À l’heure où nous écrivons ces lignes, Les Éventrées est probablement le texte de la série « Jacques l’éventreur » qui s’affranchit le plus du fantôme de Jack. Pourtant, dès la première phrase, un car arrive et stoppe devant une chapelle blanche... Le prénom de « Jacques » flotte bien ici et là, mais c’est un personnage qu’on ne voit pas. Il y a ces femmes qu’on assassine, que l’on éventre, que l’on « prive de leurs entrailles et de leur voix ». Mais le drame se joue ailleurs.
Martha est une héroïne meurtrie au plus profond de sa chair, qui peine à surnager dans le bouillon de la vie. Parisienne, citadine pur jus, on l’envoie se ressourcer à la campagne, dans un village où elle a passé une partie de son enfance. Au début, les souvenirs sont diffus, et l’accueil de sa cousine trop prévenante la met mal à l’aise. Elle se console en se disant qu’elle sera bientôt toute seule et qu’elle pourra s’isoler tout son soûl, mais c’est le paradoxe de la ruralité : on est physiquement isolé, mais tout le monde connaît tout le monde, la moindre petite chose est un événement. En réalité, on est beaucoup moins anonyme qu’en ville. C’est ce que va constater Martha, bien obligée à descendre se ravitailler à la supérette du coin. Elle met le doigt dans l’engrenage et voit resurgir connaissances et souvenirs.
On pourrait craindre – et votre serviteur le premier qui expérimente et apprécie cette vie-là – que le récit se transforme en instruction à charge contre le monde rural… C’est plutôt le contraire, en fait. Ce sont les qualités humaines et relationnelles de cette existence particulière qui sauvent l’héroïne. Non sans douleur, cependant. Pour utiliser une métaphore florale adaptée au lieu de l’action, on rempote le rosier mal en point dans un terreau plus approprié à son sauvetage, on le taille sévèrement, on croise les doigts et il reprend vie doucement, toujours fragile mais avec assurance ; un risque de rechute apparaît, mais le plant passe le cap.
Dans ce texte, Jack l’Éventreur n’est qu’une toile de fond avec laquelle l’auteure tisse des liens étroits, indispensables, mais discrets.
Les Éventrées est le récit de la renaissance.
Aurélie Gandour est française, mais elle est installée depuis peu à Londres, ce qui n’est pas pour déranger ou étonner Les Éditions de Londres. Elle est bibliothécaire de l’enseignement supérieur, mais elle a un parcours composé de paléontologie et d’hydrogéologie. Elle aime les polars depuis les romans d’Agatha Christie qu’elle piquait à sa maman et avoue être devenue accro « bon an, mal an » à Patricia Cornwell. Il existe plus dangereux comme addiction… Complexée à tort par les lacunes littéraires de sa formation scientifique, elle s’enchante de ce que la littérature lui promet encore de découvrir.
Les Éventrées est son premier texte publié.
Olivier Chapuis
Samedi
Sara soulève le couvercle de la caisse. Une odeur de bois sec et d’herbe brûlée lui monte aux narines. Elle déverse le contenu du sac de la tondeuse. Pommes de pin, fleurs, gazon, tout se mélange au fond de cette caisse qu’elle referme brusquement. Juillet lui dégouline dans les yeux. Elle s’éponge le front avec une manche de son tee-shirt. Dans ses gants de jardinier, ses doigts macèrent. Ses pieds, c’est pire. Elle les sent nager à l’intérieur de ses chaussures de marche. « Un orteil coupé, c’est tellement vite arrivé ». Un des slogans de Merlin. Son mari adore ce genre de phrases. Il aurait dû faire carrière dans la publicité. Ce qui n’aurait rien changé, pense Sara en poussant la caisse à roulettes au fond du garage.
Corvée terminée.
Tondre le gazon. Un boulot d’homme. Mais l’homme est absent. Trois mois. Alors Sara se retrouve à bricoler les lampes du salon ou à plonger son nez dans le labyrinthe huileux du moteur de l’Audi. Elle s’essuie encore le front. Contre ses jambes ronronne Alix. Le chat de Merlin. Sara n’a jamais aimé ces bêtes opportunistes, paresseuses, toujours en train de somnoler ou de quémander des croquettes. Mais Alix appartenait à Merlin avant qu’elle ne le rencontre. Exclu de s’en débarrasser. Sara tolère l’animal. La maison est grande, et puis il y a le jardin.
— Vous auriez dû me demander de l’aide.
Sara se retourne. Une silhouette se découpe derrière les thuyas des Lenzbourg. Corpulence sèche, épaules tombantes. Quelques cheveux poivre et sel encadrent un visage osseux, effilé, que des lunettes rectangulaires peinent à élargir.
— Je vous ai fait peur ? s’excuse l’homme.
— Oui… Enfin, je ne vous avais pas entendu.
