« L’affaire Lerouge » est un roman d’Emile Gaboriau, écrit en 1864 et publié en 1866. On considère souvent qu’il s’agit du premier roman policier. L’Affaire Lerouge s’inspire d’un fait divers réel auquel Gaboriau avait été confronté en tant que journaliste, celui d’une veuve assassinée chez elle dans des circonstances mystérieuses.
Le premier true crime ?
Le débat a déjà fait couler assez d’encre : « L’affaire Lerouge » est-elle le premier roman policier ? Probablement pas. En Angleterre, on a la parution du Notting Hill mystery, sorti en 1863 et probablement écrit par Charles Warren Adams, que de nombreux anglais considèrent être le premier roman policier ou detective novel. Et puis on a évidemment Edgar Allan Poe avec par exemple le Double assassinat dans la rue Morgue dés 1841.
Alors, s’il n’est pas évident que "L’affaire Lerouge" ait été le premier roman policier, c’est sûrement un des premiers, et surtout "l’un des premiers "true crime". Pour le compte du journal « Le pays », Gaboriau fit un reportage sur le meurtre de la veuve Célestine Lerouge, dans le quartier de la porte d’Italie. Il eut l’occasion de parfaire sa connaissance de la justice criminelle et des rouages judiciaires. Les cinquante premières pages font d’ailleurs un bon travail de description de la scène du crime, des hypothèses, et présente des méthodes de déduction qui influencèrent probablement Conan Doyle. En cela, Gaboriau est remarquable et peut être considéré comme un véritable pionnier.
Un roman bourgeois policier ?
On découvre par la suite que « L’affaire Lerouge » n’est pas encore un "vrai" roman policier. Les deux cents pages qui suivent vont nous plonger, au travers de longues digressions, et de multiples retours en arrière, dans un style de roman qui évoque au moins autant Balzac (lequel peut être aussi considéré comme un précurseur du roman policier avec Une ténébreuse affaire). En réalité, nous sommes à mi-chemin entre le roman policier et le roman balzacien : les personnages ont tous des liens entre eux, prolétaires, juges d’instruction, enquêteurs, protagonistes du drame ; ces liens sont souvent fortuits, et pas forcément crédibles après quatre vingts ans de littérature policière. Si Gaboriau nous indique un coupable tout désigné au début du roman, le lecteur contemporain comprend vite que ce n’est pas lui, mais que c’est l’autre... L’autre, au passage poussé vers le crime par les dettes contractées pour les beaux yeux d’une femme, qui de plus ne l’aime pas. Enfin, les thèmes de « L’affaire Lerouge » sont assez récurrents, trahissant les obsessions de Gaboriau, et présentent de nombreuses similitudes avec "Monsieur Lecoq" surtout et L’argent des autres dans une moindre mesure : aristocrates ruinés et hautains, grands bourgeois riches, cyniques, et avides de reconnaissance par la noblesse, mésalliances, entremetteurs du bas peuple, crimes perpétrés par les nobles qui s’aventurent dans des quartiers mal famés, histoires d’amour contrariées, femmes entretenues cyniques, veuves assassinées dans leur auberge ou leur maison, secrets terribles qui ne doivent pas être révélés... Gaboriau, c’est aussi la fin d’une époque, la désintégration de la noblesse dans la grande bourgeoisie, et les difficultés pour la classe moyenne émergente de tirer son épingle du jeu dans un monde nouveau, obsédé par le statut, l’argent et le pouvoir.
Un roman judiciaire
« L’affaire Lerouge » est probablement plus proche du roman judiciaire ; et c’est à notre avis une approximation de le qualifier de roman policier. D’abord, il est fort possible que Gaboriau n’ait pas reconnu lui-même l’emploi de roman policier. La plus grande partie du livre décortique à merveille les rouages de la machine judiciaire, et laisse finalement la part peu belle aux policiers, puis montre aussi la hiérarchie sociale qui unit le juge d’instruction et les policiers, lesquels seraient, sans l’enquêteur à la retraite Tabaret, de peu d’utilité. Mais surtout, dans le projet de Gaboriau, lui-même critique social, il y a la volonté d’une nouvelle justice sociale par un meilleur fonctionnement de la justice. Gaboriau a bien le sentiment qu’il vit dans une société profondément injuste. Certains des passages de « L’affaire Lerouge » sont écrits à partir des humiliations que lui-même a du subir de la part de ceux qui considéraient qu’il n’était pas de leur monde. Face à cela, il nous dépeint un système judiciaire, imparfait certes, d’où son innovation majeure, l’apport de Tabaret, aux méthodes « Holmesiennes » avant la lettre, et dont s’inspirera Conan Doyle, puis de Lecoq, mais un système qui offre un espoir d’amélioration sociale.
Confronté à l’impossibilité d’ascension sociale, Gaboriau voit dans le système judiciaire le garant possible d’une égalité face au crime,à défaut d’une égalité économique. C’est un évolutionniste. Et le discours de Tabaret, c’est bien celui de ce qu’il aurait voulu être, le discours de ce à quoi il rêva lors de son expérience du crime de la veuve Lerouge : « Si bien que peu à peu je me suis senti attiré vers cette puissance mystérieuse qui, du fond de la rue de Jérusalem, surveille et garde la société, pénètre partout, soulève les voiles les plus épais, étudie l’envers de toutes les trames, devine ce qu’on ne lui avoue pas, sait au juste la valeur des hommes, le prix des consciences, et entasse dans ses cartons verts les plus redoutables comme les plus honteux secrets. »
© 2012- Les Editions de Londres