Chapitre 2.

Les deux dernières dépositions recueillies par le juge d’instruction pouvaient enfin donner quelque espérance. Au milieu des ténèbres, la plus humble veilleuse brille comme un phare.

— Je vais descendre à Bougival, si M. le juge le trouve bon, proposa Gévrol.

— Peut-être ferez-vous bien d’attendre un peu, répondit M. Daburon. Cet homme a été vu le dimanche matin. Informons-nous de la conduite de la veuve Lerouge pendant cette journée.

Trois voisines furent appelées. Elles s’accordèrent à dire que la veuve Lerouge avait gardé le lit tout le jour le dimanche gras. À une de ces femmes qui s’était informée de son mal, elle avait répondu. « Ah ! J’ai eu cette nuit un accident terrible. » On n’avait pas alors attaché d’importance à ce propos. 

— L’homme aux boucles d’oreilles devient de plus en plus important, dit le juge quand les femmes se furent retirées. Le retrouver est indispensable. Cela vous regarde, M. Gévrol.

— Avant huit jours je l’aurai, répondit le chef de la sûreté, quand je devrais moi-même fouiller tous les bateaux de la Seine, de sa source à son embouchure. Je sais le nom du patron : Gervais ; le bureau de la navigation me donnera bien quelque renseignement.

Il fut interrompu par Lecoq, qui arrivait tout essoufflé.

— Voici le père Tabaret, dit-il, je l’ai rencontré comme il sortait. Quel homme ! Il n’a pas voulu attendre le départ du train. Il a donné je ne sais combien à un cocher, et nous sommes venus ici en cinquante minutes. Enfoncé le chemin de fer !

Presque aussitôt parut sur le seuil un homme dont l’aspect, il faut bien l’avouer, ne répondait en rien à l’idée qu’on se pouvait faire d’un agent de police pour la gloire.

Il avait bien une soixantaine d’années et ne semblait pas les porter très lestement. Petit, maigre et un peu voûté, il s’appuyait sur un gros jonc à pomme d’ivoire sculptée.

Sa figure ronde avait cette expression d’étonnement perpétuel mêlé d’inquiétude qui a fait la fortune de deux comiques du Palais-Royal.

Scrupuleusement rasé, il avait le menton très court, de grosses lèvres bonasses, et son nez désagréablement retroussé comme le pavillon de certains instruments de M. Sax. Ses yeux, d’un gris terne, petits, bordés d’écarlate, ne disaient absolument rien, mais ils fatiguaient par une insupportable mobilité. De rares cheveux plats ombrageaient son front, fuyant comme celui d’un lévrier, et dissimulaient mal de longues oreilles, larges, béantes, très éloignées du crâne.

Il était très confortablement vêtu, propre comme un sou neuf, étalant du linge d’une blancheur éblouissante et portant des gants de soie et des guêtres. Une longue chaîne d’or très massive, d’un goût déplorable, faisait trois fois le tour de son cou et retombait en cascades dans la poche de son gilet.

Le père Tabaret dit Tirauclair salua, dès la porte, jusqu’à terre, arrondissant en arc sa vieille échine. C’est de la voix la plus humble qu’il demanda :

— M. le juge d’instruction a daigné me faire demander ?

— Oui ! répondit M. Daburon. Et tout bas il se disait : si celui-là est un habile homme, en tout cas il n’y paraît guère à sa mine.

— Me voici, continua le bonhomme, tout à la disposition de la justice.

— Il s’agit de voir, reprit le juge, si, plus heureux que nous, vous parviendrez à saisir quelque indice qui puisse nous mettre sur la trace de l’assassin. On va vous expliquer l’affaire.

— Oh ! J’en sais assez, interrompit le père Tabaret. Lecoq m’a dit la chose en gros, le long de la route, juste ce qui m’est nécessaire.

— Cependant, commença le commissaire de police.

— Que M. le juge se fie à moi. J’aime à procéder sans renseignements, afin d’être plus maître de mes impressions. Quand on connaît l’opinion d’autrui, malgré soi on se laisse influencer, de sorte que… je vais toujours commencer mes recherches avec Lecoq.

À mesure que le bonhomme parlait, son petit œil gris s’allumait et brillait comme une escarboucle. Sa physionomie reflétait une jubilation intérieure, et ses rides semblaient rire. Sa taille s’était redressée, et c’est d’un pas presque leste qu’il s’élança dans la seconde chambre.

Il y resta une demi-heure environ, puis il sortit en courant. Il y revint, ressortit encore, reparut de nouveau et s’éloigna presque aussitôt. Le juge ne pouvait s’empêcher de remarquer en lui cette sollicitude inquiète et remuante du chien qui quête. Son nez en trompette lui-même remuait, comme pour aspirer quelque émanation subtile de l’assassin. Tout en allant et venant, il parlait haut et gesticulait, il s’apostrophait, se disait des injures, poussait de petits cris de triomphe ou s’encourageait. Il ne laissait pas une seconde de paix à Lecoq. Il lui fallait ceci ou cela, ou telle autre chose. Il demandait du papier et un crayon, puis il voulait une bêche. Il criait pour avoir tout de suite du plâtre, de l’eau et une bouteille d’huile.

Après plus d’une heure, le juge d’instruction, qui commençait à s’impatienter, s’informa de ce que devenait son volontaire.

— Il est sur la route, répondit le brigadier, couché à plat ventre dans la boue, et il gâche du plâtre dans une assiette. Il dit qu’il a presque fini et qu’il va revenir.

Il revint en effet presque aussitôt, joyeux, triomphant, rajeuni de vingt ans. Lecoq le suivait, portant avec mille précautions un grand panier.

— Je tiens la chose, dit-il au juge d’instruction, complètement. C’est tiré au clair maintenant et simple comme bonjour. Lecoq, mets le panier sur la table, mon garçon.

FIN DE L’EXTRAIT

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