Hippolyte

APHRODITE.

Je suis la Déesse Cypris[1], bien connue et non sans gloire parmi les hommes et dans l’Ouranos. Entre tous les vivants qui habitent de la mer jusqu’aux bornes atlantiques et voient la lumière du soleil, j’honore ceux qui respectent ma puissance et je renverse ceux qui se dressent contre moi. En effet, il est aussi de la nature des dieux de se réjouir d’être honorés par les hommes. Je montrerai promptement la vérité de ces paroles. Le fils de Thésée, né d’une Amazone, Hippolyte, nourri par le sage Pitthée[2], est le seul parmi les citoyens de cette terre de Trézène à dire que je suis la pire des divinités, et il méprise le lit nuptial et fuit les noces. Mais il honore la sœur de Phébus, Artémis[3], fille de Zeus, et il la tient pour la plus grande des déesses. Et, suivant toujours la Vierge dans la verte forêt, il détruit les bêtes sauvages à l’aide des chiens coureurs, et il se livre à un commerce trop haut pour un homme. Je n’envie point ces choses à celle-ci. Pourquoi, en effet ? Mais je châtierai Hippolyte, en ce jour même, de m’avoir outragée. J’ai déjà tout préparé pour cela, et j’y aurai peu de peine. Étant sorti un jour de la demeure de Pitthée, pour voir célébrer les mystères sacrés sur la terre de Pandion, la noble femme de son père, Phèdre, l’ayant vu, fut saisie par moi d’un violent amour dans son cœur. Avant de venir sur cette terre de Trézène, elle éleva sur la roche de Pallas, d’où l’on voit ce pays, un temple à Cypris ; et, brûlant d’amour pour un absent, elle voulut, en l’honneur d’Hippolyte, que ce temple fût appelé de ce nom, dans l’avenir. Mais, après que Thésée eut quitté la terre de Cécrops, s’exilant en expiation du meurtre des Pallantides, il vint ici par mer avec sa femme, afin d’y subir une année d’exil ; et c’est ici que la malheureuse, gémissante et percée des aiguillons de l’amour, périt dans le silence. Et aucun de ses serviteurs ne connaît son mal. Mais il ne faut pas que cet amour soit vain. Je le révélerai à Thésée, et il deviendra manifeste. Et celui qui est mon ennemi, son père le tuera par ses imprécations, car le Dieu marin Poséidon a promis à Thésée de les exaucer, et de ne point laisser inaccomplies trois de ses demandes. Pour Phèdre, bien qu’elle soit illustre, elle périra cependant. En effet, je m’inquiète moins de la perdre que de me satisfaire en châtiant mes ennemis. Mais je vois venir le fils de Thésée, quittant les fatigues de la chasse. Je sortirai d’ici. Un nombreux cortège de serviteurs le suit et célèbre par des hymnes la Déesse Artémis. Il ne voit pas, en effet, les portes ouvertes du Hadès, et que voici son dernier jour.

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HIPPOLYTE.

Suivez, suivez-moi, en chantant la fille ouranienne de Zeus, à qui nous sommes chers !

LES SERVITEURS.

Vénérable, vénérable, très auguste ! salut, race de Zeus ! Salut, ô fille de Latone et de Zeus, Artémis, la plus belle des vierges, toi qui habites dans le vaste Ouranos la noble demeure de ton père, la demeure resplendissante d’or de Zeus !

HIPPOLYTE.

Salut, ô très belle, la plus belle des vierges qui habitent l’Olympe, Artémis ! ô maîtresse, je te donne cette couronne tressée dans une prairie non foulée, que le fer n’a jamais touchée, où jamais pasteur n’a osé faire paître ses troupeaux, où vient seule l’abeille printanière, et que la pudeur féconde de sa rosée ! Celui qui n’a rien appris par l’étude, et à qui la nature elle-même a enseigné la sagesse en toutes choses également, peut seul cueillir ces fleurs, ce qui n’est point permis aux mauvais. Ô, chère maîtresse, reçois donc, de ma main pieuse, cette couronne pour ta chevelure dorée ! En effet, à moi seul ce don a été accordé entre les mortels : je t’accompagne, je te parle, et j’entends ta voix, bien que je ne voie point ton visage, et je finirai ma vie ainsi que je l’ai commencée.

