Quand on s’intéresse à la littérature noire & policière, et par conséquent – bien souvent – aux faits divers, on en a parfois marre de constater que l’opinion imagine que les tueurs en série sont apparus au XXe siècle sur le territoire américain.
Car il n’en est rien, et si vous pensez que Jack l’Éventreur est le premier d’entre eux, vous avez encore faux. La première affaire de tueur en série dont l’Histoire garde trace concerne… une femme. Locusta était une empoisonneuse professionnelle qui tuait aussi pour son compte, pour le plaisir. Elle sévissait en 69 après Jésus Christ ! Et elle fut exécutée pour avoir assassiné l’empereur Claudius et son fils Britannicus ; excusez du peu. La Comtesse Erzebeth Bathory est un autre cas historique bien connu des spécialistes : elle fut condamnée à être emmurée vivante en 1661 pour s’être « amusée » à torturer des centaines de jeunes filles.
Nous évoquons les cas de deux femmes, alors que l’on sait aujourd’hui que la plupart des tueurs en série sont des hommes, mais ils sont néanmoins révélateurs d’autre chose : si on en a gardé la mémoire, c’est que ces deux femmes furent liées à des membres de l’élite de l’époque, à des personnes qui ont fait l’Histoire. Au moment où elles se sont déroulées, ces affaires furent en quelque sorte médiatiques, et la surmédiatisation de la société actuelle explique la croyance communément répandue que nous déplorons plus haut. Des tueurs en série sévissent sans doute depuis que l’homme est homme, mais nous avons longtemps manqué de moyens pour porter leur existence à la connaissance du public. Ajoutons enfin que la police a aujourd’hui la possibilité de recouper des crimes qui se sont passés sur des territoires différents, ce qui n’était pas le cas il y a encore une vingtaine d’années.
La conséquence de cette croyance sur la littérature, c’est que les histoires qui nous sont données à lire ont bien souvent lieu dans un monde très contemporain du nôtre. Alors quand on a l’occasion de publier un texte qui se déroule au XIXe siècle, on ne se fait pas prier. Et s’il lie l’Auvergne du responsable de collection à l’Angleterre de la maison, encore moins. Mais ce ne sont pas là les seules qualités du Faiseur d’Anges : outre celles d’écriture, il sait s’inspirer de la « légende » de Jack l’Éventreur sans se laisser enfermer.
Christopher Wobble est né en 1991. Il est étudiant chercheur en littérature contemporaine ; ses goûts littéraires mélangent allègrement Chrétien de Troyes, Racine, Émile Zola, Marcel Proust, Marguerite Duras, Françoise Chandernagor et Stephen King. Sa marotte, c’est la ponctuation. Personne n’étant parfait, il vit à Paris.
Le Faiseur d’Anges est son premier texte publié.
Ciel d’orage et soupe d’orties
Gabrielle Massat
Je réprimai un frisson. Mon allergie chronique à l’hiver sortait de son sommeil. Rien ne me déprimait plus que Toulouse en décembre ; trop froid et sec pour promettre plus que quelques flocons agoniques et des autochtones rendus hargneux par la grisaille.
Je me détournai de la fenêtre pour me retrouver face au bordel apocalyptique de mon futur ex-cocon à la Brigade des Mœurs. Des cartons à moitié-pleins s’empilaient autour du bureau enseveli sous les dossiers à trier. Deux semaines que je rassemblais mes affaires avant de tirer ma révérence. L’enterrement de ma vie de flic se faisait désirer…
— Lieutenant Jacques Pinto ?
Une voix claire arrêta ma main à deux centimètres d’un dossier qui hésitait entre le carton « administration » et la chemise « divers ». Vu l’heure avancée, mon visiteur ne me voulait sûrement rien d’officiel. Planté dans des Doc Martens éculées, il arborait un look digne de celui de mes années Sex Pistols. Mes doigts passèrent machinalement sur la cicatrice qui barrait mon sourcil droit, vestige d’un piercing abandonné lors de mon mariage à l’uniforme marine. Sous son Perfecto, un t-shirt AC/DC faisait la promo de la tournée « Back In Black ». Il n’était probablement pas né quand j’avais acheté l’album.
— Désolé, fis-je en me composant un masque avenant. Jacques Pinto ne travaille plus ici.