— Désolé. Ramuz. Hervé Ramuz, je suis le nouveau propriétaire de la maison des Lenzbourg.
— Enchantée !
Une branche craque sous les pieds de Sara. Alix a déguerpi, elle le voit escalader le tronc du cerisier, à l’autre bout du jardin.
— Je disais… Tondre le gazon, si vous voulez, je peux le faire.
— C’est gentil, mais je me débrouille.
— Je dis ça juste pour rendre service.
— Merci.
Éviter les inconnus n’a jamais été le fort de Sara. Il lui suffit d’entrer dans l’orbite d’un pauvre type gangréné par la solitude ou largué par sa femme pour qu’il la happe. Aimantée. Incapable de refuser la conversation. Les nécessiteux sont pour elle. Elle aurait dû être Mère Theresa, plus simplement infirmière. Vocation ratée, comme pour Merlin.
— Vous vivez seule ?
— Non. Mon mari est en Australie pour trois mois. Un chantier. Il est architecte.
— Beau métier, l’architecture. On laisse une empreinte durable. C’est important, de laisser une empreinte, non ?
— Peut-être… Je ne sais pas.
La question trouble Sara. Elle pense au Louvre, à la statue de la Liberté, au Taj Mahal… À ces inconnus qui n’ont rien fait d’autre que vivre, à l’empreinte de l’homme sur la lune…
— L’oubli est la pire des choses, reprend Ramuz. Voyez, je suis en train d’écrire un livre sur Jack l’Éventreur. On n’est pas près de l’oublier, celui-là.
— Vous parlez d’une empreinte.
— D’accord. Mais je suis prêt à parier que c’était sa manière à lui d’éviter l’oubli. Il était seul, très seul, et n’a pas trouvé d’autre moyen.
— Célébrité n’est pas le contraire d’oubli. S’il faut égorger des prostituées pour laisser une trace, je préfère disparaître des mémoires.
La musique du Professionnel déchire leur conversation. Sara dégaine son portable. Merlin. Son pouls s’accélère. « Excusez-moi », lâche-t-elle en regagnant la maison. La voix de son mari lui caresse l’âme. Grave. Sensuelle. Aucun risque que Merlin ne l’oublie, elle peut en être certaine.
*
* *
Depuis que les Lenzbourg et quelques autres habitants sont partis en maison de retraite, le quartier s’est rajeuni. Trentenaires, quadras, quinquas. Les hauts d’Épalinges ne ressemblent plus à un hospice pour vieillards. On y croise des cadres en 4X4, des familles, on y limite la vitesse, on y construit une place de jeux, on y organise des rencontres à l’ombre des platanes. Sara et Merlin n’ont pas d’enfants, mais ils apprécient cette convivialité et participent souvent aux animations.
En cette fin d’après-midi, Sara s’apprête à rejoindre le boulodrome récemment inauguré. Au menu : pétanque et grillades. Elle porte sa jolie robe vert clair, cadeau de Merlin, et ses sandales de cuir tressé. À son bras, un panier. Gâteau aux abricots, bouteille de Petite Arvine. En sortant de la maison, elle croise Alix, une souris dans la gueule. Dégoût. Le sang, le corps mouillé et aplati par les mâchoires… Elle parvient à fermer la porte avant que l’animal ne la franchisse. S’il entre, elle retrouvera la tête sous un meuble et devra nettoyer les traces du carnage.
Bête cruelle. Sournoise, aussi. Quémander des caresses, montrer son affection… Et tuer d’un coup de crocs… Les chats n’ont rien à envier aux humains, pense Sara en quittant le jardin. La conversation de tout à l’heure avec Merlin bourdonne à ses oreilles, elle essaie de la chasser comme une mouche, échoue. Ils se disputent rarement. Aujourd’hui, le ton est monté. Une histoire d’anniversaire. Les parents de Merlin et leurs quarante ans de mariage, en octobre. Une grande fête. Sara a proposé de leur offrir une croisière en Méditerranée. Merlin a refusé :
— Ma mère est malade en bateau. Que penses-tu d’une semaine de ski à Verbier ?
— Pas très original. Il me semble que ta mère ne parlait que de leur traversée de l’Atlantique, la dernière fois qu’on les a vus.
— Sûrement pas. La plupart de ses repas ont fini au fond de l’eau ou des toilettes, ce qui revient à peu près au même.
La conversation a pris une tournure agressive. Ils se sont quittés fâchés. Sara déteste les conflits, surtout ceux qui touchent à son intimité. Son besoin d’harmonie, de vivre en paix, prend toujours le dessus. Parfois, elle se trouve ridicule à régler tous les conflits autour d’elle, comme si elle voulait nettoyer le ciel de ses impuretés pour imposer une météo radieuse ad vitam aeternam. Mais elle ne parvient pas à agir autrement.