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UN SERVITEUR.

Roi ! car les Dieux seuls doivent être nommés maîtres, veux-tu recevoir de moi un bon conseil ?

HIPPOLYTE.

Très sûrement ; sinon, je ne serais point sage.

LE SERVITEUR.

Sais-tu donc quelle loi oblige les mortels ?

HIPPOLYTE.

Je ne la connais pas ; mais sur quoi me questionnes-tu ?

LE SERVITEUR.

C’est de haïr l’orgueil qui déplaît à tous.

HIPPOLYTE.

Très bien. En effet, quel homme plein d’orgueil n’est odieux ?

LE SERVITEUR.

Et l’affabilité, au contraire, ne plaît-elle pas ?

HIPPOLYTE.

Certes ! et l’on en tire profit avec peu de peine.

LE SERVITEUR.

Penses-tu que ceci soit vrai aussi parmi les Dieux ?

HIPPOLYTE.

Oui, puisque les hommes reçoivent leurs lois des Dieux.

LE SERVITEUR.

Pourquoi donc ne salues-tu pas une véritable déesse ?

HIPPOLYTE.

Laquelle ? Prends garde que ta bouche ne soit offensante !

LE SERVITEUR.

Celle-ci, Cypris, qui préside à tes portes.

HIPPOLYTE.

Je la salue de loin, étant pur.

LE SERVITEUR.

Cependant, elle est vénérable et illustre parmi les mortels.

HIPPOLYTE.

Chacun des Dieux et des hommes s’occupe de qui lui plaît.

LE SERVITEUR.

Heureux, si tu étais sage autant qu’il faut l’être !

HIPPOLYTE.

Aucun des Dieux qu’il faut honorer dans la nuit ne me plaît.

LE SERVITEUR.

Ô enfant, il est nécessaire d’honorer les dieux.

HIPPOLYTE.

Allez, compagnons. Entrez dans la demeure, et préparez la nourriture. Une table pleine est agréable après la chasse. Il convient d’étriller les chevaux, afin qu’ayant bien mangé, je puisse les atteler au char et les exercer à l’aise. Pour ta Cypris, je lui souhaite beaucoup de joie.

LE SERVITEUR.

Pour moi, car il ne convient pas d’imiter les jeunes gens, dans le sentiment que doit exprimer un esclave, j’adore tes images, ô maîtresse Cypris ! Mais il faut pardonner à la jeunesse impétueuse qui se laisse entraîner contre toi en paroles insensées. Feins de ne pas entendre celui-ci. Il sied aux Dieux d’être plus sages que les hommes.

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LE CHŒUR.

Strophe I.

Il est une roche fameuse d’où coule une eau pure, et qui fait jaillir une source où puisent les urnes. Une de mes compagnes y lavait des vêtements pourprés qu’elle étendait ensuite sur le dos du rocher chauffé par le Soleil. C’est par elle que j’ai appris que ma maîtresse…

Antistrophe I.

Était couchée, consumée, sur son lit douloureux, dans ses demeures, et couvrait de voiles légers sa tête blonde. Et j’ai su que ce jour était le troisième, depuis que, par sa bouche ambroisienne, elle gardait son corps pur du blé de Déméter, voulant, dans son mal caché, en venir au terme de sa vie malheureuse.

Strophe II.

Sans doute, ô jeune femme, tu délires, divinement frappée, soit par Pan, soit par Hécate, soit par les vénérables Corybantes, ou par la Mère qui erre sur les montagnes. Peut-être as-tu offensé Artémis qui se réjouit des bêtes fauves, et souffres-tu ainsi pour avoir négligé d’offrir les gâteaux sacrés ? Car elle vole aussi sur la mer, par-dessus la terre et les tourbillons de la mer salée.

Antistrophe II.

Quelque femme, dans tes demeures, couchée clandestinement dans ton lit, charme-t-elle l’Eupatride, ton mari, prince d’Érechthée ? Ou quelque marin a-t-il navigué de la Crète jusqu’à ce port très hospitalier, apportant des nouvelles à la Reine, et, à cause de la tristesse qu’elles lui ont causée, reste-t-elle liée sur son lit ?

Épode.

