il n'y a que trop de tout cela dans mon pays. En un mot, je ne vous ai ordonné que de peindre mon cheval.
Là-dessus le peintre lui voulut persuader qu'un cheval tout seul n'aurait pu faire qu'un très mauvais effet dans un si grand tableau, au lieu que les ornements dont il l'avait accompagné lui donnaient beaucoup de relief. D'ailleurs, ajouta-t-il, je n'ai pas cru devoir laisser le cheval sans selle et sans bride, et celles que j'ai faites sont telles, que je ne les troquerais pas contre d'autres toutes d'or. Encore une fois, dit l'étranger, je ne vous ai demandé qu'un cheval, et je veux bien vous payer le vôtre comme bon : à l'égard de la selle et de la bride, vous n'avez qu'à les vendre à qui vous voudrez. Ainsi l'ouvrier, pour avoir plus fait qu'on n'avait exigé de lui, ne fut pas payé de sa peine.
Qu'il y a de peintres semblables dans le monde ! On ne leur demande simplement qu'un cheval, et ils veulent absolument faire une selle et une bride. Encore une fois, les commentaires sont à la mode, et l'on n'épargne personne. Juge, lecteur, si l'on, a respecté mes parents.