Nous avons fauté. Nous avons dérogé aux règles établies par l’énoncé de l’appel à textes. Il était en effet demandé de s’inspirer très librement de l’histoire de Jack l’Éventreur et de situer l’action sur le territoire français. Or Le Voisin se déroule… en Suisse ! Mais combien de lecteurs s’en rendront compte ?
Il aurait été possible de corriger cette « erreur » pendant ce que nous appelons le « travail éditorial ». Lors de cette étape du processus de la publication d’un livre, l’écrivain retravaille son manuscrit avec l’éditeur ou le responsable de collection, qui apporte un œil extérieur, neuf et une certaine expertise quant aux maladresses d’auteur les plus fréquentes. Ce n’est d’ailleurs qu’à ce moment-là que nous avons réalisé le relatif hors sujet, qui ne nous avait pas choqués en première lecture (peut-être sommes-nous trop habitués à lire des textes d’auteurs helvétiques ?). Celui-ci étant accepté, il s’avérait impossible de faire machine arrière – et nous ne le voulions pas –, mais il aurait été logique de « corriger » le problème. Logique, possible, mais pas forcément facile et certainement dommage. Un écrivain peut se documenter sur un lieu qu’il ne connaît pas, il peut imaginer ce qu’il ignore en partie, mais nous pensons que l’on n’écrit jamais aussi bien que lorsque nous abordons des choses qui nous sont familières. Ainsi, Sara est restée à Épalinges et nous vous demandons de considérer le temps de cette lecture que la Suisse est un département français. Nous y allons fort ? Mais non, un petit effort, je vous prie.
Cela étant dit, Le Voisin est surtout un excellent exemple de nouvelle puisant allègrement dans les détails de l’histoire de Jack l’Éventreur, y faisant référence à de nombreuses reprises au cours du récit (de manière très directe) et qui n’a pourtant rien à voir avec l’histoire originelle. Et c’est aussi une bonne illustration de l’univers et du style d’Olivier Chapuis : calme, faussement sage et violent. Si vous y avez été sensible, nous vous invitons à vous pencher sur Fragments, premier titre publié dans la collection, et à notre avis un ouvrage essentiel.
Vous l’aurez compris, Olivier Chapuis est Suisse (dans ses textes, cela ne s’entend pas, il n’a aucun accent, à l’instar des Québécois quand ils chantent). Il ne fabrique ni montres, ni couteaux, ni chocolats. En revanche, il est un des deux seuls citoyens de ce charmant pays à avoir gagné cinq matchs de suite à l’émission française Des Chiffres et des Lettres.
Il est né en 1969, année à laquelle fut mis au jour un squelette de mammouth au Brassus, dans le canton de Vaud. Drôle de coïncidence.
De métier, il est écrivain et correcteur de scénario. Il a déjà publié plusieurs ouvrages, collectifs ou non :
– Fragments (recueil de nouvelles) aux Éditions de Londres ;
– 10… vies de Wannabes aux éditions Édicool ;
– Bang ! Bang ! Bang ! (roman) aux éditions Numériklivres ;
– 20 histoires de sexe sur internet (nouvelle intitulée Déconnexion, sous le nom de Loïc Auviers) aux éditions de La Musardine ;
– À quoi rêvent-ils ? (nouvelle intitulée Canis canem edit) aux éditions Encre Fraîche ;
– Plumes bigarrées (nouvelle intitulée L’écriture vous va si bien) aux éditions Bernard Campiche.
Cette bibliographie n’est pas exhaustive.
Cécile Benoist
Le carrelage est nickel : pas de crasse pour les carcasses. Elles pendouillent aux esses, telles des géantes suspendues par miracle à des accroche-cœurs distingués. Elles tanguent doucement, rythmées par une berceuse silencieuse. Elles puent tellement que ça en tuerait des mouches. Jacques repense aux zébus dépecés assaillis par les insectes sur les trottoirs de Dakar. Il les a vus dans un documentaire à la télévision hier soir. Plusieurs bovidés ornaient une échoppe misérable, le plan de découpe immaculé ne trompait personne. Jacques n’imaginait même pas que c’était possible, autant de bestioles au centimètre carré. Dans son antre, pas l’ombre d’un être vivant. Du cent pour cent pur mort. Maintenant, il va devoir s’atteler à la découpe. Il a les gestes méticuleux de celui qui a répété mille fois la tâche. À ses débuts, l’adrénaline montait toujours à ce moment-là. Choisir l’instrument adéquat, le prendre en main, poser ses doigts sur la chair, viser précis, et puis porter le coup dans un élan libérateur. Ensuite, palper le morceau. Enfin, le préparer pour mieux le savourer. Mais ces sensations ont disparu désormais. Chaque mouvement relève d’une mécanique instantanée, irréfléchie. Une pantomime.