Aux abords du boulodrome règne une effervescence toute pagnolesque. On parle fort, la voix déjà embrumée par le pastis ou la bière, on aboie des rires de chacal, enfume l’horizon à larges coups de barbecue. Sara se mêle à la foule, salue quelques personnes. Hervé Ramuz est là, en chemise de toile et pantalon de lin, qui brasse des salades disposées sur une table. Il invite Sara à le rejoindre.
— Vous tombez bien, il reste encore de la salade de cervelas.
— Ah… Tant mieux.
Sara déteste le cervelas. Mais voilà que Ramuz se lance dans une apologie de cet ersatz de saucisse, qu’il adorait griller au feu de bois quand il était enfant. Rien qu’à imaginer un cervelas se tordre et noircir sous les flammes en suintant son gras, Sara perd l’appétit. Un goût âcre tapisse sa bouche, qu’elle rince à l’eau gazeuse. Sans transition, Ramuz lui parle de Merlin.
— Vous n’avez pas suivi votre mari en Australie ?
— Je travaille. Dans une société fiduciaire. Et puis l’Australie ne m’attire pas. Toutes les bestioles qu’on y rencontre m’effraient. Serpents, araignées, émeus, crocodiles, méduses-boîtes… Est-ce que vous savez que leur venin est tellement puissant que la victime souffre atrocement, à moins qu’elle ne s’évanouisse tout de suite ou succombe à un arrêt cardiaque ?
— Sans doute. Mais la route tue davantage.
— Davantage que Jack l’Éventreur, aussi.
— Oui, mais il n’a jamais sévi en Australie.
Ramuz sourit. Le voilà aiguillé sur son sujet de prédilection. Dont il se délecte, les lèvres presque retroussées, l’œil pétillant. La liste des victimes, tout d’abord : Mary Ann Nichols, Annie Chapman, Elizabeth Stride, Catherine Eddowes, Mary Jane Kelly. Puis le mode opératoire : égorgées, éventrées. L’assassin a retiré les viscères pour les disposer, comme un ornement, sur les épaules des cadavres. En écoutant Ramuz, Sara a de moins en moins faim. Elle reprend un verre d’eau. Se dit qu’elle ferait mieux de rentrer.
— Savez-vous d’où vient ce surnom de Jack l’Éventreur, chère voisine ?
— Euh…
Le salut ne peut pas chaque fois venir d’un appel de Merlin. Surtout à cette heure-ci – il doit être 2 heures du matin à Sydney. Sara cherche à faire diversion. Elle doit apprendre à dire non, à interrompre une conversation ennuyeuse, mais les mots s’engluent dans la vase de son application à ne pas décevoir. Si Ramuz doit rester un voisin pendant des années, autant ne pas le rabrouer. Il s’apprête à décortiquer cette histoire de surnom lorsque surgit Claude Breguet, comptable ventripotent, secrétaire de commune et déjà un peu ivre.
— Une pétanque, ça te dirait ? hoquette-t-il en direction de Sara.
— Volontiers. Vous m’excusez, monsieur Ramuz, à plus tard.
Sara fait équipe avec Jocelyne Breguet. Elles perdent en deux manches. Rient comme des baleines. Boivent du rouge. Sara retrouve l’appétit, mange et finit par danser au son de la guitare d’un jeune musicien – le fils du syndic. La nuit galope. Vient le moment de rentrer chez soi. Jocelyne colle une bise humide sur la joue de Sara.
— C’est quoi, Sara, cette tache sur ta robe ? On dirait du sang.
— Je ne sais pas. C’est un modèle pour Halloween, sans doute.
Leurs rires explosent comme les fusées du 1er août. Elles sont pompettes, Sara aime cet état. L’alcool dilue tout. Elle n’en veut plus à Merlin. Ses bras et son sourire lui manquent, tout à coup. « Du vin rouge, plus probablement. » Qui a dit ça ? « La tache, du vin rouge… » Sara hoche la tête, un de ses talons s’enfonce dans l’herbe et elle rentre chez elle, les cheveux dans les yeux.
Dimanche
L’été gazouille et verdoie. Sara se réveille à moitié vêtue. Elle a oublié de tirer les volets et le soleil s’invite généreusement dans sa chambre. Un café. Une aspirine. Un autre café. Des galets dans la tête qui glissent à chaque pas. À la salle de bains, elle souffle son haleine chargée en direction du miroir. La buée brouille ses yeux gonflés, les plis de l’oreiller décalqués sur sa joue.
Sara remplit l’écuelle d’Alix. Un reste de poulet, de la peau grillée. Jamais de boîtes. L’odeur qui se dégage de ses menus pour chats l’écœure. Elle regarde le félin s’empiffrer. Tigré, mince. Une belle bête, d’après Merlin. Sara ne fait aucune différence entre tous ces matous que Dieu a dû donner aux humains comme antidote à leur solitude.
FIN DE L’EXTRAIT
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