Son visage émacié se fendit d’un sourire carnivore et je me sentis sondé par le vert acide de son œil droit. Le gauche disparaissait derrière un cache-œil noir, dont la sobriété tranchait avec les perles et les plumes bariolées pendues à ses cheveux.
Le dieu du punk m’envoyait son émissaire. Allons bon.
— Si Jacques Pinto est indisponible, puis-je parler à « Jacques l’Éventreur » ?
Mon sobriquet fusa dans la pièce. Ma main s’égara de nouveau sur mon sourcil, puis j’éclatai d’un rire à la désinvolture finement calculée. Feindre le contrôle, c’était ma spécialité…
— Alors là, encore moins ! Désolé pour l’autographe, mais l’Éventreur s’est fait la malle. Au revoir.
Pour appuyer mes dires, je balançai le dossier dans le carton « administration ». Jacques l’Éventreur, ennemi légendaire des prostituées toulousaines et fierté de la Brigade des Mœurs, n’était plus qu’une ombre. Une affaire qui m’avait coûté un peu trop de plumes d’un coup. J’avais failli récolter une balle dans le crâne en remontant un réseau de prostitution slovaque ; mon coéquipier, lui, l’avait prise pour de bon. Trois mois et une psychothérapie ratée plus tard, je ne rêvais que d’une chose : raccrocher et passer ma retraite anticipée sur un bateau à Banyuls – à quarante-sept ans, j’avais encore le temps de me reconvertir dans la pêche ou l’ostréiculture. Ne plus devoir fuir les cauchemars et enterrer ma dépouille de flic tranquille.
Pitoyable mais véridique.
Le jeune borgne sur le pas de ma porte haussa les épaules, plein d’une certitude qui me hérissait le poil.
— J’ai besoin de vous, Jacques.
— Pas de bol, je ne suis plus flic.
— Même pour Lyudmila Zakaïev ?
Mon faux sourire vacilla. D’abord mon surnom, puis Lyudmila… Ce sale gosse en savait un peu trop pour être ignoré. Conscient qu’il s’apprêtait à me donner le coup de grâce, il me tendit une main au majeur bagué, jauni par la nicotine.
— Gabriel Barrège. Pourrions-nous discuter ?
Pour toute réponse, je lui offris mon fauteuil de bureau et m’assis sur un carton. Mes doigts coururent sur ma cicatrice.
— Je veux que vous enquêtiez sur la mort de Lyudmila Zakaïev, roucoula Gabriel.
— Et moi, je veux coucher avec Scarlett Johansson.
Je ponctuai ma réplique de mon sourire factice numéro deux, baptisé « n’insiste-pas-ma-patience-a-des-limites ». Pas plus impressionné que ça, Gabriel se cala dans le fauteuil et joignit ses mains.
— Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire, Jacques. Lyudmila Zakaïev : une pute de luxe qui…
— Je sais qui était Lyudmila Zakaïev. Une prostituée d’origine tchétchène. Indépendante. Pas de mac, rarement croisée dans la rue. Elle a été retrouvée morte il y a deux mois sous un porche boulevard Riquet, face à la gare, lardée de vingt-quatre coups de couteau. Maintenant, je vais t’expliquer deux choses, Sid Vicious…
— Johnny Rotten.
— Pardon ?
— J’ai toujours préféré Johnny à Sid. Vous disiez ?
Le nombre de personnes à pouvoir m’énerver est si faible que j’éprouvai un élan de respect pour ce merdeux. Mon sourire de circonstance numéro trois, je-suis-un-saint-imperturbable, étira mes lèvres. Nouvelle caresse sur le sourcil.
— Je disais que l’affaire Zakaïev a été classée. Son meurtrier s’appelle Ludov…
— … Ludovic Mulot, compléta Gabriel. Vingt-neuf ans, connu pour son appartenance à un groupe extrémiste. La thèse du crime raciste a été retenue.
— Et… ?
Je flairai l’embrouille à un kilomètre. Ça ne rata pas.
— Et je pense que les enquêteurs sont passés à côté de quelques détails.
— On a retrouvé l’ADN de Mulot sur le cadavre.
— Oh, je suis convaincu que Mulot est l’assassin.