L’ennui chagrin et morose hante, en effet, l’humeur irritée des femmes, dans les douleurs de l’enfantement ou dans le désir charnel. J’ai senti autrefois cette vapeur courir dans mon ventre, et j’ai invoqué alors Artémis qui darde des flèches, la Déesse ouranienne qui vient en aide à celles qui enfantent ; et elle m’a toujours été favorable, avec le consentement des Dieux. Mais voici, devant les portes, la vieille nourrice qui porte Phèdre hors de la demeure. Un triste nuage pèse sur ses sourcils. Mon cœur désire savoir pourquoi, et ce qui blesse ainsi le corps flétri de la Reine.

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* *

LA NOURRICE.

Ô misères des mortels ! ô maux lamentables ! Que ferai-je pour toi ? Que ne ferai-je pas ? Voici la claire lumière que tu demandais, voici ce grand air. Ton lit douloureux est maintenant hors de la demeure. Tu parlais toujours, en effet, de venir ici. Mais tu te hâteras bientôt de retourner dans la demeure, car tu changes promptement, et rien ne te contente. Rien de ce que tu as ne te plaît, et tu préfères ce que tu n’as pas. Il est plus facile d’être malade que de guérir ceux qui souffrent. L’un est simple, en effet, et l’autre joint à l’inquiétude de l’esprit la fatigue des mains. Toute la vie des hommes est pleine de douleur, et il n’est point de relâche à leurs maux ; mais s’il est quelque chose de plus doux que la vie, les ténèbres l’enveloppent et nous le cachent. Nous aimons éperdument cette lumière qui resplendit sur la terre, à cause de notre inexpérience d’une autre vie ; et, ne sachant rien de ce qui se passe sous la terre, nous nous effrayons de vaines fables.

PHÈDRE.

Soulevez mon corps, redressez ma tête ! Amies, mes membres vont se dissoudre. Servantes, soutenez mes belles mains ! Cette bandelette pèse à ma tête. Ôtez-là ! Laissez aller ma chevelure sur mes épaules.

LA NOURRICE.

Sois courageuse, enfant, et n’agite point péniblement ton corps. Tu supporteras plus facilement ton mal avec du repos et un noble courage. Il est fatal que les hommes soient accablés de maux.

PHÈDRE.

Hélas ! hélas ! Puissé-je, d’une source vive, puiser une eau pure, et la boire, et couchée sous les peupliers noirs, me reposer dans une verte prairie !

LA NOURRICE.

Ô enfant, que dis-tu ? Ne dis pas ceci devant la foule ; ne répands pas ces paroles pleines de démence.

PHÈDRE.

Menez-moi sur la montagne ! J’irai vers la forêt et vers les pins, où les chiens tueurs de bêtes sauvages courent et s’élancent sur les cerfs tachetés. Par les Dieux ! je voudrais, de mes clameurs, exciter les chiens, et brandir auprès de ma chevelure blonde la pique thessalienne, en serrant dans ma main le trait aigu !

LA NOURRICE.

Ô fille, d’où vient que tu agites de telles pensées ? Pourquoi t’inquiéter ainsi de la chasse ? Pourquoi désires-tu de claires fontaines ? Auprès de la demeure, en effet, coule une source d’eau vive où tu peux boire.

PHÈDRE.

Maîtresse de la maritime Limné et des gymnases hippiques, Artémis ! que ne suis-je dans tes plaines, domptant les chevaux vénètes !

LA NOURRICE.

Pourquoi jeter de nouveau cette parole insensée ? Naguère, ayant gravi la montagne, tu étais transportée du désir de la chasse ; et, maintenant, tu veux diriger tes chevaux sur le sable, le long de la mer ! C’est aux divinateurs de dire quel est celui des Dieux qui te tourmente et qui trouble ton esprit, ô enfant !

PHÈDRE.

Malheureuse ! Qu’ai-je fait ? Où erré-je, privée de raison ? Je délire, je suis tombée dans l’embûche d’un dieu malveillant ! Hélas ! hélas ! malheureuse ! Nourrice, couvre de nouveau ma tête. J’ai honte des paroles que j’ai dites. Couvre ! Les larmes jaillissent de mes yeux qui se détournent de honte. En retrouvant ma raison, je suis accablée de douleur. La démence est un mal ; mais il vaut mieux mourir, ne sentant point son mal.

FIN DE L’EXTRAIT

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