Boucher, c’est pas une vie. Cette phrase tourne en boucle dans sa tête depuis hier soir, ils l’ont prononcée dans le documentaire. C’est vrai qu’il rêvait de grandeur, le petit Jacques, lorsqu’il était enfant. Et tout le monde le sait : quand on n’accomplit pas ses rêves de gosse, on s’avachit, on ne meurt pas vraiment mais on se dissout dans le grand tout, comme ça, sans que personne ne remarque rien. Souvent même, on ne s’en rend pas compte soi-même, mais on se désagrège jusqu’à disparaître. Le gamin visait la renommée internationale, rien que ça, comme footballeur ou chanteur, sans un brin d’originalité. L’adulte empeste la bidoche à longueur de journée. Ça craint, va falloir se reprendre, pense Jacques.
Il ferme à clé la boucherie et se dirige vers la place Jeanne-d’Arc. Les immeubles du centre-ville sont devenus transparents au fil des années. L’indifférence a remplacé l’émerveillement. Les subtilités architecturales ont été englouties. Le boulevard vomit toujours autant de voitures à la minute. Jacques avance vite, instinctivement, rien ni personne ne l’attend. Dans le métro, les noms des stations scandées en français et en occitan sont déformés : jarret, araignée, gîte, noix, rumsteck, aloyau, filet, faux-filet, entrecôte, dessus de côte, basse côte, filet mignon, salière, saignée, talon, poitrine, couenne, échine, jambon, jambonneau, palette, rate, rognons… En face de lui, une jolie fille lit sur sa tablette numérique. Il cartographie les morceaux. Pas assez de gras pour faire une viande savoureuse. Elle en a pourtant l’odeur. Il faudrait l’engraisser quelque temps… Trop de boulot.
Épuisé, il emprunte les escalators et arrive sur la place Micoulaud. Il est 21 h, mais le soleil tape encore sur la pierre et le goudron. Des va-et-vient de vieux au ralenti, des mini-attroupements de jeunes et de zonards qui n’ont pas su ou pas pu grandir, des pères et des mères avec leur poussette qui viennent chercher une once de fraîcheur.
– Hey, Jacques l’Étripeur ! Ça va ou quoi ?
– Quand c’est que tu passes au hallal ? Toujours pas converti ?
Du tac au tac :
– Et vous, encore là à tenir les murs ? Ils démolissent à tire-larigot, mais vous arrivez tout le temps à en trouver un à peu près d’aplomb. Faites gaffe qu’ils fassent pas sauter celui sous votre cul quand même !
Jacques est connu dans le quartier des Izards. Quand il rentre chez lui, il croise souvent des copains et ça part en tchatche. Pas vraiment le même genre de banalités qu’il échange dans sa boutique du quartier Victor-Hugo. Chaque matin et chaque soir, il fait un grand écart social, une sorte de saut de l’ange sociologique, pour trouver finalement autant de futilités d’un côté et de l’autre. Chaleureuses et moqueuses ici, bienveillantes ou méprisantes là-bas, ou inversement. Mais boucher, il le reste partout, à toute heure, de jour comme de nuit. Pourtant, il exècre tellement son métier qu’il en est devenu végétarien, c’est dire. Le porc, le bœuf, l’agneau, les volailles, il n’en peut plus. Info confidentielle bien sûr, personne n’est au courant. Gros, gras, maigre. Gros, gras, maigre. Marre ! Pitié, de la douceur, de la verdure, du croquant ! Parfois, il rêve de s’échouer sur une île déserte, genre Koh-Lanta sauf qu’il serait seul, sans les cinglés à l’esprit de compétition délirant. Il se nourrirait de fruits et de racines, de bulbes exotiques et de noix de coco. Il n’y aurait aucun animal à bouffer. Même les poissons auraient disparu de la circulation.
Ce soir, Jacques a rendez-vous avec une fille mais elle ne le sait pas. Comme dans le documentaire d’hier. Il espère parachever – c’est le terme qu’ils utilisent avec ses amis, c’est plus discret que « conclure », plus classe.
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
La fille n’avait pas vu Jacques depuis longtemps, elle est surprise. Mais contente, ça se voit au sourire qu’elle n’arrive pas à contenir.
– Je viens me faire pardonner… et rattraper le temps perdu.
Sa réplique est rodée, il l’agrémente d’un rictus charmeur. Elles craquent toutes. Trop facile.
De fil en aiguille, ils en arrivent aux mains, puis aux seins, puis aux reins, puis au reste. Jacques se sent maladroit. Les caresses lui font penser au contact avec les carcasses. Il a un peu perdu l’habitude, ça fait longtemps qu’il n’a pas pratiqué. Ses narines sont imprégnées de l’odeur de viande. Depuis plusieurs mois, il trouve que tout pue. C’est pour ça qu’il avait laissé tomber provisoirement les filles. Sous ses doigts, la peau est gluante, partout : tombé des épaules, rondeur du ventre, cambrure du dos, courbes des cuisses. Il a beau tâter, caresser, effleurer, tripotailler, rien n’y fait, ça pègue. Pourtant il le sait, la fille s’est lavée, elle sentait le gel douche à la vanille quand il est arrivé. À croire que c’est son propre épiderme qui a mué, que ses mains ne peuvent plus apprécier la chair humaine à force de tripoter la barbaque animale. Découpe, désossage, parage, piéçage : les mots défilent dans son esprit comme sur l’écran des bus. Il tente de les chasser, il parachève et s’endort.