Génial. Me voilà rassuré. Mon haussement de sourcils ne lui échappa pas.
— Cependant, reprit-il, certaines choses m’ont interpellé. Je connaissais Lyudmila. Elle avait rendez-vous avec un client devant l’hôtel Phœnicia, au bord du canal. Une chambre avait été réservée sous un nom bidon…
— Classique. Et ?
— Je pense qu’elle n’a pas croisé Mulot par hasard cette nuit-là.
Il devança une réplique dubitative en dégainant son portable, un dinosaure à douze touches avec un écran de la taille de mon gros orteil. Je plissai les yeux pour déchiffrer ce qui y était inscrit.
Messages enregistrés (1)
De : Mila
Date : 22/10 à 01 : 17
Ils m’ont piégée. Viens m’aider. Vite.
Je me sentis vieillir de dix ans d’un coup.
— Mila est morte le 22 octobre, vers deux heures du matin, expliqua Gabriel en rangeant le mobile dans sa poche. Si je résume : elle devait rencontrer un client – probablement fortuné – devant le Phœnicia, mais c’est Mulot qui est venu au rendez-vous. Et au moment de mourir, elle m’envoie un texto disant qu’« ils » avaient réussi à la piéger.
J’hésitai entre le sourire un et le sourire deux, ne réussis qu’à pondre une vague grimace. Le souvenir brûlant de Lyudmila Zakaïev me sauta à la gorge.
Tu dois me croire, flic.
— Mulot l’a tuée, poursuivit le jeune punk. Mais il n’est que la partie émergée de l’iceberg. Je veux que vous rouvriez l’enquête pour trouver pourquoi et à cause de qui elle est morte.
Tu dois me croire…
— Bravo, soufflai-je, mais cette affaire concerne la Criminelle, pas les Mœurs. Moi, je m’occupe des putes vivantes. Enfin, je m’occupais.
Je me mordis la langue, regrettant mon lapsus. J’essayai de me rattraper :
— Qui étais-tu pour Lyudmila ?
Gabriel esquiva, pris d’un intérêt soudain pour le coupe-papier sur mon bureau. Lorsqu’il releva le nez, je fus touché par le regret à vif imprimé dans son demi-regard.
— Je suis celui qui n’a pas été là pour elle quand elle en a eu besoin. Sur ce point, on est sur un pied d’égalité, n’est-ce pas ?
Je ne répondis pas. Lyudmila connaissait vraisemblablement ce drôle d’oiseau ; elle avait dû lui confier notre histoire commune. Inutile d’épiloguer. Deux doigts sur le sourcil, comme un aveu de ma culpabilité.
Tu dois me croire…
— Pourquoi n’as-tu pas montré ce texto à la Crim’ ?
— Je l’ai fait. On m’a expliqué que ce n’était pas un motif suffisant pour rouvrir l’enquête qui, apparemment, satisfait tout le monde. Je crois qu’ils n’aiment pas qu’on remette leur travail en question, à la Crim’.
Ah, les flics et leur fierté mal placée… Même moi, icône d’humilité et de tempérance dans le milieu, je serais millionnaire si j’avais reçu un euro à chaque sursaut d’orgueil intempestif.
— Vous avez une dette envers Mila, Jacques.
— Je sais.
Réponse un peu trop rapide. Première perte de contrôle. Et merde… Cette histoire ne me plaisait pas du tout. Gabriel le sentit probablement puisqu’il se leva, un sourire affreusement satisfait sur les lèvres.
— Voici mon numéro. (il tira un bout de papier de sa poche et me le tendit) Appelez-moi quand vous aurez du nouveau.
— Hé, je n’ai jamais dit que…
Mais il était déjà sur le pas de la porte.
— Jacques l’Éventreur qui venge une prostituée pour tirer sa révérence… Jolie symbolique, non ?
Je jetai le billet dans la corbeille et lui opposait mon sourire numéro un, « bienvenue-dans-ma-ligne-de-mire ».
*
* *
Le néon révélait la crasse coincée entre les joints du carrelage. Des traînées d’humidité balafraient la blancheur fatiguée des murs.
Des cris. Des armes.
Du rouge.
Julien, devant moi. Trop jeune, trop sûr de lui. L’angoisse battait à mes tempes, assourdissante. Soudain, la gueule d’un canon scié le dévora.
