Chapitre 2

Le message mystérieux

Dans son merveilleux cabinet de travail du plus pur Empire qui occupait le rez-de-chaussée entier de l’aile principale du château des Sablons, le banquier Favraux, toujours matinal, était déjà depuis plus d’une heure au travail, lorsqu’on frappa discrètement à la grande porte à deux battants qui donnait dans l’antichambre.

— Entrez…, fit le banquier, sur un ton de légère impatience.

Mais aussitôt, son visage s’éclaira.

La jolie femme brune, avec laquelle il causait si intimement la veille, s’avançait, tenant à la main un adorable garçonnet de cinq ans, véritable ange blond, que l’on eût dit échappé d’une fresque du Dominiquin ou d’Andréa del Sarto…

L’enfant, tout de suite, se précipita vers le financier, et, sautant familièrement sur ses genoux, il s’écria :

— Bonjour, bon-papa !

— Bonjour… Jeannot ! répondit Favraux qui, après avoir embrassé le petit, le posa à terre, tandis que ses yeux, brillants de désir, cherchaient ceux de l’institutrice.

Tandis que le bambin se précipitait vers une des larges fenêtres qui donnaient sur le parc, Favraux, avec l’accent de la passion la plus intense, murmura à la jeune femme qui semblait fort troublée :

— Marie, comme je vous aime !

— Monsieur…

— Je vous adore, et je veux… Oui, je veux que vous soyez à moi.

— Votre maîtresse, jamais !

— Et ma femme ?

— Monsieur Favraux…

— Aussitôt après le mariage de ma fille…, murmurait le banquier.

Mais une voix féminine demandait doucement de l’autre côté de la porte :

— Puis-je entrer, père ?

— Mais oui, maman chérie, répliqua spontanément le bambin en quittant la fenêtre.

Une jeune femme, radieusement jolie, au regard très doux, mais un peu triste, apparut sur le seuil, dans un seyant costume d’amazone qui faisait valoir ses lignes toutes de grâce harmonieuse et de frêle souplesse :

— Bonjour, Jacqueline, lança froidement Favraux.

— Bonjour, père…, répondit la fille du banquier, en s’avançant vers lui et en l’embrassant avec une visible expression de craintive déférence.

— Tu montes à cheval ce matin ? interrogea Favraux.

— Oui…, répliqua Jacqueline… Je m’en vais faire un tour en forêt avec M. de la Rochefontaine.

À ce nom, le petit Jean qui s’était emparé de la main de sa mère interrogea naïvement :

— Dis, maman… c’est vrai que je m’en vais avoir un nouveau papa ?

— Mais oui…, répondit la jeune femme, en rougissant légèrement.

— Comment faudra-t-il que je l’appelle ?…

— Père…

— Est-ce qu’il est aussi riche que bon-papa Favraux ?

Jacqueline, doucement, grondait :

— Mon chéri, ce sont des questions que ne doivent jamais poser les enfants bien élevés… Allons, va… mon petit… va prendre ta leçon avec Mlle Verdier ; et tâche, surtout, d’être bien sage et bien obéissant.

— Oui, maman… je te le promets.

L’enfant s’en fut avec son institutrice, tandis que Jacqueline soupirait tout en le regardant s’éloigner, avec cette expression de tendresse divine et d’orgueil souriant qui n’appartient qu’aux mères :

— Cher petit ange… comme j’aurais voulu me garder toute à toi !

— Allons, bon ! sursauta Favraux avec nervosité… Te voilà encore avec tes idées ridicules…

— Père… vous m’avez mal comprise… Laissez-moi vous expliquer…

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! Tu es stupide, ma fille… stupide !

À cette phrase lancée brutalement, Jacqueline avait baissé le front, tandis que la tristesse grandissait sur son visage.

C’est qu’au milieu de tout le luxe qui l’entourait, Jacqueline n’avait jamais été heureuse…

D’abord, elle avait perdu très tôt sa mère, personne timide, effacée, que Favraux avait épousée aux heures difficiles et qui était morte écrasée par la fortune comme d’autres sont vaincus par la misère.