Au milieu de la nuit, il est réveillé par les éclats de rire de la fille, assise sur le lit. Il se redresse.
– Qu’est-ce qui te fait rire ?
Elle essaie de réfréner ses gloussements pour lui répondre.
– Tout y est passé : saucissons, rôtis, boudins, tripes, foie, cervelle, côtes, gigot, beefsteaks… Vise la liste ! Y’en a que j’ai pas retenu, je les connais pas.
Et de reprendre les manifestations vulgaires de son hilarité. Jacques a parlé dans son sommeil. De barbaque. C’est donc officiel, son cerveau est bouffé : les carcasses hantent même ses songes. Il se remémore le documentaire. Le passe-temps du boucher sénégalais était de tuer des gazelles, soulignait avec ironie le journaliste interviewé au titre d’expert de l’affaire. Vexé, Jacques part. Sur le palier, il entend la fille qui se bidonne encore.
À mesure qu’il descend les marches, il sent la fureur monter en lui. Fuck la barbaque ! C’est fini, il n’y retournera plus. Aux oubliettes « le beau métier de tradition que vous faites on n’en fait plus des comme vous » assené à longueur de journée par les rombières du centre-ville faussement admiratives. Il traverse les allées désertes qui se faufilent entre les immeubles délabrés. Terminé son surnom à la con, « Jacques l’Étripeur » rend son tablier et ne vous salue pas. Il va glander. La fraîcheur est à peu près là, mais ça ne l’apaise pas. Adieu la rengaine du boucher qui le plonge dans une torpeur proche du vide intersidéral : scier, découper, détailler, éviscérer, hacher, trancher… Quinze ans à tripoter la bidoche, il y a de quoi devenir dingue. On n’en parle plus. Rideaux tirés. Histoire suivante.
Plan d’ouverture sur une rue commerçante bondée de Dakar. Ça grouille de partout, on se demande comment les voitures ne roulent pas sur les pieds des passants. Coups de klaxon, vrombissement de taxis jaune et noir rafistolés, calèche surchargée, bourdonnement humain, des vendeurs à la sauvette qui parcourent les trottoirs, des femmes hautes en couleur, des hommes nonchalants, des gamins qui jouent, courent et se marrent, d’autres qui mendient, chèvres qui errent, chants religieux crachés par de vieilles baffles mêlés au mbalax de Omar Pène et superposés à de la musique de lutte. Ambiance, on s’y croirait.
Caméra embarquée, on se faufile dans une ruelle de sable. Arrêt devant une dibiterie. Phrase d’introduction : C’est dans ce genre d’établissement que travaillait L’Étripeur de Guédiawaye. Une accroche qui en jette direct. D’ailleurs, c’est ce qui a attiré l’attention de Jacques la première fois qu’il a vu le documentaire. Il réchauffait une boîte de sauce tomate tout en mettant des pâtes à cuire, et « L’Étripeur » a fait tilt. Le même surnom que lui, une coïncidence amusante. Les types du quartier l’appellent encore comme ça aujourd’hui, même s’il n’est plus boucher, ils ne s’embarrassent pas de cohérence.
Après un silence pour créer le suspens sans doute, le commentateur enchaîne : Dans les dibiteries, on achète de la viande de chèvre ou de mouton grillée pour quelques francs CFA. Ces échoppes sont très fréquentées par les Sénégalais. Plan sur trois hommes – visiblement pas ravis d’être filmés – qui mangent le contenu de leur cornet de carnivore. Ce sont des endroits populaires. Blabla, blabla. La vie difficile, tout ça.
Flash-back sur l’enfance de L’Étripeur. La rencontre improbable de ses parents avait eu lieu à la faveur du fameux mággal de Touba, un pèlerinage géant qui fait vivre le reste du pays au ralenti. Document d’archives des bouchons incroyables sur la route qui conduit à la ville sainte. Enfant hors-jeu (entendez hors relation officielle), Sambou a passé sa première année en Casamance, dans le village de sa mère, membre de l’ethnie diola (images de cases traditionnelles en brousse). Lorsqu’il a été sevré, elle l’a amené à son père toucouleur installé à Saint-Louis (plan sur le pont Faidherbe). Elle lui a dit « Voici ton fils » avant de repartir illico presto d’où elle venait. Entre-temps, l’homme s’était marié, et le gamin s’est retrouvé en état d’indésirable. Tant bien que mal, il a encaissé les coups, puis il a pris la poudre d’escampette alors qu’il avait douze ans. Après on n’a plus trace de lui jusqu’à ses seize ans. Talibé sur le tard ? (Zoom sur un petit mendiant qui tend une boîte de conserve vide aux passants pour recueillir quelques pièces.) Enfant des rues ? (Image de gamins qui dorment à même le sol.) Récupéré par un marabout ? (Plan d’écoliers agglutinés qui ânonnent le Coran.) Personne ne le sait.
FIN DE L’EXTRAIT
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