— JULIEN !
Je me réveillai en sursaut, le prénom de mon ex-coéquipier comme un aphte sur la langue. Comme chaque matin depuis trois mois, mon lit ressemblait à Beyrouth et je baignais dans une sueur âcre. Je titubai jusqu’à la porte, ignorant l’heure précoce, et filai au rez-de-chaussée, bercé par la rave party entre mes côtes.
Je ralentis devant la porte close de la chambre d’Oriane, y abandonnai un baiser fugace. Ma fille n’acceptait les témoignages d’affection que pendant son sommeil. Et encore. Bénis soient les ados en crise… Notre relation avait parcouru du chemin depuis qu’elle avait décidé de venir vivre chez moi après le divorce, mais nous avions encore du boulot.
Que penserait-elle de mon idée de retraite à Banyuls ?
Marilyn Manson m’accueillit lorsque je passai le seuil de la cuisine. L’épouvantail gothique braillait dans un micro depuis son affiche placardée au-dessus du frigo, initiative d’Oriane pour marquer son territoire lors de son emménagement. Je n’avais pas protesté, mais il fallait reconnaître que petit-déjeuner sous le nez poudré de son idole ne m’enchantait qu’à moitié. Jacques Pinto, rockeur dans l’âme mais vieux con quand même.
J’ouvris les volets pour laisser entrer la nuit. Il ne neigeait plus. Assis face aux ténèbres, seulement éclairé par la lumière chiche de la hotte aspirante, je sifflai un verre d’Antésite, mon péché mignon. Vertueux presque malgré moi, je ne buvais ni café ni alcool et n’éprouvais aucune attirance pour la nicotine.
— Drôle de flic…, lâchai-je, et mon murmure se perdit dans le silence de la cuisine.
Mon cauchemar me laissait un sale goût sur la langue. Comme d’habitude, il s’estomperait avec l’aurore et se ferait oublier jusqu’à ce que je me retrouve seul à nouveau. Et là, je me ferais encore mutiler par la culpabilité et cette peur crasse, animale, qui ne m’avaient pas quitté depuis cette maudite nuit, dans le squat slovaque de Sesquières.
Mon éternel inséparable, Christian Charron, était alors sur la touche ; Julien Benetto, un jeune coq plein d’entrain et manquant cruellement d’expérience, l’avait remplacé pour ce qui devait être une mission simple, sans accroc.
La mission avait été difficile et pleine d’accrocs.
Un point pour les proxos slovaques, trois jours de Unes dans la Dépêche du Midi et une tombe à fleurir pour la famille Benetto.
Mes doigts rangeaient machinalement les morceaux de sucre dans leur boîte en ferraille, abandonnée sur la table par Oriane hier soir. Quatre morceaux par colonne, quatorze par ligne. Mon cerveau en mode pilote automatique entreprit de les compter dans un rituel devenu quotidien depuis la mort de Julien ; je m’en rendis compte arrivé à cinquante et me forçai à arrêter. Inutile de ruiner le peu d’amour-propre qui me restait en devenant un obsédé névrotique !
Je me levai d’un bond et fonçai à la salle de bains en espérant que le jet brûlant de la douche éloignerait mes angoisses. Peine perdue. À sept heures tapantes, je quittai la maison, coincée dans une rue étroite de St-Cyprien. Le mercure se terrait en dessous du zéro et la nuit conférait des airs de Londres victorienne à ce quartier bohème de la ville.
Il me restait une heure à tuer avant de pointer au commissariat et je décidai donc de le rejoindre à pied, momifié dans des kilomètres d’écharpe pour survivre à la congélation. Un sadique vent d’ouest se leva alors que je passais devant le porche de l’Institut Claudius Régaud, une boule dans la gorge et le regard rivé sur les fenêtres du deuxième étage. Il était encore trop tôt pour une visite, mais je savais qu’il ne dormait pas ; je tirai mon portable de ma poche et, les doigts raidis par le froid, composai le numéro de sa chambre.
— Laisse-moi deviner, c’est Jacques.
Le filet de voix dans le combiné semblait à deux doigts de s’éteindre, emporté par un courant d’air. Je me forçai à paraître enjoué.
FIN DE L’EXTRAIT
_____________________