Puis, au sortir du couvent, son père qui, dans son égoïsme féroce, avait froidement résolu de se servir de sa fille comme d’un nouvel instrument de fortune, la mariait à un jeune ingénieur, Jacques Aubry, dépourvu de tout argent mais dénué de tout scrupule et doué du véritable génie des affaires…

Favraux, qui l’avait discerné entre tous, comptait en faire mieux que son associé, c’est-à-dire son complice. Mais au bout d’un an, Aubry périt dans un accident d’automobile, au cours d’un voyage d’études en Amérique pour le compte de son beau-père… Jacqueline, désireuse d’échapper à une tutelle dont elle avait déjà senti toute l’amertume, résolut de se consacrer entièrement à son enfant. Pendant plusieurs années, le banquier, absorbé en de nouvelles et formidables besognes, ne parut pas disposé à contrecarrer le désir de Jacqueline.

Mais, un jour, ayant senti la nécessité de pénétrer dans le monde aristocratique qui, jusqu’alors, lui était impitoyablement fermé, il attira fort habilement chez lui un jeune gentilhomme royalement fauché, mais en possession de toutes les relations dont le marchand d’or avait besoin pour grandir encore sa clientèle.

En quelques semaines, avec le despotisme d’un tyran devant lequel tout s’incline, Favraux bâcla ce mariage, imposant ainsi une seconde fois sa volonté à la pauvre jeune femme ; et celle-ci, comme la première fois, courba le front devant cette autorité de fer qui lui était toujours apparue comme une force de la nature.

Maintenant, en face de ce père qui n’avait jamais été pour elle qu’un tyran, elle s’effrayait déjà de lui avoir laissé entrevoir un peu du secret douloureux de son cœur ; et elle allait s’en excuser dans toute la timidité de son âme fragile et douce… lorsque le sifflet d’un tube acoustique retentit.

— Voici mon secrétaire, dit Favraux à sa fille. C’est l’heure du courrier… laisse-nous, et va faire ta promenade… Va ! et tâche d’être un peu gaie ce matin au déjeuner.

— Au revoir, père.

— Au revoir !

Jacqueline se retira toute dolente, mais soumise et résignée.

Comme elle passait devant Vallières qui venait d’apparaître et s’effaçait respectueusement devant elle, le banquier lui lança :

— Mes amitiés au marquis !…

Une fois seul avec son secrétaire, il fit en baissant la voix :

— Et cette affaire du chemineau, vous en êtes-vous occupé ?

— Oui, monsieur.

— Ah ! eh bien ?

Vallières, d’un ton posé, expliqua :

— J’ai acquis la certitude que personne ne vous soupçonnait d’être l’auteur involontaire de ce regrettable accident.

— Je préfère cela.

— Quant à Kerjean, quelque temps après votre passage, il a été relevé par des paysans qui l’ont transporté dans une charrette à Mantes, à la clinique du docteur Gortais.

— Il n’a rien dit, au moins ?

— Non, monsieur, et il ne dira rien.

— Il est mort ?

— Cette nuit, il est entré dans le coma, sans avoir repris connaissance ; et tout à l’heure, quand j’ai quitté la clinique, il ne donnait plus signe de vie.

— Allons, tout va bien !

Et, désignant le volumineux courrier qu’un valet de pied apportait sur un plateau d’argent, Favraux s’écria :

— Maintenant occupons-nous de choses un peu plus intéressantes.

Tandis que le domestique se retirait, le banquier, s’emparant d’un coupe-papier, commençait à dépouiller sa correspondance lorsque son attention fut attirée par une grande envelope jaune sur laquelle une adresse était tracée d’une écriture bizarre, aux caractères gothiques et tourmentés :

Au banquier Favraux
château des Sablons, près Mantes
(Seine-et-Oise)

Urgente Personnelle

Le père de Jacqueline, quelque peu intrigué, décacheta aussitôt l’enveloppe et lut à haute voix :

Non content de ruiner et de déshonorer les gens, il faut encore que vous les assassiniez. Je vous donne l’ordre, pour expier vos crimes, de verser la moitié de votre fortune à l’Assistance publique. Vous avez jusqu’à demain soir, dix heures, pour vous exécuter.

Le mystérieux message était signé d’un seul nom tracé en grosses lettres rouges et suivi d’un point d’exclamation qui ressemblait à une larme de sang :

JUDEX !

— Judex ! Judex !… répéta Favraux tout surpris…

— C’est un mot latin qui signifie « Justicier », traduisit le secrétaire.

— Oui, oui, je sais.

Et le banquier, d’un air qu’il voulait rendre méprisant, grommela entre ses dents :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?